Festival de Cannes, jour 3: par quatre chemins, le réel en beauté

Jeunesse de Wang Bing: dans l’atelier de confection où ils sont surexploités, les jeunes gens venus de la campagne inventent aussi des moments à eux.

Signés Wang Bing, Steve McQueen ou Wim Wenders, quatre documentaires auront offert à ce début de festival certains de ses plus beaux moments.

Sans que ce soit une complète innovation, et peut-être aussi parce que les deux rivales de la quinzaine cannoise viennent d’attribuer leur récompense suprême à un documentaire (Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras, Lion d’or à la Mostra de Venise 2022; Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, Ours d’or à la Berlinale 2023), les films qu’on range dans cette catégorie sont singulièrement bien représentés cette année sur la Croisette.

Parmi eux, on s’étonne et on se réjouit de trouver en sélection officielle pas moins de deux films du réalisateur chinois Wang Bing, dont l’un en compétition pour la Palme d’or, malgré ses 3 heures 30. Mais le second, Man in Black, plus court et en Séance spéciale, est tout aussi admirable, bien que complètement différent.

Chacun des deux films enrichit une des deux veines principales de l’œuvre désormais considérable de l’auteur d’À l’ouest des rails (2002). L’une concerne la description, au plus près de la vie quotidienne des plus démunis, des effets de la politique économique chinoise actuelle, et l’autre le rappel des horreurs de l’oppression des années 1950-1980, mémoire que le pouvoir actuel tient toujours à garder dans l’ombre.

Parmi les autres documentaires présentés à Cannes, il convient également de célébrer sans attendre deux magnifiques propositions, elles aussi complètement différentes, Occupied City de Steve McQueen et Anselm de Wim Wenders.

«Jeunesse (Le Printemps)», de Wang Bing

Jeunesse (Le Printemps) reprend et déploie considérablement l’approche d’un des précédents films de son auteur, le déjà très remarquable Argent amer. Wang Bing s’est régulièrement installé, durant quatre ans (2016-2019) aux côtés de jeunes ouvriers et ouvrières qui triment entre douze et quatorze heures par jour dans des ateliers de confection.

Venus de la campagne, ils sont logés en dortoirs dans le même bâtiment que leur lieu de travail, en l’occurrence dans la ville de Huzhou (est de la Chine), dans la région de Shanghai. Vivant littéralement les uns sur les autres, la situation crée une proximité, voire une promiscuité propice à de multiples formes de séductions, conflits, jeux, solidarités, affrontements.

Ils et elles ont entre 16 et 30 ans, viennent souvent des mêmes villages, trimballent souvent des histoires compliquées d’obligations familiales, de perspectives plus ou moins voulues de mariage, d’enfant laissé au pays. Deux appareils déterminent leur existence: la machine à coudre pour le travail, le téléphone portable pour tout le reste.

Dans ces vies plus que précaires, il s’agit sans cesse de négocier: les tarifs horaires et le nombre de pièces à produire avec le patron, les manières de se comporter au travail ou dans les espaces communs avec les collègues, les relations amoureuses, de la drague de collégiens aux projets de mariage.

Négociations, caresses, coups, farces, et interminablement, labeur, labeur, labeur, dans le bruit doublement assourdissant des machines et de la radio à fond débitant des chansons sentimentales: le parti pris de suivre inlassablement les mêmes personnes, des situations apparemment similaires, un quotidien où rien de spectaculaire n’adviendra, construit peu à peu cette intelligence fine, sensible à tous les sens du mot, d’un immense théâtre du réel, aux ramifications innombrables.

Affichant d’emblée sa présence, Wang Bing capte ainsi un vaste éventail de rapports au monde, qui sait, du même élan, rendre compte de conditions de vie et de travail extrêmes (celles-là mêmes qui contribuent à l’aisance de nos sociétés) de millions de personnes et des rapports à l’existence autrement nuancés que ce qu’un regard simplificateur et bien-pensant suggérerait.

Oui, ces jeunes gens sont exploités, par des patrons qui eux-mêmes ne roulent pas sur l’or. Mais ils sont aussi habités par une énergie, par un pari sur la possibilité de transformer leur vie et celle de leurs proches, que misérabilisme et exotisme rendraient incompréhensibles. Et c’est cette épaisseur-là, que seule la durée permet de percevoir, qui fait l’exceptionnelle puissance du film.

«Man in Black», de Wang Bing

Il est rare qu’un cinéaste soit deux fois présent durant la même édition du Festival de Cannes. Mais il est encore plus exceptionnel que chacun des films occupe ainsi une place à la fois différente, par ses thèmes et ses choix de réalisation, et complémentaire.

Formellement et thématiquement différent de Jeunesse (Le Printemps), Man in Black déploie en à peine une heure une proposition d’une radicalité et d’une émotion foudroyantes.

L’immense artiste chinois, homme de son temps, Wang Xilin, revient sur son parcours. | Asian Shadows

Il est seul. Il est entièrement nu. Il est vieux. Dans un théâtre désert, l’homme circule lentement dans la pénombre. Comme un animal à la fois curieux et affectueux, la caméra l’accompagne. Parfois, on dirait qu’elle le caresse. De grands mouvements doux enveloppent ce corps marqué par l’âge, et par des signes qui pourraient être des traces de torture. Une musique puissante occupe l’espace sonore.

Puis il chante, en chinois, la chanson qui donne son titre au film, «L’Homme en noir». Il mime le travail forcé et la souffrance, avant de s’asseoir devant un grand piano. Il joue doucement, et puis pas du tout doucement. Il s’appelle Wang Xilin. Il est le plus grand compositeur de musique contemporaine chinoise.

Toujours «dans le plus simple appareil» comme on dit, et jamais cette expression n’aura été plus appropriée, il raconte son histoire. Une histoire d’engagements et de combats, de souffrance et de courage, de tragédies innombrables, qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle. En Chine, mais pas seulement. Une histoire politique, une histoire humaine, qui n’aura cessé d’être aussi, pour lui, une histoire musicale. Silences compris.

Dans sa brièveté, Man in Black est une œuvre immense, portée par un homme impressionnant de lucidité et d’exigence, grâce à ce singulier dispositif conçu par Wang Bing. Et aussi grâce aux images écrites à la main par la grande directrice de la photo Caroline Champetier, qui atteint ici un nouveau sommet de sa longue et féconde carrière.

Avec la quinzaine de jeunes gens de Jeunesse comme avec l’homme seul de Man in Black, ce sont deux modalités différentes, aussi impressionnantes l’une que l’autre, des puissances d’incarnation du cinéma qui sont activées, incarnation de l’histoire, incarnation du présent.

«Occupied City», de Steve McQueen

Le cinéaste, révélé par Cannes il y a maintenant quinze ans grâce à l’admirable Hunger, était déjà alors un artiste en vue dans le monde des galeries et des installations. Et il y a des traces de cette proximité dans le parti pris d’Occupied City, film qui relève clairement d’un dispositif. 262 minutes durant, celui-ci consiste en la mise en résonance de deux propositions, l’une sur la bande-son, l’autre à l’image.

À l’image, les enfants jouent dans un parc d’Amsterdam. Sur la bande-son… | A24

Sur la bande-son, une voix féminine énonce des centaines de faits précis concernant la présence des nazis à Amsterdam, entre 1940 et 1945. Crimes antisémites, actes de résistance, pratiques des diverses autorités allemandes et néerlandaises, incidents ou tragédies sont l’un après l’autre précisément décrits, en donnant le nom de la rue, le numéro de l’immeuble, chaque fois que possible l’emplacement de l’appartement où ces faits se sont produits. (…)

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«H6», un hôpital à cœur ouvert

Dans la salle d’attente, un père chante et danse pour sa fille aux deux jambes brisées.

Le documentaire de la réalisatrice Ye Ye accompagne quelques patients d’un immense hôpital et en fait une impressionnante saga, émouvante et romanesque.

«Copyright Van Gogh»: parmi les 10.000 mains qui imitent, une étincelle

Les peintres en série de Dafen, endormis sous leur production du jour.

Un documentaire pour découvrir d’abord le vertige des millions de copies de tableaux de maître produits à la chaîne par des forçats de l’art marchandise, et s’aventurer jusqu’aux retrouvailles d’un homme et de son désir.

Le documentaire de Haibo Yu et Tianqi Kiki Yu racontent deux histoires. Deux histoires liées l’une à l’autre, mais dont l’articulation est peut-être l’enjeu le plus passionnant, même si chaque histoire est en elle-même très intéressante.

La première partie du film est consacrée à un quartier de la mégapole de Shenzhen, dans l’extrême sud de la Chine, Dafen. Là, jour et nuit, des milliers de personnes s’activent à peindre à la main des copies des tableaux les plus célèbres de l’histoire de l’art occidental –tout particulièrement des Van Gogh.

Il ne s’agit pas de faux, aucun risque de les prendre pour des vrais, et personne n’essaie de les vendre comme tels, il ne s’agit pas non plus de reproductions, chaque exemplaire a bien été peint à la main, dans une logique d’atelier qui est à certains égards celle au sein de laquelle sont nées nombre des œuvres majeures hébergées au Louvre, au Prado, aux Office ou au Metropolitan de New York.

Dans ces sweatshops misérables et surpeuplés, des centaines et des centaines de Tournesols et de Nuit étoilée sont ainsi produites et envoyées par containers dans le monde entier.

Réaliste et burlesque

Les réalisateurs –le père et la fille– documentent cet artisanat de masse, marqué par la dureté des conditions de travail, le plus souvent en famille, la pression pour fournir les quantités astronomiques réclamées par les commanditaires.

Il témoigne simultanément d’un véritable savoir-faire dans le maniement des couleurs et l’organisation de la toile, et d’une forme d’exigence dans la ressemblance avec le modèle: elle règle la concurrence entre ces PME de la barbouille.

Ce témoignage comporte aussi ce qu’il faut bien reconnaître comme une dimension comique, plus exactement burlesque, cette production à la chaîne d’objets renvoyant à ce qui est perçu comme l’absolu de l’œuvre singulière et signée, Van Gogh incarnant à l’extrême cette idée, ou cette mythologie de l’artiste solitaire créant ses tableaux dans la solitude de son génie.

Mais le film ne décrit pas seulement ce phénomène à la fois impressionnant et suggérant bien des questions, notamment sur l’appétence partout dans le monde pour ces artefacts hybrides. S’ils sont ainsi achetés, c’est qu’ils sont dépositaires d’une valeur, d’un prestige, la fameuse aura que Walter Benjamin croyait réservée au seul original aux yeux de qui les acquiert.

Depuis au moins Marcel Duchamp, puis Andy Warhol, ces enjeux travaillent le monde de l’art et ses théories dans le monde entier, jusqu’aux travaux (concrets en même temps que théoriques) du pionnier contemporain Adam Lowe au sein de Factum Arte.

Ce que ça fait de faire

Le film s’intéresse également à une dimension plus spécifique de ce vaste processus: ce que cela fait, à ceux qui le pratiquent, de peindre à la chaîne des Van Gogh à longueur d’année.

Il se concentre sur un nommé Zhao Xiaoyong, qui dirige les membres de sa famille et quelques employés dans un atelier-ruche constamment occupé à dupliquer L’Homme à l’oreille coupée et autres toiles du pauvre Vincent.

Ça l’émeut, à force, monsieur Zhao, d’essayer de comprendre comment ces tableaux sont conçus. (…)

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«White Building» et «The Cloud in Her Room», jeunesses au-delà des ruines du souvenir

Muzi (Jin Jing), visiteuse en réalité et en rêve du bâtiment où elle a grandi.

Le film du Cambodgien Kavich Neang et celui de la Chinoise Zheng Lu Xinyuan offrent deux très belles réponses à la relation au passé et à l’inquiétude du présent, matérialisées par des lieux en mutation brutale.

Ce sont, l’un et l’autre, deux films passionnants. Ce qui les rapproche est aussi fascinant que ce qui les distingue. Ils viennent tous deux d’Asie –l’un du Cambodge, l’autre de Chine– et s’ils sortent ensemble ce 22 décembre, c’est surtout parce qu’il s’agit d’une «mauvaise date», réservée principalement aux petits films, notamment d’origines lointaines, qui n’ont pas pu être distribués à un moment plus propice. Dans leur cas, c’est singulièrement injuste.

L’un et l’autre sont centrés sur un bâtiment, bâtiment dont on verra la destruction à la fin de la projection. Ces destructions étrangement similaires sont accomplies par les énormes bulldozers armés de mâchoires et de piques d’acier qui semblent constituer la forme contemporaine la plus littérale des dragons massacreurs de toutes les légendes du monde.

Dans l’un et l’autre cas, l’immeuble est le territoire réel et la métaphore d’une histoire, d’un passé, collectif en ce qui concerne le film de Kavich Neang, personnel pour Zheng Lu Xinyuan.

Mais si White Building et The Cloud in Her Room sont des premiers longs métrages, témoins, parmi d’autres, de la vitalité cinématographique asiatique, et s’ils ont aussi en commun d’être interprétés par de jeunes acteurs non professionnels (ou pas encore), ils relèvent de partis pris stylistiques très différents.

Certes, on trouve chez le jeune Cambodgien comme chez la jeune Chinoise un art de la composition entre documentaire et fiction. Mais pas du tout dans les mêmes proportions, ni selon la même approche.

«White Building» de Kavich Neang

Dès le plan d’ouverture, long survol de l’immeuble de Phnom Penh qui donne son titre au film, le lieu s’impose comme personnage central du récit. Puisqu’il s’agit bien en effet d’un récit, l’histoire de Sanmang et de ses deux copains âgés comme lui de 20 ans, en quête d’un avenir dans un univers qui bouge vite, et sans eux.

Sanmang et ses parents habitent le White Building, qui fut dans les années 1960 une construction moderne, destinée aux cadres de l’administration culturelle à l’époque de Norodom Sihanouk. L’immeuble a vieilli, les parents (dont le père de Sanmang, atteint d’une maladie qu’il refuse de soigner) aussi. Le quartier est devenu mal famé, aux alentours se développent les projets de centres commerciaux et d’hôtels de luxe.

Décrépi et mal entretenu, cible des promoteurs, le White Building est un personnage central du film autant que son décor. | Les Films du Losange

Les trois jeunes gens ont formé un groupe de danse qui mêle tradition locale et hip-hop, et dès la séquence où ils répètent ensemble, sans musique, s’impose la grâce aérienne et rigoureuse d’un cinéaste qui sait voir la poésie dans le quotidien, et la richesse documentaire dans les péripéties de la fiction.

Tandis que se déploient ainsi les tribulations du trio, et les évolutions au sein de la famille alors que les habitants du White Building tentent de s’organiser pour résister à leur éviction programmée, Kavich Neang réussit un rare et heureux prodige de cinéma. Celui qui advient quand le scénario et le jeu des acteurs deviennent les délicats capteurs d’une multitude d’éléments de réalité sensibles, humoristiques, pathétiques, sensuels, rêveurs.

Sanmang (Chhun Piseth), singulier au sein du collectif des habitants. | Les Films du Losange

On songe aux premiers films de Pasolini, ou à certains films de Jia Zhangke (qu’on ne s’étonne pas de retrouver au générique), tandis que, de tentatives de drague à moto en concours de danse, et d’assemblée houleuse de locataires en rencontre avec les marginaux qui peuplent aussi le bâtiment, le film semble suivre un chemin décousu, mais en fait très solide et très expressif.

La gangrène de l’immeuble et celle qui détruit le corps du père également privé de son rôle de responsable de la communauté des habitants, ainsi que la dissolution des liens d’amitié entre trois jeunes gens sommés d’un devenir adulte selon des voies qu’ils n’ont pas choisies, sont les trois fils narratifs que tisse le scénario.

Mais au-delà de cette efficace construction, c’est surtout la finesse de l’attention aux détails, aux instants, aux petits gestes, aux atmosphères, aux lumières et aux sonorités, aux saveurs devinées, qui nourrit une émotion à la fois intense et complexe, où ne cessent de se recomposer les registres, du plus léger au plus grave.

«The Cloud in Her Room» de Zheng Lu Xinyuan

Le magnifique noir et blanc très contrasté du film semble le situer très loin du précédent film, du côté d’une recherche plastique à laquelle fera écho la construction en aplats narratifs, scènes à peine reliées entre elles même si elles concernent toutes Mizu, la jeune fille autour de laquelle The Cloud in Her Room se développe.

Et les séquences sans doute oniriques, parfois en négatif, participent du sentiment de voyager constamment entre réalité et imaginaire, présent et souvenirs, fantasmes et expériences.

Mais le film ne cesse de déjouer ces oppositions simplistes, pour s’ouvrir à une circulation où les affects comptent davantage que les repères factuels. (…)

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Dans les lumières vibrantes de «Balloon», la voie et la voix de Pema Tseden

À l’occasion de la sortie de son nouveau film, magnifiquement porté par le sens du sacré et du quotidien, rencontre avec le grand cinéaste tibétain.

Le septième film de Pema Tseden, et le troisième à être distribué en France après Tharlo et Jinpa, confirme avec éclat que son auteur n’est pas seulement un très bon réalisateur tibétain représentatif de la culture de son peuple, mais un des grands artistes du cinéma contemporain.

L’humour, la tendresse, la cruauté et la beauté se sont penchées comme autant de fées puissantes mais ambiguës sur ce récit aussi tonique que complexe.

Il y a le berger très préoccupé des marques de sa virilité et les gamins qui ont des idées pour s’amuser avec des préservatifs. Il y a l’épouse imprégnée de respect pour les valeurs traditionnelles et sa sœur blessée par un amour déçu, qui va peut-être devenir nonne. Mais personne n’est réductible à une seule fonction ni à un seul trait de caractère. Pas plus le grand-père que les enfants.

Il y a un amoureux transi, des malentendus et des trahisons comme dans une pièce de Marivaux, le conflit entre le contrôle des naissances imposé par la loi et les croyances religieuses bouddhistes concernant la réincarnation, et des affrontements au grand air entre hommes rudes comme dans un western.

Il y a un livre qui brûle et un adolescent qui essaie de trouver son chemin, l’immensité bouleversante des paysages tibétains et les lois de la République populaire de Chine. Le sens du sacré et le sens du quotidien. Avec un sens impressionnant de la composition, le cinéaste tisse ainsi les multiples fils de son récit, et leurs multiples colorations.

Il y a les images qui semblent palpiter d’une vie intense, souvent douloureuse, parfois d’une folle sensualité –particulièrement les intérieurs des maisons traditionnelles. Une romance très émouvante et des moments proches du fantastique inscrits très naturellement dans un réalisme âpre et puissant.

Il y a la compassion et l’ironie dans la manière qu’a Pema Tseden de filmer le machisme de ses compatriotes, la brutalité des humains et de la nature, mais aussi la diversité des manières de percevoir le monde, et plusieurs idées respectables sur comment mener son existence.

Il y a dix figures attachantes et deux personnages féminins d’une présence intense: Drolkar, paysanne, épouse du berger Dargye et déjà mère de trois fils, et Drolma sa sœur, l’amoureuse déçue en route pour le monastère.

Il y a, partout et sous de multiples formes, de la liberté et de la contrainte, de la générosité et de l’obstination butée, des pulsions de vie, des formes de soumission et des échappées de rêve.

Fable inscrite dans une réalité très située, Balloon est incroyablement accessible à quiconque, où qu’il vive et quel que soit son mode de vie. Cela méritait d’aller en parler avec son auteur.

Entretien avec Pema Tseden

L’ écrivain, scénariste et réalisateur tibétain Pema Tseden lors du Festival international du film de La Rochelle en 2012. | Jean-Pierre Bazard via Wikimedia Commons

Comme vos deux films précédents, Tharlo et Jinpa, Balloon est tiré d’une nouvelle que vous avez écrite. Pouvez-vous expliquer d’où vient cette histoire?

L’inspiration pour cette histoire est venue il y a de nombreuses années. À l’époque, au début des années 2000, j’étudiais à l’Académie du cinéma de Pékin. Un soir d’automne, je marchais dans le quartier et j’ai vu par hasard un ballon rouge qui volait dans le vent. Il m’a semblé que c’était une très bonne image de film, alors j’ai commencé à imaginer d’autres plans qui pourraient s’y rattacher. Cette image a suscité une association d’idées avec la situation actuelle du Tibet, et elle m’a aussi évoqué une autre image liée au ballon, celle d’un préservatif. C’est ainsi que le prototype de cette histoire s’est peu à peu formé dans mon esprit.

Avez-vous toujours voulu en faire un film ou est-ce arrivé plus tard?

Au début, je voulais en faire un film, mais à cause d’obstacles liés d’une part à la censure, d’autre part au financement, je n’ai pas pu le réaliser. J’ai alors choisi d’en faire un texte littéraire, que j’ai publié. Bien plus tard, en 2018, j’ai pu réunir les conditions nécessaires pour mener ce projet à terme.

En quoi l’histoire racontée par le film est-elle différente de celle de la nouvelle?

La structure de base est la même, mais certains personnages ont été développés, principalement celui de la nonne. Dans le roman original, sa description n’est pas aussi détaillée, son histoire n’apparaissait que comme une intrigue secondaire, alors que dans le film ce qui lui arrive a gagné en importance et en intensité.

J’ai ajouté dans le scénario le personnage de son ancien amoureux, l’enseignant du collège, et le livre Ballon écrit par cet enseignant à partir de ce qu’ils ont vécu auparavant. Pour le film, j’ai aussi ajouté des moments non réalistes et des scènes de rêve, qui ne se trouvaient pas dans le texte publié.

Drolma (Yangshik Tso), la jeune sœur qui va entrer dans les ordres, affronte son aînée. | Capture d’écran de la bande-annonce

Le scénario de Balloon était-il très proche de ce que nous voyons à l’écran? Jusqu’où allez-vous dans la description des situations et l’écriture des dialogues au stade du scénario?

L’écriture d’un scénario nécessite la prise en compte de nombreux facteurs tels que la censure, le financement et la production, et c’est aussi le cas pour Balloon. Le scénario est pour l’essentiel conforme à ce que vous voyez à l’écran, mais il a été rédigé de manière à éviter certaines questions sensibles. (…)

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En Chine, la grande glaciation du cinéma

L’entrée du Musée du cinéma de Shanghai, sous bonne escorte

Un ensemble de mesures volontairement spectaculaires marque la volonté des dirigeants de contrôler de manière beaucoup plus rigoureuse le monde des films, sur fond d’affrontement de plus en plus tendu avec les États-Unis.

Depuis le début du mois d’avril, une nouvelle réglementation impose à toutes les salles de cinéma chinoises de projeter au moins deux fois par semaine des films à la gloire du Parti communiste chinois (PCC), dont le centenaire sera officiellement célébré le 1er juillet, comme l’a récemment indiqué le magazine des professionnels de Hollywood, Variety. Les salles appartenant au circuit «art et essai» doivent quant à elles projeter de tels films au moins cinq fois par semaine.

Au moment où l’exploitation en salle est repartie sur les chapeaux de roue, installant la Chine très loin devant les autres pays, à commencer par les États-Unis, grâce à la maîtrise –incomplète mais très significative– de la pandémie, cette mesure vient compléter une batterie de reprises en main par les autorités d’un secteur dont la popularité ne se dément pas.

Le cinéma en République populaire de Chine n’a jamais été libre, et même dans les périodes dites d’ouverture, la censure s’est exercée avec rigueur, interdisant des films, exigeant des coupes, obligeant certains titres à des sorties ultra-confidentielles, privant du droit de travailler les réalisateurs s’éloignant des règles en vigueur, règles pour la plupart non écrites.

C’est pourtant en naviguant à vue au milieu de ces obstacles que trois générations de réalisateurs sont parvenus à faire exister, parfois clandestinement, parfois seulement à l’étranger mais aussi parfois en Chine même, un considérable ensemble d’œuvres d’une immense liberté d’expression.

C’est aussi dans ce contexte que s’est développée, sur un modèle hollywoodien, une puissante industrie. Mais il est possible qu’on arrive à un tournant dans ce processus qui date du début des années 1980 pour l’invention artistique (la «cinquième génération») et du début des années 2000 pour l’essor économique de masse.

Changement de tutelle

Si la pleine liberté n’a jamais existé pour le cinéma en Chine, il ne fait aucun doute qu’un sévère tour de vis lui a été imposé en 2018, avec le remplacement du Bureau du cinéma, département d’une administration publique avec laquelle les réalisateurs avaient dans bon nombre de cas appris à négocier, et qui à sa façon se souciait des films, par la direction de la propagande du Parti communiste, beaucoup plus rigoriste, et indifférente aux singularités du secteur.

Ce contexte a vu le nombre de films interdits augmenter, y compris au détriment de productions qui n’avaient rien de marginal ou d’ouvertement transgressif. C’est qu’à la défiance envers toute déviation idéologique s’est ajoutée chez les dirigeants chinois la volonté de contrôler la puissance économique d’entrepreneurs nés sous l’égide du système, mais auxquels la réussite offrait des marges d’autonomie devenues intolérables.

                                                        La star Fan Bing-bing, accusée de fraude fiscale massive. | Zhu Jiahao / SIPA ASIA / SIPA

En outre, la visibilité de ces acteurs-là, connus du grand public, permettait de faire des exemples plus spectaculaires que dans d’autres secteurs. Aussi bien le gigantesque consortium Wanda, qui posséda un temps le plus grand circuit de salles du monde, que Fan Bing-bing, la star féminine la plus populaire, ont été condamnés pour des pratiques dont tout indique qu’elles étaient effectivement illégales, mais qui ont aussi été le moyen de leur faire payer d’avoir pu paraître empiéter sur la gloire du Parti et de son grand leader.

L’ennemi américain

Le 2 avril a été publiée une première liste des films. Non seulement les salles ont obligation de les programmer, mais elles doivent en outre faire en sorte que les séances soient pleines grâce au choix des meilleurs créneaux horaires, à des tarifs attractifs, à des partenariats avec les collectivités.

Une image du classique Combattre au Nord et au Sud où la glorieuse Armée populaire de libération balaie les troupes du Kuomintang. | Capture d’écran 老电影 Chinese Classic Vintage Movies via YouTube

Cette liste comprend aussi bien des films des tout débuts de la République populaire tels que Combattre au Nord et au Sud (1952) et le classique Détachement féminin rouge (1961) de Xie Jin, qui devait servir de base à l’«opéra révolutionnaire modèle» du même titre durant la Révolution culturelle, que des réalisations récentes, dont le blockbuster Le Sacrifice (2020), situé durant la guerre de Corée, et assez directement inspiré du Dunkerque de Christopher Nolan.

Cette directive s’inscrit dans le processus qui doit mener à la création d’une «atmosphère festive et chaleureuse» dans la perspective de la célébration du centenaire du parti au pouvoir et sa propre glorification par Xi Jinping, comme l’a expliqué au cours d’une conférence de presse le responsable du cinéma au bureau de la propagande, Wang Xiao-hui.

Bande-annonce du Sacrifice réalisé par Guan Hu, Frant Gwo et Lu Yang.

S’y est ajoutée la déclaration d’un porte-parole militaire mettant en valeur la réalisation de superproductions à la gloire de l’Armée populaire de libération, dont La Bataille du réservoir de Chosin (une victoire chinoise sur les Américains pendant la guerre de Corée), réalisée par Chen Kaige.

Le temps est loin où cette figure de proue de la «cinquième génération» incarnait un renouveau artistique et une liberté de ton transgressive, notamment avec son deuxième long-métrage, La Grande Parade (1986), consacré déjà à l’armée, mais bien différemment, et immédiatement censuré. (…)

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«Les Éternels», un immense geste d’amour et d’histoire contemporaine

Une héroïne dans un monde qui n’a que faire des héros, jouée par une actrice d’exception, Zhao Tao.

Lyrique et sans cesse surprenant, le nouveau film de Jia Zhang-ke emprunte les chemins du film de gangster et du drame sentimental pour raconter le bouleversement d’une civilisation.

Les Éternels commence comme un film de Scorsese ou de Kitano, dans un milieu de gangsters où règnent les règles d’une société très organisée, avec parrains, allégeances, code de l’honneur, rivalités, machisme, rituels, trahisons, sens des affaires, explosions de violence. Cet univers qu’on appelle ailleurs «mafia» ou «yakusa», qu’on appela longtemps en Chine «triades».

Dans ce monde d’hommes, Qiao, la compagne du chef de gang Bin (Liao Fan), occupe d’emblée une place singulière, ni au centre, position qui semble inaccessible pour une femme, ni en marge –elle est la femme du boss.

Avant même qu’elle commette un acte transgressif, coup de tonnerre vis à vis de la loi commune aussi bien que des valeurs des gangsters, elle est porteuse de possibles déplacements au sein d’un environnement profondément conservateur. Les Éternels est son histoire.

Que reste-t-il des rivières et des lacs?

Le titre original du film signifie Les Hommes et les femmes des rivières et des lacs. En Chine, le «monde des rivières et des lacs» a d’abord désigné l’univers des romans de chevalerie, avec des héros vivant en marge de la société, bandits d’honneurs qu’une injustice à forcé à rompre avec l’ordre social. Cette expression est à présent une manière de nommer la pègre.

Une pègre qui, comme partout ailleurs, surjoue les apparences d’une société plus morale en son sein même si en rupture d’ordre public, et se comporte essentiellement comme un ramassis de crapules violents, avides et malhonnêtes, y compris vis à vis des autres membres de leur clan.

Mais pas Qiao, véritable héroïne romanesque digne, elle, du mythique «monde des rivières et des lacs» à l’ancienne. Elle est habitée à l’extrême par une double fidélité, aux principes du code de l’honneur et à l’homme qu’elle aime –ou même, plus tard, qu’elle a aimé.

Un monde d’hommes, avec au centre Bin (Li Fan), le boss.

Ce sont ces vertus qui sont mises à l’épreuves par la longue traversée que conte le film, une traversé de deux décennies, de 2001 à aujourd’hui. D’un bout à l’autre de la Chine, Qiao y affronte épreuves, trahisons et déceptions.

Mais son voyage n’est pas seulement une aventure individuelle et fictionelle, c’est l’histoire réelle d’un pays, d’un continent, d’un empire en train de bouleverser son mode d’existence, la vie de son milliard et demi d’habitants, et l’équilibre du monde.

Un nouveau monde

Le film poursuit en effet l’immense proposition construite, également depuis vingt ans, par Jia Zhang-ke. À des titres divers, il est en effet possible de considérer que les dix longs métrages de fiction depuis son Xiao-wu artisan pickpocket en 1997 sont consacrés au même thème: l’entrée de la Chine dans le XXIe siècle.

C’est à dire sans doute l’événement planétaire le plus important depuis la découverte de l’Amérique, un basculement d’une ampleur telle qu’on est loin, très loin d’en avoir pris la mesure –surtout en Europe toujours persuadée d’être le centre du monde, alors que celui-ci n’est même plus en Occident.

Et c’est bien, à nouveau, l’enjeu de ce nouveau film. Mais il le fait avec un élan, une complexité, et aussi un geste d’amour envers le cinéma sans précédent dans son œuvre, qui confère à ce film une place exceptionnelle au sein de son parcours. Et, aussi, une place exceptionnelle dans le cinéma mondial: quel autre film, quel autre cinéaste prend aujourd’hui en charge rien moins que l’histoire au présent d’une civilisation?

Geste d’amour envers le cinéma? Agencés avec une impressionnante liberté, film de gangsters et comédie musicale, science fiction et documentaire, burlesque et mélodrame s’allient en efet pour accompagner, de 2001 à 2018, l’histoire de Qiao, et l’histoire de la Chine contemporaine. (…)

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Avanies historiques et beautés singulières de la Berlinale

À mi-parcours, le Festival de Berlin est d’ores et déjà marqué par une situation historique inédite. Mais il aura révélé, même à demi-enfouis dans une programmation toujours plus pléthorique, une poignée de films mémorables.

Malgré ses affiches aux couleurs électriques, la 69e édition de la Berlinale, qui se tient du 7 au 17 février, a souffert de plusieurs circonstances, prévisibles ou pas.

Il s’agit en effet de la fin d’un règne, celui de son patron Dieter Kosslick, qui a pour le meilleur (et aussi pour le moins bien) beaucoup développé la manifestation, affirmant sa place de numéro 2 mondiale –derrière Cannes, mais devant Venise ou Toronto.

Dieter Kosslick lors de la soirée d’ouverture de sa dernière Berlinale comme directeur | Berlinale

L’action du pétulant Kosslick aura été caractérisée par une extension dans d’innombrables directions –vers les enfants, la communauté LGBT+, les amis des animaux, les gourmets, etc.– de la programmation, sans oublier de vigoureux efforts côté marché du film, côté nouvelles technologies, côté star system…

Il reviendra à son successeur et à sa successeuse, le tandem inédit constitué par le programmateur cinéphile Carlo Chatrian, jusqu’à l’été dernier –excellent– directeur du Festival de Locarno, et la productrice Mariette Rissenbeek d’inventer la suite.

Il leur faudra si possible remédier à l’aspect illisible et surdimensionné qu’a pris la manifestation, non sans d’ailleurs obtenir un incontestables succès auprès des Berlinois et des Berlinoises: très peu cinéphiles tout le reste de l’année, elles se pressent en masse dans les salles en février pour découvrir des films, dont beaucoup d’œuvres audacieuses, loin des sentiers ordinairement battus par le grand public.

Chaque jour durant le Festival, le public berlinois patiente en longues files pour acheter les billets des projections | JMF

Les nouveaux responsables auront en outre à relever ce défi en arrivant privés des dirigeants historiques des deux grandes sections parallèles à la compétition officielle que sont le Panorama, Wieland Speck, et le Forum, Christoph Terhechte. Le premier est parti goûter une retraite bien méritée, le second envolé vers la direction du Festival de Marrakech.

En outre, la manifestation berlinoise devra modifier ses dates traditionnelles de début février, et surtout –grand sujet dans les milieux spécialisés– se placer sur le calendrier annuel des événements cinématographiques après les Oscars.

En repoussant pour 2020 l’ouverture au 20 février, elle compte bénéficier éventuellement de leurs retombées, au lieu d’être marginalisée comme c’est actuellement le cas sur un terrain où c’est Venise qui tire depuis quelques années tous les profits de la course ultra-médiatisée aux Academy Awards.

Le facteur chinois

À ces éléments prévisibles s’en est ajouté un autre, inattendu, avec l’exclusion en plein déroulement du Festival d’un des titres les plus en vue de la compétition, One Second du réalisateur chinois Zhang Yimou.

Sous prétexte de problèmes techniques, c’est bien un acte de censure de la part du gouvernement de Pékin qui a frappé le cinéaste pourtant proche du régime, lui qui fut entre autres le grand ordonnateur des cérémonies des Jeux olympiques.

Une image de One Second, le film de Zhang Yimou retiré à la dernière minute de la compétition officielle | Berlinale

Mais on sait combien l’actuelle brutale reprise en main par le président Xi Jinping de nombreux secteurs, notamment économiques et culturels, passe par des coups portés de manière spectaculaire à des personnalités singulièrement en vue. En outre, l’époque à laquelle est situé le film, la Révolution culturelle, demeure largement tabou.

Cette interdiction frappe à la dernière minute un lauréat historique de la Berlinale: l’ours d’or en 1988 pour son premier film, Le Sorgho rouge, a joué un rôle majeur dans l’apparition de la Chine sur la scène cinématographique internationale. De plus, elle bloque un film dont le scénario est un chant d’amour au cinéma, et qui avait obtenu l’autorisation officielle.

Très inhabituelle, cette mesure se place à l’intersection de deux enjeux majeurs pour la Berlinale. Le premier est son rapport, intense, voire à l’occasion exagéré, à la politique.

Cette dimension fait partie de l’ADN d’une manifestation explicitement née (en 1951) de la Guerre froide. Et dans les sélections pléthoriques, nombreux sont les titres dont la présence dans une grande manifestation de cinéma ne se justifie que par leur thème, plutôt que par les talents de mise en scène de leur auteur ou autrice.

Un beau dinosaure mongol

Le deuxième est la place importante qu’occupe, à Berlin comme sur les écrans de tous les grands festivals, le cinéma chinois. Vérification immédiate et éclatante avec le premier film vu aussitôt débarqué Potsdammer Platz, Öndög –mot qui, comme chacun sait, signifie «dinosaure» en langue mongole.

Öndög de Wang Quan’an: dans la steppe, la nuit, s’esquissent d’étranges rencontres. | Berlinale

Signé du réalisateur plusieurs fois primé à Berlin Wang Quan’an (dont un Ours d’or pour Le Mariage de Tuya), c’est… une merveille. Accompagnant un jeune flic obligé de garder toute une nuit, en pleine steppe, un cadavre et l’accorte gardienne de troupeau qui vient lui tenir compagnie, le film semble inventer les bonheurs de filmer comme au premier jour du cinéma, plan après plan.

Lumière, mouvement, passage du temps, richesse et organisation de l’espace, humour, sensualité, frissons: d’un scénario minimal, Wang fait une fresque intense, un bonheur de spectateur par des voies aussi inattendues qu’imparables.

Retrouvailles françaises

Un festival de cinéma, c’est ainsi, entre autres, une série de rendez-vous avec des cinéastes plus ou moins déjà célèbres ainsi que l’invitation à des découvertes.

Vingt-cinq films plus tard, côté découverte, on avouera n’avoir guère été gâté parmi les tentatives de cette année.

Outre les retrouvailles réussies avec des réalisateurs français (François Ozon, André Téchiné, Jean-Gabriel Périot –en attendant Agnès Varda) qu’il sera temps de raconter lorsque sortiront Grâce à Dieu (le 20 février), L’Adieu à la nuit (le 24 avril) et Nos Défaites (pas encore daté), il convient de mentionner les très belles propositions d’au moins quatre cinéastes inventifs, audacieux, singuliers.

Un poème, un constat, un rêve, une aventure

Avec Une rose ouverte, le cinéaste libanais Ghassan Salhab compose un poème, mi-déclaration d’amour à une femme morte il y a cent ans, mi-requiem pour une grande idée dissoute dans l’acide du temps.

Une rose ouverte de Ghassan Salhab

La femme s’appelait Rosa Luxembourg, penseuse et combattante, assassinée par la soldatesque le 15 janvier 1919 à Berlin, son corps jeté dans le Landwehrkanal. (…)

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«An Elephant Sitting Still», le désert de la tendresse

L’adolescent (Peng Yuchang) contraint à une fuite impossible

Dérivant avec ses personnages dans un paysage humain et affectif dévasté, le premier (et dernier) film de Hu Bo a été immédiatement salué comme une œuvre majeure.

An Elephant Sitting Still est, et n’est pas, ce qui s’en dit. L’unique long métrage réalisé par le jeune réalisateur chinois juste avant son suicide est une impressionnante errance dans le paysage dévasté, affectivement tout autant que physiquement et économiquement, de la Chine contemporaine.

Salué dès sa découverte au Forum de la Berlinale 2018 comme une œuvre hors norme, bien au-delà de sa durée (quatre heures) et du destin de son auteur, il réussit le tour de force de dépasser sans cesse ce qui le définit: un ample poème dépressif. Et à offrir un double dépassement, intérieur et extérieur.

Intérieur grâce à ce qui se joue concrètement dans son déroulement. Cela commence dans le brouillard, brume grisâtre qui baigne cette cité d’après l’effondrement de l’industrie, ses immeubles taudis et ses décharges à ciel ouvert.

Brouillard narratif surtout, qui fait circuler à tâtons entre une scène de vaudeville fatal et glacé, un affrontement brutal entre lycéens, la violence des relations entre un homme âgé et ses enfants qui veulent le mettre à l’hospice…

Un conte noir, poétique et fantastique

Il semble d’abord qu’il s’agisse de notes prises à vif face aux multiples aspects d’une situation humaine –et environnementale– calamiteuse. Mais peu à peu, au sein de ce magma triste, des personnages prennent consistance, des fragments de récit se relient, des éléments narratifs ou sensoriels deviennent les temps fort d’une rythmique complexe, touchante.

Un adolescent obligé de fuir, traqué par des voyous, une jeune femme en rupture de couple, un vieil homme d’abord à la recherche de son chien puis flanqué d’une petite fille, un chef de gang las d’un rôle qui ne l’intéresse plus suivent des trajectoires qui se croisent, se répondent, dessinent une géographie plus complète, plus stable.

Une chronique zébrée de violence

Le voyage vers une ville voisine, pour y visiter le pachyderme immobile dont parle une anecdote répétée jusqu’à devenir une incantation ouverte à toutes les interprétations, devient une sorte de clé magique. La chronique zébrée de violence se fait conte, bifurque vers le polar, se teinte de fantastique.

«Le cinéma se fait», comme disait Jean Eustache. De ces éléments disparates, arides et sombres, le travail des plans, des cadres, des durées, des lumières et des ombres fabrique peu à peu de la présence, de l’attachement, de l’inquiétude, de l’humour, de la beauté…

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«Derniers Jours à Shibati», exemplaire de la résistance du documentaire à l’ère de la post-vérité

Consacré à la destruction d’un vieux quartier d’une mégapole chinoise, le film de Hendrick Dusollier est un excellent témoin des puissances, mais aussi des exigences du genre.

«Qui es-tu, toi ? Pourquoi tu nous filmes? Va-t-en!» Quel plaisir! Quel bonheur d’avoir d’emblée affaire à un film où la présence de la caméra au milieu des gens, dans leur vie de tous les jours, n’est pas dissimulée par des artifices.

Le réalisateur qui se fait ainsi apostropher, Hendrick Dusollier, sera peu à peu accueilli dans le quartier de Shibati auquel il consacre un film qui aurait été autrement impossible. Jamais il ne fera comme si ses images et ses sons avaient été captés par quelque puissance surnaturelle, capable de s’introduire dans l’intérieur des maisons, dans l’intimité des couples, comme il est si fréquent.

 

Cette honnêteté élémentaire est une pierre de touche de la qualité du documentaire. J’ai pu récemment le vérifier à grande échelle.

Trois festivals d’affilée

Un concours de circonstance a en effet voulu que je me trouve successivement, en deux mois, juré de trois festivals documentaires, par ailleurs fort différents, l’exigeant DMZ en Corée du Sud à l’immédiate proximité de la ligne de démarcation avec le Nord, le nouveau et courageux West Lake Documentary Festival à Hangzhou, dans le sud de la Chine, et le gigantesque IDFA, plus grande manifestation mondiales dédiée au genre, à Amsterdam.

Ce qui signifie avoir été en présence d’une grande quantité de films – en plus de ceux qui sortent dans les salles françaises, et qui sont déjà incroyablement nombreux, de plus en plus chaque année (120 en 2017).

Stimulé par l’accessibilité des outils numériques comme par la possibilité de diffusions alternatives (les festivals, eux aussi en pleine expansion, les réseaux activistes, les «chaines» en ligne, sur YouTube ou ailleurs), la production documentaire explose.

Résistance à la manipulation en ligne

Le cinéma documentaire constitue aujourd’hui une réponse essentielle à la logorrhée d’images éclatées, sans source identifiables, qui inondent nos écrans. Dès lors qu’il respecte ses propres exigences, recherche d’une forme, éthique du tournage et du montage, temporalité longue consacrée à la recherche et à la réalisation, il est un terrain de résistance active aux manipulations en ligne de l’ère de la post-vérité. Bien sûr sans garantie que s’y jouent aussi des effets de propagande ou de malhonnêteté.

Sans pouvoir prétendre à une popularité comparable à la puissance des réseaux sociaux ni à celle des blockbusters, définitivement minoritaire, il bénéficie néanmoins d’un très large intérêt, dont attestent les innombrables projections en salles et manifestations qui lui sont consacrées, et qui attirent un public nombreux.

On y trouve de très fécondes recherches dans le champ du langage cinématographique, parfois même en y associant l’animation comme récemment avec Samouni Road et Le Procès contre Mandela et les autres, ou des trucages oniriques qui offrent d’autres accès au réel, par exemple Selfportrait : Sphinx at 47km de Zhang Men-qi, dédié aux habitants d’un village chinois (primé à DMZ). Même si le genre connait aussi son lot de captations paresseuses sur le modèle télévisuel, ou au contraire de vaines démonstrations de virtuosité et d’affèteries visuelles, où la réalité disparait.

À suivre le programme de ces festivals, on ne s’étonne pas que beaucoup de ces films documentent la montée des extrêmes droites dans le monde, avec le recours massif à la manipulation des médias et aux fake news, en Israël, aux Etats-Unis, en Hongrie.

Exemplairement en Inde où le terrifiant Reason d’Anand Patwardhan (grand Prix à IDFA) monte ce qu’il faut bien nommer la montée d’un fascisme politico-religieux dans un des pays les plus peuplés du monde…

Lynchage en Inde aujourd’hui, dont témoigne Reason d’Anand Patwardhan

Le cinéma documentaire témoigne aussi, de manière parfois approfondie et respectueuse des complexités, des conflits actuels – la guerre en Syrie notamment, y compris au péril de la vie des réalisateurs.

Parmi les films récemment vus, Of Father and Sons, aux côté d’un jihadiste syrien et de ses fils, Still Recording de Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub, avec les combattants de l’Armée Syrienne libre dans la Ghouta orientale, ou Aleppo Fall de Nizam Najjar au cœur d’un quartier assiégé jusqu’à la dernière extrémité, constituent des tours de force où l’omniprésence de la violence et de la mort ne bloquent pas l’intelligence et la sensibilité.

Le père guerrier islamiste et ses fils élevés pour servir la cause, dans Of Father and Sons

Guerres, épidémies de démagogies, racisme et autoritarisme identitaire se déploient sur les deux grands processus de la tragédie contemporaine que sont le dérèglement climatique et les migrations, également amplement accompagnés et réfléchis par les documentaires.

Des documentaires qui peuvent aussi, et heureusement, s’intéresser à des sujets moins dramatiques, ou à des cas individuels. Voire s’essayer à l’invention d’autres regards, comme l’étonnant Los Reyes des Chiliens Iván Osnovikoff et Bettina Perut, tourné à hauteur de chien (également primé à IDFA).

Le syndrome de «l’œil de Dieu»

Mais dans tous les cas, un marqueur décisif de l’éthique de la réalisation, de la qualité du regard construit par le cinéaste, tient à la prise en compte de sa propre présence, avec une caméra, là où il filme.

Un des effets les plus pernicieux des pratiques d’images actuelle est ainsi le syndrome de «l’œil de Dieu», caméra omnivoyante et invisible par ceux qu’elle filme, que les drones autant que les réseaux sociaux et les caméras sur téléphones portables ont rendu plus acceptables qu’autrefois.

On voit dès lors des scènes intimes qui font comme si la présence du dispositif de tournage ne les modifiaient pas, quand ce n’est pas des scènes soi-disant prises sur le vif, depuis des point de vue qui n’ont pu être que fabriqués – particulièrement embarrassant lorsqu’il s’agit de situations d’affrontement, où l’ennemi qui cogne ou qui tire aurait soudain gentiment laissé le caméraman venir occuper sa place pour un plan efficace en contre-champ.

Ce qui nous ramène après ce long détour, à Shibati, dernier quartier ancien de la mégapole de Chongqing, en Chine centrale, quartier promis à la destruction lorsqu’y débarque Hendrick Dusollier avec ses appareils de prise de vue.

Au cœur de la ville la plus peuplée de Chine

Parlant très peu de chinois avec des gens ne parlant aucune autre langue (hormis le dialecte de Chongqing, ce qui n’arrange rien), il se fait peu à peu adopter par les habitants, explore les ruelles, partage les repas, se lie avec un gamin plein de verve, un coiffeur et sa mère, une vieille dame originale.

La manière de circuler dans le quartier piloté par le gamin, d’écouter, même sans comprendre les mots, ce qui se dit dans le salon de coiffure en pleine rue, de visiter le taudis-décharge de la mamie, sont des merveilles d’attention, de sensibilité.

L’étonnante madame Xue

Avec la vieille femme, sorte de Factrice Cheval du Sichuan (d’ailleurs elle a un grand demi-cheval au milieu de son capharnaüm poétique), cela va plus loin encore. Du côté d’une connivence étrange, dont la décidément fine madame Xue Lian donne une des vérités en disant : « je ne suis jamais sorti de cette ville, mais avec ton film, je vais voyager en France ». Bienvenue en France, madame Xue.

Shibati, le dernier vieux quartier d’une ville monstre, est entouré de grands immeubles, de centres commerciaux. Deux monde à touche-touche. L’un va finir de manger l’autre.

Dusollier a fait ce qui devrait presque toujours être fait, et l’est si peu souvent : il est retourné au même endroit six mois plus tard. Les pelleteuses étaient entrées en action, les derniers habitants déménageaient de gré ou de force.

Les dragons destructeurs

Ces pelleteuses sont les personnages d’un très grand nombre de films, venus du monde entier. Un peu partout, elles éventrent les maisons, détruisent les camps des réfugiés, creusent les fondations des murs qui isolent les pays, ravagent les zones défendues par quiconque n’obtempère pas à l’ordre du marché et de la peur.

Elles sont des dragons devenus si communs, en Chine comme partout, que c’est à peine si on prend garde à leur violence de monstres. Hendricks Dusollier y prend garde.

Il est revenu encore six mois plus tard, il n’y avait plus personne, un champ de ruines. Il a retrouvé madame Xue, chez son fils (furieux de l’irruption du cinéaste) dans une de ces tours qui poussent par centaines côte à côte, hideuses et sinistres.

À Chonqing comme dans toutes les grandes villes chinoises, des centaines de tours identiques

La famille du petit garçon, elle, découvre le métro flambant neuf, qui mène aux forêts d’immeubles tous pareils. Le gamin et son père visitent les yeux écarquillés un appartement tout blanc de plusieurs pièces, eux qui vivaient entassés dans une baraque sombre. C’est mieux ? Sans doute. Mais la mère gagnait sa vie en vendant des pastèques sur un marché, devenu hors d’atteinte.

Le réalisateur n’énonce aucun jugement d’ensemble, en un film très dense et vivant d’à peine 1 heure, il laisse affleurer des éléments qui ne font pas une comptabilité, au trébuchet de ce qui se gagne et de ce qui se perd. Que chacun fasse son propre bilan. Dans la ville aux 14 millions d’habitants, le dernier quartier ancien a disparu.

Les bouleversements ultrarapides et violents du pays le plus peuplé du monde ont suscité un considérable travail documentaire, le plus souvent mené par des réalisateurs chinois – dont le très beau 24th Street de Pan Zhi-qi, grand prix du Festival de Hangzhou.

Singulier, à bonne distance, le regard d’un étranger, lorsqu’il sait se faire attentif et généreux, offre une perspective en partie différente, qui enrichit encore la compréhension de ce qui se joue là-bas à une échelle inouïe.

Derniers Jours à Shibashi

de Hendrick Dusollier

Durée: 59 minutes. Sortie le 28 novembre 2018

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