
Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Interminablement long, inadmissible, lorsqu’il s’agit du retour à la surface du crime de masse commis par la police française le 17 octobre 1961. Comme ces cadavres d’Algériens qui, pour beaucoup, jamais ne remontèrent à la vue de témoins qui de toute façon ne témoigneraient pas, le massacre lui-même flotte encore entre deux eaux de la mémoire collective et de sa reconnaissance par le pays. La sortie simultanée de deux films, un réalisé peu après les événements, l’autre datant de cette année, ne sera pas la fin de cette si longue trajectoire à travers le déni et l’opacité – cette opacité qui empêcha même qu’y soit fait référence alors qu’on jugeait enfin, là aussi 50 ans après, les crimes contre l’humanité de celui qui commandait la police parisienne en 1961, Maurice Papon.
Des journalistes, des historiens, des militants ont pourtant peu à peu reconstitué les éléments de compréhension de ce qui s’est passé ce soir-là à Paris : la rencontre d’un parti pris de violence répressive au plus haut niveau de l’Etat et d’un racisme meurtrier massivement présent parmi les policiers, comme parmi une grande partie de la population française, tandis que les forces collectives qui auraient dû s’opposer à ces forces néfastes faisaient preuve d’une coupable retenue, contrebalancée seulement par la détermination de quelques uns. Durant des années, les 9 morts de la répression à Charonne en février 1962 occuperaient une place symbolique infiniment supérieure aux centaines de cadavres d’Algériens martyrisés en octobre …
Réalisé aussitôt après les événement à l’initiative du Comité Roger Audin animé par Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz, le film Octobre à Paris de Jacques Panijel fit « évidemment » l’objet d’une interdiction immédiate. Il faudra la courageuse grève de la faim du cinéaste René Vautier en 1973 pour obtenir la levée de cette interdiction. Le film ne sortira pourtant toujours pas, cette fois du fait de Panijel lui-même, qui exige en vain la réalisation d’un préambule replaçant le film dans son contexte, plus d’une décennie après. C’est donc la première sortie officielle du film qui a lieu ce mercredi 19 octobre 2011, même s’il a connu une diffusion militante importante entre-temps. Sortie conforme aux vœux de son auteur, décédé en 2010, puisque le film est effectivement précédé d’un court métrage réalisé aujourd’hui, et qui lui offre une mise en perspective contemporaine évoquant le long combat pour la prise en compte des faits. Ce combat est jalonné, à partir des années 80, de nombreux films de toute nature et de toute durée, dont le beau Le Silence du fleuve (Mehdi Lallaoui et Agnès Denis, 1991) et de loin le plus vu d’entre tous, Nuit noire, téléfilm d’Alain Tasma pour Canal + en 2005, aussi courageux dans son principe qu’indigent dans sa réalisation.
Composé à partir de documents photographiques (les images du photographe Elie Kagan, et aussi celles de plusieurs reporters de Paris Match), d’images documentaires réalisées juste après, et aussi de reconstitutions sur les lieux mêmes de certaines scènes, Octobre à Paris est un film militant qui, dans l’esprit, s’inspire directement de ce que Jean Cayrol et Alain Resnais intitulaient « dispositif d’alerte » au moment de Nuit et brouillard. Ce dispositif d’alerte qui se formulait ainsi avec les toutes dernières images, tournées à Auschwitz : « Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus … Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. » Le parallèle est d’ailleurs clairement établi par Panijel sur la continuité des menaces de la terreur – continuité que la présence de Papon incarne jusqu’à la caricature.
Le deuxième film, Ici on noie les Algériens, 17 octobre 1961 de Yasmina Adi, opère un double mouvement : mouvement dans le temps, en repartant depuis aujourd’hui à la recherche de ce qui s’est produit il y a 50 ans, et changement de point de vue, en se plaçant cette fois aux côtés des Algériens, dont de nombreuses personnes qui participèrent à la manifestation pacifique du 17 octobre, ainsi que des femmes dont les maris ont disparu ce jour-là – si le bilan des morts est estimé entre 150 et 200, il s’y ajoute environ 300 disparus, sur le sort desquels il est à présent difficile d’avoir des doutes. Plus encore que les apports significatifs de nouveaux documents visuels grâce aux archives de l’INA, c’est ce déplacement de point de vue qui fait l’intérêt du film de Yasmina Adi, en contrepoint à celui de Panijel. (1)
Il se trouve qu’un autre film sort au même moment, film de la même époque, film important lui aussi même si c’est à un autre titre que celui de Panijel : lorsqu’en 1960 le sociologue Edgar Morin s’associe à l’ethnologue Jean Rouch pour réaliser ensemble Chronique d’un été, il s’agit de rien moins que de donner corps à une idée nouvelle du cinéma, qui associerait l’énergie de la Nouvelle Vague en pleine ascension à une capacité d’observation et de compréhension de la réalité, sous l’appellation de « Cinéma Vérité ». Les deux compères élaborent une enquête de sociologie filmée dans Paris au cours de l’été 1960, autour d’une question posée à un assortiment d’interlocuteurs sur le thème « Comment vis-tu ? ». Salué à l’époque comme une expérimentation prometteuse, le film n’eut guère de suite. Il repose sur une conception du rapport à la réalité marquée par un mélange de naïveté (on va filmer le réel) et de fausse naïveté (la plupart des quidams qui figurent à l’image sont en réalité des connaissances des réalisateurs, des scènes sont rejouées ou reconstituées, etc.). Dans une scène saisissante, Morin et Rouch commentent à la fin du film les réactions pas convaincues des « personnages » auxquels ils viennent de montrer leur œuvre, pour conclure que ceux-ci ont tort de ne pas mieux s’y reconnaître. Peu après, Chris Marker (Le Joli Mai, Rhodiacéta), Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, Masculin-Féminin) ou Maurice Pialat (L’amour existe) inventeraient des moyens autrement cinématographiques d’observer la réalité française.
Chronique d’un été est un échec dans son projet artistico-scientifique, il se trouve que c’était, et reste, un film passionnant à regarder, saturé de moments de grande émotion, de véritable drôlerie, d’éclairs de poésie. Il est désormais complété par un retour un demi-siècle après sur cette expérience, Un été+50 réalisé par Florence Dauman. Celle-ci revient sur l’expérience d’alors en compagnie de nombre de ceux qui y ont participé, dont Morin, et Régis Debray alors étudiant débattant à dîner du sens de l’engagement devant la caméra de Rouch. Cet éclairage à 50 ans de distance précise et déplace les ombres et les lumières du film d’alors d’une manière étonnamment suggestive, à la fois émouvante et réjouissante.
La réalisation de Florence Dauman restitue avec modestie à la fois l’ambition d’alors, l’esprit d’aventure qui animait le projet, et ce qu’il avait d’instable sous les discours plutôt dominateurs des maîtres d’ouvrage de Chronique d’un été. En montrant le dispositif de réalisation qu’ils avaient mis en œuvre, voire des scènes non-montées parce que moins « lourdes de sens », plus ouvertes, Un été+50 est bien davantage qu’un « bonus » a posteriori : la remise en jeu, à distance, de tout ce qui était si vivant dans le projet de Rouch et Morin, et dont leur propre film ne témoigne pas si bien.
Jean Rouch, Marceline Loridan et Edgar Morin pendant le tournage de Chronique d’un été
Mais ce n’est pas tout. Comme toujours, le cinéma raconte davantage, montre et partage plus que ce à quoi les films croient être consacrés. Et la réapparition simultanée de ces deux « paires de films », Octobre à Paris et Ici on noie les Algériens, Chronique d’un été et Un été+50, engendre bien des effets de sens supplémentaires. Il y aurait à dire sur la manière dont l’Algérie hante le film de Rouch et Morin, mais un aspect particulièrement sensible concerne la ville de Paris, et sa proche banlieue. Ce qui frappe, c’est combien la ville a peu changé. Ces décors sont les mêmes, l’immense majorité des rues, des bâtiments, l’organisation de l’espace, et jusqu’au contraste violent entre les quartiers cossus de la capitale (la manif des Algériens était aux Champs Elysées, sur les Grands Boulevards et au Quartier latin) et la misère des banlieues. Là, sans doute, les bidonvilles d’alors ne ressemblent pas, visuellement, aux cités poubelles d’aujourd’hui. Mais la misère et la violence qui y règnent ?
Un demi-siècle, est-ce beaucoup ? Cette ressemblance visuelle, sensible, matérielle, est loin d’offrir seulement un commentaire sur l’urbanisme ultra-conservateur de la capitale française. Elle murmure obstinément que c’est le même monde. Elle réitère à son tour le processus du dispositif d’alerte, pour aujourd’hui, s’adressant par dessus les années à « nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
(1) A voir également, à propos du 17 octobre 1961, le webdocumentaire 17.10.61