Dans un monde en proie aux destructions, il faut aussi récupérer, reconstruire, tenir -une image de L’Invasion de Sergei Loznitsa.
En Ukraine et à Gaza, mais aussi dans la violence de la répression en Chine au moment du Covid ou de manière plus métaphorique, les grands conflits actuels s’invitent sur les écrans cannois.
Le Festival de Cannes a beau faire tout ce qu’il peut pour renforcer les parois de sa bulle à l’écart d’une actualité marquée par de multiples conflits, ceux-ci s’y invitent de bien des manières. Non par effraction, mais du fait même du fonctionnement du cinéma.
Quatre crises majeures ouvertes récemment habitent de manière plus ou moins explicite certains titres découverts sur la Croisette ces derniers jours. La guerre en Ukraine avec L’Invasion de Sergei Loznitsa et l’écrasement de Gaza sous les bombes avec Ground Zero, projet collectif piloté par Rashi Masharawi, sont ceux qui se confrontent le plus clairement à une guerre en cours.
Mais aussi, de manière moins directe, An Unfinished Film de Lou Ye revient directement sur ce qu’a été la violence de la réponse des États à la pandémie du Covid, exemplairement en Chine, a fortiori à proximité du foyer où la pandémie est apparue. Quant aux Damnés de Roberto Minervini, s’il s’agit en apparence d’un film historique, il est tout entier habité par le rapport des humains à la guerre, et par l’opposition de plus en plus violente entre deux factions des États-Unis.
Des films qui, chacun à sa façon, savent et veulent ne pas être du côté des pouvoirs –politiques, médiatiques et dans les modes de représentation et de récit. Ces pouvoirs qui font les guerres.
«Les Damnés» de Roberto Minervini (Un certain regard)
Connu pour ses documentaires attentifs aux profondeurs du Sud des États-Unis dans leurs aspects les plus sinistres, le réalisateur italien depuis longtemps installé en Amérique semble changer sa caméra d’épaule. Son nouveau film est en effet une fiction historique, située durant la guerre de Sécession, dans une région où cette période est rarement évoquée, la Californie.
Mais la manière dont Roberto Minervini accompagne un détachement de soldats nordistes affrontant d’abord les difficultés de la vie quotidienne dans un coin sauvage, les rigueurs de la discipline et la difficulté pour un groupe de types de cohabiter, avant d’avoir affaire à un ennemi invisible, se révèle peu à peu une approche de la situation de guerre d’une façon bien plus générale.

Un des jeunes troufions de l’armée fédérée, pas bien sûr de ce qu’il a à faire dans ce coin perdu. | Shellac Distribution
Les Damnés documente des états physiques et psychiques qui dans une certaine mesure concernent les soldats de toutes les guerres. Et aussi, en partie, participent de ce qui s’est construit aux États-Unis durant les années 1861 à 1865, et qui reste incroyablement prégnant dans le pays actuel, comme le réalisateur est bien placé pour l’avoir constaté, notamment dans son film The Other Side.
Film de guerre assurément, mais film d’ambiance plutôt que d’action, porté par une relation sensible aux paysages, aux corps et aux imaginaires de ces hommes loin de tous leurs repères, Les Damnés distille un trouble attentif à des réalités qui sont loin de ne concerner que le passé.
Sa forme délibérément non spectaculaire, quand le spectaculaire participe si communément de l’exaltation des penchants guerriers, fait qu’il continue de résonner longtemps après que la projection est terminée.
«L’Invasion» de Sergei Loznitsa (Séances spéciales)
Avec son nouveau documentaire, le cinéaste ukrainien entreprend un travail d’une audace inédite. À partir d’images tournées dans de multiples endroits du pays depuis l’agression russe du 24 février 2022, il déploie une attention au plus proche de situations significatives, qui passent d’ordinaire sous le radar des médias comme des représentations liées à la propagande, dont la très nécessaire propagande appelant à soutenir le combat dezs Ukrainiens.

Certaines des multiples formes par lesquelles les Ukrainiens rendent hommage aux morts sur le front et entretiennent l’esprit de combat contre l’agresseur. | Atom and Void
Aux côtés des camarades de combat et des familles lors de l’enterrement de soldats morts sur le front, à l’occasion d’un mariage avant que l’heureux élu ne retourne dans les tranchées, dans une café-librairie où les gens amènent tous les livres russes qu’ils avaient chez eux (une attitude que Loznitsa a publiquement regrettée, ce qui lui a valu d’être violemment critiqué), dans une maternité ou un hôpital, à chaque fois les opérateurs sur place ont, à la demande du cinéaste, filmé longuement, et sous différents angles. Des angles qui ne cherchent pas à être systématiquement glorificateurs.
Grâce à cette approche, la guerre en Ukraine n’est plus seulement visualisation de mouvements de troupe sur des cartes et statistiques de victimes et de destructions. Elle se densifie de présences humaines différenciées, de lieux singuliers, des mots qu’utilisent ici un prêtre, là un officier, ailleurs, un adolescent ou une vieille dame.
Les humains et leurs mots, leurs gestes, leurs habits, leurs quotidiens différenciés selon de multiples aspects sont au cœur de l’approche attentive, jamais simplificatrice, du réalisateur de Maïdan.
Dérangeant en ce qu’il déplace des imageries simplistes, L’Invasion matérialise sous une forme cinématographique cela même que Poutine cherche à écraser sous les bombes: le droit à la nuance, à la prise de recul, à la discussion contradictoire. Loznitsa n’est pas un militaire ni un propagandiste, c’est un cinéaste. Et c’est en cinéaste qu’il contribue au combat, pour leur liberté et la nôtre.
«Ground Zero. The Untold Stories of Gaza» (hors sélections)
Ici, c’est l’un des réalisateurs qui dit explicitement en voix off que son but est que le massacre ininterrompu depuis des mois dans la bande de Gaza ne soit pas qu’une affaire de statistiques.
Ici aussi, une des missions confiées au cinéma est de rendre aux personnes leur individualité, leur singularité, contre la propagande meurtrière qui réduit les Gazaouis à une masse indistincte et dangereuse pour mieux les tuer par dizaines de milliers.

Dans un des épisodes, l’enfant qui va chaque jour rejoindre son maître d’école… au cimetière où il est enterré. | Coorigines
Cela est énoncé dans l’un des seize courts métrages produits, tournés et montés par des réalisateurs et réalisatrices de Gaza, dans l’enclave sous les bombes. (…)