Cannes 2024, jour 9: «Grand Tour», «Les Linceuls», «Spectateurs!», questions de regards

L’antihéros d’une comédie sombre et sensuelle où la vraie vie affleure dans les artifices d’un imaginaire orientaliste.

Les films de Miguel Gomes, David Cronenberg et Arnaud Desplechin mobilisent ce qui s’active entre les images et qui s’y confronte comme enjeu explicite de leurs réalisations.

Depuis le début du Festival de Cannes, nombre de titres sélectionnés interrogent le cinéma lui-même, ses processus et ses effets. Parmi eux, et même si de manières très diverses, trois des films les plus notables sur la Croisette font de la place du spectateur, et de son rôle dans l’existence même des films, un ressort central.

L’agencement d’artifices romanesques, visuels et saturés de références du Grand Tour de Miguel Gomes est entièrement élaboré sur la puissance de métabolisation par chaque spectateur de ces ingrédients à l’hétérogénéité et à l’artificialité revendiquée: une proposition poétique au plein sens du mot, qui renvoie à l’acte de «faire», où cela incombe très largement à qui regarde le film.

Un dispositif voyeur concentré sur le plus irregardable, qui n’est pas tant la mort «qui ne peut se regarder en face» que le processus de décomposition, a fortiori du corps d’un être aimé, est au cœur de la fiction moins morbide que doloriste de David Cronenberg dans Les Linceuls.

Avec Spectateurs!, Arnaud Desplechin (s’)offre une déclaration d’amour au cinéma en même temps qu’une réflexion sur les façons dont il fonctionne, en insistant sur la place essentielle de ceux qui donnent leur titre à cet essai affectueux et réflexif.

Une place qui concerne évidemment le cinéma, et un grand festival qui lui est consacré. Mais qui interroge et travaille l’ensemble des manières d’être dans et avec le monde, aussi bien à l’extérieur des salles.

«Grand Tour» de Miguel Gomes (Compétition officielle)

C’est la voix off qui tout de suite installe cet état de veille flottante, de disponibilité à des réalités lointaines dans le temps et dans l’espace, à des imaginaires mêlés.

Après un plan majestueux en couleur, les images sont en noir et blanc –digression: enfin un beau noir et blanc, à l’opposé de l’atroce noir et blanc numérique, parodie criarde et synthétique de styles d’un autre temps, de l’expressionnisme au néoréalisme ou aux classiques hollywoodiens, qui aggrave le cas de tant de films.

Les images sont en noir et blanc, donc. À l’écran, un homme dont le nom est anglais mais qui parle portugais organise un voyage dans une ville d’Extrême-Orient. C’est Rangoun, en Birmanie, pour commencer. La voix féminine, aux échos asiatiques, raconte ce que fabrique ce beau diplomate de Sa Majesté George V. On est en 1918, Edward s’apprête à quitter la ville pour échapper à sa fiancée qui arrive de Londres.

Le voilà parti pour ce «grand tour» à la mode orientale qui exista sous diverses formes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, reliant des métropoles coloniales: Rangoun, Singapour, Hong Kong, Saïgon, Bangkok, Shanghai.

Mais les images sont à nouveau en couleurs, et tournées dans les rues des mêmes villes aujourd’hui. D’autres voix viennent raconter autrement l’histoire, qui sera celle d’abord d’Edward le fuyard, par fleuves, trains qui déraillent et forêts de bambous, puis de Molly l’obstinée fiancée, qui refuse les plus attrayants partis par attachement à son idée fixe.

Revoici le noir et blanc, dans d’évidents décors de studio chargeant sans complexe la barque orientaliste, de plantations en hôtel colonial ou en bateau pour commerçants avides et improbables chanteurs d’opéra. L’Anglaise qui comme tout le monde parle la langue du film, le portugais, y croisera le chemin d’une Vietnamienne qui parle, elle, la langue de la puissance coloniale d’alors, le français.

Molly et Ngoc (Crista Alfaiate et Lang Khê Tranh) confinées dans le piège d’un éden colonialiste. | Shellac Distribution

C’est ainsi que se déploie, avec une continuité de rêverie opiacée qui dissoudrait les limites entre réalisme et imaginaire, comédie et mélodrame, la proposition du réalisateur de Tabou.

Et si on songe en partie à ce que cette précédente évocation avait déjà d’onirique, la relation entre les deux films reste assez distendue –il n’est plus désormais question de mémoire imaginaire des colonies portugaises en Afrique, ni de leurs équivalents en Asie. Il est question d’une aventure mentale, sensorielle, saturée d’évocations et de réminiscence.

Très clairement, et très généreusement, d’une invitation à chacune et chacun à élaborer son propre film mental à partir de la profusion gracieuse, un peu amusée, un peu émerveillée, un peu ironique qui se déploie sur l’écran.

«Les Linceuls» de David Cronenberg (Compétition officielle)

Qui a saboté le cimetière high-tech mis en place par Karsh, l’homme d’affaires interprété par Vincent Cassel? Cette enquête est le principal fil conducteur d’une intrigue qui va bientôt tourner à l’écheveau de soupçons, illusions, trahisons, séductions et autres enchainements de causes incertaines et d’effets à doubles et triples fonds.

Cela, ce scénario-enquête de plus en plus alambiqué, finit par devenir le moins intéressant du film. Un film porté pourtant par deux énergies impressionnantes.

L’une, évidente d’emblée et qui ne se démentira pas, est l’élégance absolue de la réalisation. Il y a dans chaque plan, dans chaque cadre, dans chaque mouvement de caméra, dans chaque agencement d’images et de sons, de gestes et d’immobilité, une grâce sensuelle qui confirme à qui en douterait que, film réussi ou pas, Cronenberg est un grand artiste de cinéma.

Karsh (Vincent Cassel) dans les ruines de son cimetière ravagé. | Pyramide

L’autre est la souffrance. L’invention du personnage principal était faite pour accueillir le corps de la femme qu’il aimait. Au cœur du film, raison des multiples contorsions du scénarios, il y a la douleur de la perte, qui affole les émotions et les compréhensions, engendre culpabilité, paranoïa, désirs transgressifs.

Il n’est pas indispensable de savoir que le film est né de la tragédie qu’a été pour Cronenberg la mort de sa femme, en juin 2017, ni que le cinéaste a explicitement associé ce film à cet événement de sa vie personnelle. La boule noire d’une douleur engendrant les multiples comportements déviants des personnages, ou de la manière dont Karsh les comprend, est parfaitement perceptible qu’on en connaisse l’origine «dans la vraie vie» –et, donc, la vraie mort– ou pas. (…)

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