Succès phénoménal en Chine, le film d’animation Ne Zha 2 arrive sur les marchés internationaux, dont la France, avec une sortie en salles ce mercredi. Un évènement susceptible de bouleverser des équilibres anciens, pas uniquement dans le secteur de l’entertainment, ce alors que tous les équilibres internationaux sont déstabilisés par la présidence Trump.
Il y avait de multiples raisons pour que la sortie en France de Ne Zha 2 soit un événement. Le film lui-même mérite attention, pour la puissance des effets visuels et sonores que ce long métrage d’animation, inspiré d’un cycle de romans fantastiques de la dynastie Ming, L’Investiture des dieux, mais aussi pour son mélange habile de scènes comiques, voire triviales, et d’affrontements épiques.
Le film de Jiaozi démontre qu’en termes d’effets spectaculaires, l’animation chinoise n’a plus rien à envier à personne. Mais depuis sa sortie en Chine le 29 janvier, l’histoire du petit dieu teigneux et mal embouché est devenu un phénomène de box-office pulvérisant toutes les attentes : il a accumulé plus de deux milliards de dollars de recettes, devenant le plus gros succès commercial de tous les temps pour un film d’animation (devant les Disney les plus populaires), et un des cinq films ayant engendré le plus de recettes, tous genres confondus. Des recettes presque entièrement dues, jusqu’à présent, au marché chinois.
Mais il ne s’agit pas que d’un enjeu concernant le cinéma international grand public. Aujourd’hui de manière plus évidente que jamais, il s’agit de géopolitique, et de géo-économie, globales. Au cours des quinze dernières années, le cinéma a connu en Chine un développement exponentiel, qui en fait le premier cinéma du monde, en nombre de films, de spectateurs, de salles, et désormais de recettes. Mais ce développement fulgurant s’est uniquement appuyé sur le marché intérieur. Jusqu’à maintenant, personne n’a sérieusement envisagé que des productions chinoises viennent menacer la suprématie de Hollywood à l’échelle mondiale – pas plus que le cinéma indien, qui a longtemps détenu plusieurs records planétaires, n’a jamais eu la moindre chance de s’imposer dans le reste du monde, même à l’époque où il était distribué largement dans les pays du Sud.
Or la présence visible, reconnue, d’une cinématographie n’est pas, à nouveau, qu’un sujet interne à l’industrie de l’entertainment. Comme l’a formulé une fois pour toutes en 1914 le sénateur américain McBride avec une formule devenue célèbre, « Trade follows films » : la circulation des images et des récits joue un rôle considérable dans l’influence, économique – et donc politique – d’une nation. Les autorités chinoises, qui en sont très conscientes, entretiennent le plus grand réseau mondial de centres culturels chinois dans le monde, les Instituts Confucius, et tissent dans tous les domaines les réseaux des « routes de la soie » culturelles. Soutiens vigilants des grandes sociétés de production officiellement privées, elles ont accompagné la construction de plusieurs « Cinema Cities », immenses ensembles de plateaux de tournages et de lieux destinés à la postproduction équipés de technologies de pointe. Et voici que le phénomène Ne Zha 2 se produit à un moment où les décisions innombrables et confuses de Donald Trump modifient l’ensemble d’un paysage économique et commercial mondial, la Chine se trouvant soudain dans une position en partie différente sur la carte des possibles partenariats, dans tous les domaines.
Avec un tel film, les Chinois ont un outil puissant pour se frayer une place sur un marché d’où il restent jusqu’à présent complètement absents.
L’histoire que raconte Ne Zha 2 peut sembler de prime abord confuse à des spectateurs occidentaux (il y a beaucoup de personnages, ils ont des noms chinois, en plus ils se transforment en diverses créatures). Mais les péripéties truffées de retournements de situation et d’alliances imprévues, pas plus que les gags ne poseront à personne de problème idéologique. Sans apparaître comme en rupture radicale avec les codes occidentaux dominants, le scénario de Ne Zha 2 est incontestablement une histoire chinoise, et les références visuelles que mobilise le film – qui est la suite d’un premier, déjà grand succès local, réalisé par le même cinéaste –sont elles aussi issues de la culture chinoise, boostée d’une énergie empruntée plutôt à l’anime japonais. En aucun cas le film du réalisateur qui signe Jiaozi (son vrai nom est Yang Yu) ne peut être considéré comme un ersatz de film d’animation occidental.
Avec un tel film, les Chinois ont un outil puissant pour se frayer une place sur un marché, le grand spectacle principalement à destination des enfants et des familles, d’où il restent jusqu’à présent complètement absents. Le triomphe du film ayant dépassé toutes les prévisions, il semble y avoir eu un problème de synchronisation pour ce qui concerne sa gestion hors des frontières, mais la situation est en train d’évoluer rapidement. Après une sortie prometteuse de la version sous-titrée aux États-Unis (600 salles avec un box-office de 18 millions de dollars en trois semaines, le plus important succès pour un film chinois depuis 2006) et des coups de sonde dans des pays d’Asie du Sud-Est et au Japon, on voit s’esquisser une stratégie plus ambitieuse.
Au Festival de Pékin, qui se tient depuis le 18 et jusqu’au 26 avril, Catherine Ying, présidente de la société de distribution du film en Chine, a annoncé la mise en chantier du doublage du film « avec les voix d’acteurs célèbres », selon le compte-rendu deVariety, la publication corporate de Hollywood, laquelle suit le sujet avec grande attention (plus de vingt articles le concernant sont déjà parus). Il est évident que pour le public de masse potentiellement visé par Ne Zha, le film a besoin d’être doublé. Et il est tout aussi évident qu’il s’agit pour le moment uniquement d’un doublage en anglais. Clairement, l’Europe continentale et en particulier la France, qui est le plus grand marché européen en termes de fréquentation en salles, n’était pas une priorité. Mais là aussi la situation évolue, comme si surgissaient des réponses en temps réel à un déplacement de plusieurs curseurs simultanément, dans et hors du domaine du cinéma. (…)