Retour critique sur ce qui a été montré au cours de la 78e édition du Festival de Cannes : sélections riches en découvertes et palmarès quasi-irréprochable, mais aussi sur la manière dont cette fête réussie de l’art du cinéma s’est inscrite dans le réalité contemporaine.
Il est impossible de sortir de la contradiction entre le déroulement de cette 78e édition du Festival de Cannes, et le contexte dans lequel elle a eu lieu. Le déroulement, on se risquera à affirmer qu’il a été très proche de ce qu’on peut attendre de mieux d’une telle manifestation. Le contexte, l’état du monde, inutile d’épiloguer. Mais il est possible que cette contradiction, de toute façon inévitable, se soit avérée cette année, à son échelle qui ne faut pas surestimer, un bienfait.
Sélection officielle et palmarès
Cela avait commencé avec l’annonce des membres du jury de la compétition officielle[1], assemblée d’une diversité exemplaire, dont les membres incarnaient d’emblée, par leur œuvre, à la fois une multiplicité d’idées du cinéma et une exigence quant à ses possibilités, bien loin de l’habituelle surreprésentation de vedettes glamour, choisies pour leur éclat sur le tapis rouge. Et cela s’est terminé avec un palmarès proche de la perfection[2], comme Cannes en a rarement connu. Chacune et chacun pourra déplacer à sa guise l’attribution de tel prix à tel film, ceux qui figurent au palmarès témoignent ensemble d’une excellence de la créativité cinématographique mondiale impressionnante.
Ces films viennent d’Iran, de Norvège, d’Espagne (et surtout du Maroc), d’Allemagne, du Brésil, de Belgique, de France et de Chine. Aucun ne peut se réduire à son sujet. Interrogation sur les effets délétères dans toute la société d’une dictature (et pas uniquement dénonciation de celle-ci en tant que telle) avec Un simple accident et L’Agent secret, questionnement de l’articulation entre investissements affectifs individuels, impératifs de l’environnement social et dispositifs de la collectivité (Jeunes Mères et La Petite Dernière), télescopage furieux des catastrophes politiques et écologiques avec les solitudes personnelles et les quêtes solipsistes de radicalité (Sirat), capacités et limites d’un art, le cinéma, à prendre en charge les crises et les zones d’ombre à l’échelle d’une famille (Valeur sentimentale), d’une maison durant un siècle (Sound of Falling) ou d’une projection dans le futur des effets de la modernité (Resurrection), chacun des lauréats invente une forme singulière en interaction directe avec ce qu’il évoque. Et ainsi, du film de Bi Gan et celui d’Oliver Laxe, les plus explicitement audacieux sur les partis-pris de mise en scène, partis-pris d’ailleurs antinomiques, à la frontalité assumée et hyper-attentive des frères Dardenne et de Hafsia Herzi, ou aux puissances d’immersion dans les strates des relations émotionnelles et de rapports de force chez Joachim Trier, Jafar Panahi et Kleber Mendoça, les cadrages, les mouvements de caméra, les rythmes, les couleurs, les relations entre images et sons inventent, travaillent, questionnent. Réalistes, oniriques, contemporains ou situés dans le passé ou dans l’avenir, ou tout ça à la fois, ils sont tous reliés au monde, ce monde-ci, sa matérialité et ses abimes.
Et si on regrettera ici ouvertement que l’admirable et singulier The Mastermind de l’américaine Kelly Reichardt n’ait pas trouvé sa place dans les choix des jurés, ce sera du moins manière de souligner que la qualité d’ensemble de la compétition officielle ne se limite pas aux huit titres récompensés. La cinéaste de Portland poursuit un nécessaire et passionnant travail de mise en crise, par la douceur extrême, des ressorts machistes et dominateurs structurant l’idée même de romanesque cinématographique, elle est si transgressive par rapport aux codes dominants, où les effets de manche font partie du problème, qu’elle continue de peiner à obtenir la place qui lui revient. Et, parmi les autres titres en compétition officielle, le glacial Deux Procureurs de Sergei Loznitsa cartographiant les ressorts matériels et psychique de la dictature stalinienne, le joyeux Nouvelle Vague de Richard Linklater racontant avec un amour irrévérencieux la naissance d’A bout se souffle, Fuori de Mario Martone dissolvant le biopic de l’écrivaine Goliarda Sapienza dans les flux du désir, de l’angoisse et de la révolte, films aussi différents l’un de l’autre qu’on puisse l’espérer, ont été eux aussi des moments mémorables parmi les 22 longs métrages de cette sélection.
Aussi à Cannes
Bien entendu, le Festival, ce n’est pas seulement cette sélection-là, même si elle occupe une place particulière. Il y avait à Cannes cette année 110 longs métrages inédits – on demande pardon de laisser de côtés les courts métrages, les œuvres du patrimoine, les réalisations en réalité virtuelle, et encore les milliers de projets à différents niveaux d’accomplissement, dont le destin se joue au Marché du film. Outre les 22 films de la compétition, l’auteur de ces lignes en a vu 25 autres, parmi lesquels un nombre significatif d’œuvres mémorables. Parmi celles-ci, figure une révélation fulgurante, la fresque post-coloniale du Portugais Pedro Pinto Le Rire et le couteau (à Un certain regard), entièrement filmée au présent en Guinée Bissau. Et, également élaboré sur les enjeux coloniaux, le somptueux et rigoureux Magellan du génial Philippin Lav Diaz (Cannes Première). Ou, aussi classique dans sa forme qu’il soit, Homebound (Un certain regard) de l’Indien Neeraj Ghaywan, premier film à rendre compte de ce qu’a signifié dans les pays pauvres l’épidémie de COVID, c’est-à-dire un massacre de masse, incommensurable avec les souffrances, aussi réelles soient-elles, des habitants des pays riches.
Mais on se souviendra aussi du film d’enlèvement bien moins formaté qu’il n’y parait Highest 2 Lowest de l’Américain Spike Lee (Cannes Première), du délicat et fascinant Miroirs n°3 de l’Allemand Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes). Et bien sûr du foudroyant pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid Yes (Quinzaine)[3]. Il faudrait, il faudra le moment venu, encore faire place aux documentaires éminemment si personnels et subtils Imago du Tchétchène Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique) et La Vie après Siham du Franco-égyptien Namir Abdel Messeeh (Sélection ACID).
J’en oublie, évidemment, d’autres festivaliers auront d’autres choix, de toute façon l’immense majorité de celles et ceux qui me lisent n’a pas encore pu voir ces films. Ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est qu’ensemble, ils composent une affirmation des puissances du cinéma, et dans le cas de cette année de ce qu’on qualifie de cinéma de fiction, tel qu’il s’invente aujourd’hui, un peu partout dans le monde, dans des conditions et avec des perspectives incomparables entre elles, mais qu’un espace comme Cannes est capable de réunir, et est capable de rendre collectivement plus visibles.
La maison Cannes et le monde
Mais bien sûr, le Festival, la Croisette, le Palais et ses abords ne sont pas une bulle hors du monde. (…)
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[1] Le jury, présidé par Juliette Binoche, était composé de l’actrice et cinéaste américaine Halle Berry, de la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher, de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, du réalisateur, documentariste et producteur congolais Dieudo Hamadi, du réalisateur et scénariste coréen Hong Sang-soo, du réalisateur, scénariste et producteur mexicain Carlos Reygadas et de l’acteur américain Jeremy Strong.
[2] Palme d’or à Jafar Panahi pour Un simple accident, Grand prix à Joachim Trier pour Valeur sentimentale, Prix du jury ex-aequo à Oliver Laxe pour Sirat et à Mascha Schlisky pour Sound of Falling, Prix de la mise en scène Kleber Mendoça Filho pour L’Agent secret, Prix du scénario à Jean-Pierre et Luc Dardenne pour Jeunes mères, prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi, prix d’interprétation masculine à Wagner Moura dans L’Agent secret, Pris spécial à Resurrection de Bi Gan.