Juste après l’annonce de la sélection au Festival de Cannes de Put Your Soul on Your Hand and Walk, où la jeune photographe gazaouie Fatma Hassona raconte son quotidien dans l’enclave soumise à la guerre génocidaire, la jeune femme et sept membres de sa famille sont ciblés et assassinés par l’armée israélienne. La légitime émotion suscitée par ce crime depuis ne saurait faire oublier la richesse de ce qui se joue dans le film de la cinéaste iranienne exilée, film qui sort en salles le 24 septembre.
Le meurtre perpétré par Tsahal (et documenté depuis par Forensic Architecture) a, inexorablement, amené Sepideh Farsi à changer la fin de son film. Mais même avant cela, Put Your Soul on Your Hand and Walk était déjà, en même temps qu’un témoignage bouleversant, une proposition singulière de cinéma, porteuse de certaines des manières dont celui-ci peut prendre en charge une tragédie contemporaine comme le génocide en cours en Gaza. Le film possède ces qualités du fait de la personnalité de celle, Fatem, qui raconte à la fois le quotidien de la survie sous les bombes à Gaza, ses propres activités et ses rêves, et aussi grâce à la relation singulière avec celle qui la filme. Et il s’appuie sur des choix de mise en scène qui en intensifient la puissance, quand bien même ils sont dictés par la violence extrême que subit Fatem et par les difficultés techniques de la réalisation. La richesse de ce que propose Put Your Soul tient à l’impressionnante présence visuelle de la jeune femme, à la finesse de la réalisatrice y compris dans la façon de se positionner, en référence à son propre parcours, vis-à-vis de celle avec qui elle ne communique que par écrans d’ordinateur ou de téléphone interposés. Elle tient aux sensations transmises par les sons, et aussi aux photos prises par Fatem dans Gaza martyrisée, et qui scandent les échanges sur Telegram ou sur Signal. Toutes ces dimensions en font une contribution importante à l’invention au présent des réponses, nécessaires, même si à jamais insuffisantes, que les films construisent en termes de possibilités de ne pas baisser les bras, et les caméras, face à la terreur. J-M.F.
Vous dites dans le film que « Rencontrer Fatem a été comme un miroir ». Comment a eu lieu cette rencontre avec Fatem Hassona ? Et en quoi y avez-vous perçu cet effet miroir ?
La rencontre elle-même est en partie due à un hasard. À l’origine, j’ai éprouvé le besoin de faire entendre la voix des Palestiniens, qui était presque totalement absente du récit de ce conflit dans les médias, depuis le début. Je suis partie au Caire en espérant pouvoir entrer à Gaza en passant par Rafah, mais c’était impossible. J’ai donc commencé à filmer des réfugiés palestiniens arrivant de Gaza. Jusqu’à début avril 2024, certains pouvaient encore sortir, en payant 8 000 dollars par personne ! J’ai été accueillie par une famille gazaouie et l’un de ses membres, Ahmad, m’a parlé d’une amie photographe qui vivait dans le nord de Gaza.
La rencontre avec Fatem engendre-t-elle aussitôt l’hypothèse d’en faire un film, sous cette forme-là ?
L’idée de faire un film à distance a commencé très vite. J’avais déjà réalisé un film tourné avec un téléphone portable, Téhéran sans autorisation, en 2009. Le principe de mettre en œuvre un film à distance s’est imposé dès notre première rencontre. Décisif pour le film, l’impératif d’un cinéma d’urgence, qui dépasse les obstacles physiques. Il fallait tout garder. Je n’ai pas su d’emblée que ces images de conversations visio seraient le cœur du film, j’ai commencé avec une logique d’archives au présent, mais l’idée s’est imposée rapidement. Et Fatem a été partante immédiatement.
Pouvez-vous revenir sur cet aspect « miroir » que vous évoquez ? Votre œuvre est principalement consacrée à l’Iran, et aux Iraniens, y compris en exil comme vous-même, jusqu’au récent film d’animation La Sirène. Ce qui se passe à Gaza peut susciter le besoin de faire un film pour tout cinéaste, mais voyez-vous une continuité entre votre propre parcours et la mise en œuvre de ce film ?
L’enfermement subi par Fatem, le fait qu’elle n’ait jamais pu sortir de Gaza malgré son désir de voir le monde résonnait avec mon sentiment, inversé, d’être, comme exilée, enfermée à l’extérieur de mon pays. Je ne confonds ni ne compare absolument pas son sort, infiniment tragique, et le mien, mais ces situations suscitaient ce que j’ai perçu comme un jeu de miroir. Aussi parce qu’elle et moi fabriquons alors des images face aux événements que nous subissons, et également parce que, même si de manière très différente, nous sommes dans un environnement où être engagée ne va pas de soi pour des femmes.
Dans le film, les échanges avec Fatem commencent le 24 avril 2024. Que s’était-il passé avant ?
C’est littéralement la première fois qu’on se voyait. Le téléphone était à l’horizontale, et instinctivement je l’ai tourné et j’ai commencé à enregistrer. J’étais très consciente que ce moment était unique. Il y avait, omniprésentes, les difficultés de connexion, qui décuplaient ce sentiment d’une urgence. Auparavant, on avait échangé une fois en audio par Skype, quand Ahmad l’avait appelée et nous avait mises en contact. On avait convenu de tenter cet échange et elle m’avait signalé qu’elle aurait besoin de deux heures pour marcher jusqu’à un endroit pour capter. Les Israéliens ont aussitôt bloqué la connexion Skype, mais d’autres plateformes ont fonctionné. C’est là que tout a commencé. J’ai senti qu’il fallait enregistrer tout ce que je pouvais.
Pourquoi passer à l’image verticale ?
Pour qu’on la voit mieux. Pour mieux cadrer son visage. Et aussi, le smartphone en vertical permettait d’avoir autre chose à sa droite et à sa gauche. Comme par exemple, une partie de mon écran d’ordinateur en arrière-plan, pour montrer d’autres éléments et créer un contexte et du relief dans l’image.
Vous avez donc enregistré des échanges en visio avec Fatem d’avril à début novembre 2024.
Oui, c’est ce qu’il y a dans le film… ce qu’il aurait dû y avoir, avant que je sois amenée à ajouter la séquence finale. Après novembre 2024, nous avons continué à nous parler fréquemment, et j’ai aussi tout enregistré, mais je sentais que ce que j’avais déjà recueilli durant les deux cent premiers jours était suffisamment riche pour bâtir la structure du film. J’avais commencé le montage, je n’arrivais plus à gérer mes émotions et mon énergie entre nos discussions, ce qui se passait sur le terrain à Gaza, et les heures passées seule sur l’écran du montage avec les rushes. Et puis, Fatem, de plus en plus souvent, avait ces moments de désespoir ou de faiblesse physique comme elle le décrit dans le film. J’ai donc cessé d’intégrer les nouveaux entretiens au montage. Mais après l’annonce de son assassinat, ajouter notre dernière conversation m’est apparu comme une nécessité.
Ce que nous voyons dans le film, est-ce l’essentiel de vos échanges durant ces deux cents jours ?
Oh non, souvent, quand la connexion le permettait, nos conversations duraient longtemps, elle m’a beaucoup parlé, de la situation bien sûr, d’elle-même, de sa famille et de ses proches. Seule une petite fraction des rushes figure dans le film. J’ai eu du mal à un moment à trouver sa structure finale. À l’automne, j’ai fait appel à la cinéaste et monteuse Farahnaz Sharifi[1], qui m’a aidée à trouver la forme définitive.
Le film est dominé par la guerre, la violence extrême infligée à tous les habitants de Gaza, mais il donne aussi accès à la vie personnelle de Fatem, sa famille, son travail avec les enfants.
Oui, je ne voulais surtout pas la réduire à sa seule situation géopolitique, au seul fait qu’elle était une Palestinienne sous les bombes à Gaza, mais laisser de la place à cette jeune femme si pleine de créativité, et à la présence si magnétique, pour montrer tous les aspects de son être. (…)
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[1] Farahnaz Sharifi est notamment la réalisatrice de My Stolen Planet, documentaire autobiographique sur son parcours d’Iranienne en exil, qui est sorti en salle le 25 juin 2025.