«Les Filles d’Olfa», «Au cimetière de la pellicule», «Welfare»: génie du documentaire

Dans Les Filles d’Olfa, des artifices de miroirs réels ou fictifs pour approcher une vérité plus essentielle.

Inventifs et attentifs, les films de Kaouther Ben Hania, Thierno Souleymane Diallo et Frederick Wiseman explorent de multiples voies d’accès aux réalités du monde.

Ce 5 juillet sortent sur les grands écrans trois films qui rendent sensible la richesse et la diversité de ce qu’on englobe sous le terme «documentaire».

Ce sont bien, autant que ce terme signifie quelque chose, des documentaires, et des documentaires remarquables. Ce sont à part entière des œuvres de cinéma, mais aussi trois manifestations de la diversité des manières d’activer le cinéma documentaire, d’une actualité absolue aussi bien quant à leur sujet que quant à leur méthode.

Cela vaut à l’évidence pour Les Filles d’Olfa, qui fut un des événements de la compétition officielle du Festival de Cannes cette année, un endroit où on trouve aussi rarement des documentaires que des films de réalisatrices tunisiennes. Les formes de l’enquête sur un cas ô combien réel, à travers la mise en place de dispositifs empruntés à la fiction, dispositifs explicités par le film lui-même, sont exemplaires de toute une dynamique actuellement en cours.

Si le thème est bien différent, on trouve une variante du dispositif documentaire/fiction avec Au cimetière de la pellicule: autre approche qui se déploie actuellement, celle de l’intervention à l’écran du réalisateur, qui se met en scène comme personnage de fiction pour ouvrir à la compréhension de faits réels, qu’ils soient historiques ou contemporains.

Et cela vaut pour un film pourtant réalisé il y a un demi-siècle (mais resté inédit en salles), Welfare, qui multiplie les propositions formelles –cadre, montage, son…– afin de donner accès à la complexité de l’univers qu’il évoque.

«Les Filles d’Olfa», de Kaouther Ben Hania

Le nouveau film de la cinéaste découverte grâce à l’étonnant Le Challat de Tunis croise dispositif de mise en scène très élaboré et plongée dans une réalité terriblement crue.

Cette réalité, ce fut d’abord celle de cette femme, Olfa, ouvrière et mère de famille ayant affronté les règles sociales de son pays, la Tunisie, en élevant ses quatre filles après le départ d’un mari qu’elle n’a jamais laissé imposer sa loi –quitte à ce qu’elle impose la sienne propre à ses filles.

On la voit, Olfa, et on voit aussi l’actrice Hend Sabri, qui jouera le rôle à sa place, et devant elle, lorsque les situations évoquées deviennent trop douloureuses. On voit également deux des véritables filles. Les deux autres, «qui ont été dévorées par le loup» comme il est indiqué au début de la projection, sont incarnées par des comédiennes.

On entend la voix de la réalisatrice, qui explique le dispositif. Grâce à la présence physique de celles qu’elle filme il y a du jeu, à tous les sens du mot, de la comédie, dans ce récit d’une histoire qui ne manque pas d’aspects dramatiques.

La véritable Olfa Hamrouni et celle qui interprète son rôle, Hend Sabri, sont deux protagonistes à part entière. | Jour2fête

Ces sept femmes, en comptant la réalisatrice, racontent, décrivent, essaient de comprendre. Et ce qui pourrait être très abstrait s’avère incroyablement vivant, drôle souvent (au début), émouvant.

La guerre des imaginaires

Ce qui sera raconté, c’est ce qui advient à quatre adolescentes dans la Tunisie actuelle –mais, mutatis mutandis, cela vaudrait pour bien d’autres pays. C’est-à-dire, au cœur de ces trajectoires toujours considérées avec une attention pour les personnes une par une, comment les deux aînées ont, avec un enthousiasme passionné, rejoint Daech –et s’y reconnaissent toujours.

Film de famille, comédie, tragédie, Les Filles d’Olfa est aussi un film de guerre. Cette guerre-là, qui a des dimensions militaires dont on entrevoit des épisodes, est surtout une guerre des esprits, des imaginaires, des désirs.

Grâce à la présence de ces femmes à l’écran –et la séparation entre «vraies filles» et actrices (qui sont aussi des jeunes Tunisiennes d’aujourd’hui) devient bientôt assez peu importante–, grâce à ce que les cinq protagonistes, Olfa et ses filles, ont de séduisant, de très humain et de vivant en même temps que de parfois terrifiant, le film devient une exceptionnelle voie d’accès aux processus selon lesquels se jouent des formes mortifères de radicalisation.

Rahma (Nour Karoui), Ghofrane (Ichraq Matar), Eya et Tayssir Chikhaoui, les quatre sœurs ensemble, dont deux représentées par des actrices. | Jour2Fête

Le film s’avère ainsi l’une des approches les plus fines et les plus approfondie de ces processus opaques, si présents dans l’actualité. Il est aussi, et du même élan à la fois attentif et vital, une mosaïque très composée d’éléments de quotidien, de rapports au monde, de manières de faire face.

Il y a l’évocation de moments marquants de leur parcours (celui de la mère, celui des filles, les relations entre générations) avant l’irruption de l’État islamique dans leur paysage mental. Et puis les échanges entre Olfa Hamrouni et celle qui l’interprète, c’est-à-dire aussi entre deux femmes tunisiennes à peu près du même âge, mais aux parcours très différents.

L’ensemble de ces éléments contribue à enrichir la compréhension de ce qui se trouve au cœur du film. Il s’agit évidemment du choix de Rahma et Ghofrane, celles qui sont parties, mais aussi des comportements d’Eya et Tayssir, celles qui sont restées.

Mais il s’agit également de ce qui se transmet entre femmes de générations différentes, de ce qui se partage entre adolescentes. Et il s’agit d’inscrire ces événements et ces comportements individuels dans des contextes plus vastes, sans lesquels il est impossible de commencer à comprendre la situation et les choix de chacune.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, avec Olfa Hamrouni, Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Hend Sabri, Nour Karoui, Ichraq Matar

Durée: 1h47  Sortie le 5 juillet 2023

Séances

«Au cimetière de la pellicule» de Thierno Souleymane Diallo

Avez-vous vu Mouramani? Sans doute pas. Vous n’avez même probablement jamais entendu parler de ce qui serait, datant de 1953, le premier film tourné par un réalisateur d’Afrique sub-saharienne. Thierno Souleymane Diallo, lui, en a entendu parler, d’autant plus que ce film est attribué à un réalisateur du même pays que lui, la Guinée.

Mais le film a disparu, et le nom de ce réalisateur pionnier, Mamadou Touré, est oublié. Alors, tel un chevalier de la table ronde en quête du Graal, armé de sa caméra et de sa perche son, Thierno Souleymane Diallo part à la recherche du film perdu.

Il y a du conte dans la mise en route d’Au cimetière de la pellicule, et même du légendaire, aussi bien du côté de l’objet de la quête que dans la manière dont elle narrée.

Mais, sous les pieds nus du jeune réalisateur, qui parcourt sans chaussures les rues de Conakry et d’autres villes guinéennes, les pistes et plus tard les trottoirs parisiens, afin de traduire à l’image le dénuement dans lequel se trouve le cinéma de son pays, s’enclenche un parcours qui vise à décrire des situations bien réelles. (…)

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«Jinpa» et «Sortilège», ô pays des merveilles!

Quand les regards racontent mieux que les paroles. Une image de Sortilège. | via Potemkine Films

L’un et l’autre magnifiques, aux confins du rêve et du monde le plus concret, le film de Pema Tseden et celui d’Ala Eddine Slim sont des invitations au voyage, par les chemins enchantés du cinéma.

Que sa langue se fige dans sa bouche, que ses paupières tombent en cendres, celui qui osera encore dire qu’il n’y a plus aujourd’hui de belles découvertes au cinéma. Ce seul mercredi 19 février, ce sont deux films magiques, venus l’un du Tibet chinois, l’autre de Tunisie, qui sortent sur les écrans français. De manière à chaque fois très singulière et qui pourtant se fait écho, l’un et l’autre par sa beauté mystérieuse font vibrer émotions et pensées.

«Jinpa»

Ce désert de pierres et de poussière où roule sans fin un camion brinquebalant, c’est quelque part sur les hauts plateaux tibétains. Mais c’est aussi, d’emblée, un paysage onirique, un monde épuré, un territoire de légende.

Et ce type costaud qui conduit le camion est un routier à l’apparence pas commode, et tout de suite aussi un personnage de conte, mi-ogre mi-chevalier errant.

Il est bien humain, il a femme et enfant, il s’arrête pour se soulager quand il en a besoin, et pourtant son mutisme et sa présence physique émettent un rayonnement qui dès les premiers plans débordent de toutes parts le seul réalisme de la situation, sans le détruire.

Et lorsqu’avec son blouson de cuir et ses amulettes d’argent et d’ambre le bonhomme entonne à pleine voix une improbable version tibétaine d’O Sole Mio, il est acquis que tout peut arriver sur cette route, et dans le déroulement du film à peine commencé, déjà d’une impressionnante présence.

Le type du camion s’appelle Jinpa. Un aigle et un mouton écrasé plus tard, un autre type, sorti lui aussi de ce nulle part infini que traverse le poids lourd, montera dans le camion.

Jinpa et Jinpa sont dans un camion. | via ED Distribution

Il a des habits plus traditionnels, et porte un long poignard ouvragé. Lorsque ces deux-là finiront par s’adresser la parole, il s’avèrera que lui aussi s’appelle Jinpa. Il va dans le bourg voisin, tuer quelqu’un qu’il ne connaît pas.

Qui s’intéresse à ce qui advient de riche et singulier sur les grands écrans du monde connaît le réalisateur de ce film, Pema Tseden. Celui-ci a sans doute d’abord attiré l’attention à cause de son pedigree: cinéaste tibétain.

Mais au moins depuis Tharlo (2015), son premier film distribué en France mais son quatrième long-métrage, au-delà de son origine –qui lui a valu les mauvais traitements du pouvoir chinois– on a commencé de s’apercevoir de la puissance et de la singularité de son talent. L’une des meilleures manifestations dédiées aux cinémas d’Asie, le Festival de Vesoul, vient d’ailleurs de lui rendre un hommage aussi appuyé que justifié, en présentant ses neuf films (dont le suivant, l’étonnant Balloons découvert au récent Festival de Venise).

Avec Jinpa, ce chantre inspiré des paysages de son pays, et des mœurs et croyances actuelles de ses habitants, atteint de nouveaux sommets de beauté et d’émotion. (…)

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