« Les Habitants »: De quoi parlent les gens en France?

leshabitantsdepardon

Les Habitants de Raymond Depardon.Durée: 1h24. Sortie le 27 avril.

Il existe une science, en tout cas une méthode de recherche, appelée l’analyse conversationnelle, qui se rattache à l’éthnométhodologie, qui entend rendre compréhensible ce qui se joue dans les pratiques sociales en partant de ces pratiques plutôt qu’en leur imposant une grille d’analyse. L’analyse conversationnelle consiste en la description aussi fine que possible des innombrables signes de toutes natures qui se produisent lors d’échanges de paroles, sans bien sûr les séparer du sens de ces paroles, mais en mettant en évidence les multiples stratégies, conscientes et inconscientes, qui sont mises en œuvres par les protagonistes.

Le réalisateur explique d’abord en voix off les principes du dispositif mis en place. Durant plusieurs mois (printemps et été 2015), il a parcouru les villes de France avec une petite caravane dans laquelle était installé un studio de cinéma réduit à sa plus simple expression: une caméra et des micros fixes, une petite table et deux sièges, au fond une fenêtre laissant voir l’extérieur.

Dans cette caravane, il a convié des «couples» à se parler et à être filmés. Rencontrés dans la rue, au café, sur une place de marché, ces «couples» sont composés de maris et femmes, mais aussi bien de frères, d’amis, d’amants, de fiancés, de vieilles copines, d’ex-conjoints et d’autres possibles assortiment par deux.

Ils ont entre 17 et 77 ans et relèvent de caractérisations sociales très variées, même si on n’y trouve pas de cas extrêmes. «Je cherchais une France du “centre”, des gens qui travaillent, qui passent le bac, qui se marient, qui divorcent, qui votent…», explique le réalisateur. Pas de grand patron, de dealer, de dirigeant politique, de djihadiste…

De Charleville-Mézières à Saint-Nazaire, de Bar-le-Duc à Nice, à Bayonne ou Villeneuve St Georges, les 90 «couples» qui se sont prêtés à l’exercice ne constituent pas un «échantillon représentatif» de la société française, et Les Habitants n’est ni un sondage, ni une enquête sociologique. C’est un film, avec toute la subjectivité de son auteur, dans le choix de ceux qu’il a filmé et de ceux qu’il a conservé au montage, montage qui lui-même ne conserve pas la totalité de ce qu’on dit les personnes que nous voyons.

Car ils parlent, tous ces gens! Ils parlent tant et plus, de ce qui leur tient à cœur, de leur vie quotidienne, de leurs soucis, leurs espoirs. Ils parlent de sexe, ils parlent de travail, ils parlent d’argent, ils parlent de violence quotidienne, ils parlent de sentiments, de santé. Et, plus que tout peut-être, de relations familiales, dans l’infini complexité de ce qu’est devenue l’appartenance familiale aujourd’hui en France. De politique, au sens étroit du mot? Pratiquement jamais. Et du vaste monde? Absolument jamais.

La diversité des personnes et la multiplicité des sujets composent une sorte de cartographie impressionniste, où chacun fera des découvertes sur ses contemporains-concitoyens. On n’en finirait pas de lister les paroles, les formules, les expressions. En choisir quelques unes ce serait leur donner un caractère anecdotique, publicitaire, à l’opposé de la manière dont fonctionne le film, dans la parfaite équanimité de son écoute et le total respect pour tous ces gens. (…)

LIRE LA SUITE

« Le Bois », peuplé et fendu

bois3

Le Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon. Durée: 2h26. Sortie le 13 avril.

Tourné durant toute une année au Bois de Vincennes, tout contre Paris (1), Le Bois dont les rêves sont faits est un film fendu, disjoint. Un film qui fait, très bien, deux choses complètement distinctes. Que fait-il? D’abord, une série de portraits de personnes qui fréquentent ce lieu, la description d’un grand nombre de situations très particulières qui s’y produisent.  La collection assemblée par la réalisatrice Claire Simon est impressionnante, par sa diversité et par l’intérêt qu’à des titres divers –informatif, émotif, esthétique– ces composants suscitent.

L’ancien légionnaire qui a installé son gymnase personnel dans une clairière, les promeneurs de chiens professionnels, la prostituée lucide et volontaire, les SDF adeptes de la chlorophile, un chaman, les techniciens du service des parcs de la Ville de Paris, les amoureux de tous sexes, les groupes d’émigrés cambodgiens ou guinéens, les zoologues amateurs, le voyeur et fier de l’être, les cyclistes du dimanche mais pas pour rire… Chaque fois, la cinéaste réussit à dépasser le côté folklorique, en tout cas la réduction des personnes à leur fonction, à leur apparence, à leur définition par un seul critère.

La longue pratique du documentaire de la cinéaste de Coûte que coûte et de Gare du Nord offre au film ce qui est sans doute sa plus belle dimension: la qualité de l’«écoute» – écoute de la caméra autant que du micro, de l’œil autant que de l’oreille, disponibilité, attention, réception. Dans un autre siècle, Jean-Luc Godard opposait la caméra qui reçoit à la caméra qui s’impose –femelle ou mâle, disait-il. Celle de Claire Simon est remarquablement disponible à la diversité et aux nuances du monde et de ceux –humains et non-humains– qui le peuplent. (…)

LIRE LA SUITE