Les trois triangles amoureux de «Vous ne désirez que moi»

Yann Andréa (Swann Arlaud) parle de Marguerite Duras au micro de Michèle Manceaux.

Le film de Claire Simon invente l’exploration intime et vertigineuse d’une relation sensuelle et tendre, toxique et vitale, où les corps, les voix et l’écriture se stimulent, s’enchantent et se vampirisent à l’infini.

Il y a un homme et une femme. Ils sont assis face à face. L’homme est jeune, avec encore de l’enfance en lui. La femme, non. Ils se connaissent, sont peut-être amis, mais là, ils sont dans une situation réglée, conventionnelle: elle est venue pour l’interviewer, elle enregistre. Il raconte son histoire. Son histoire avec une autre femme, qui est dans la même maison, à la campagne pas loin de Paris. L’autre femme est en bas, au rez-de-chaussée, elle n’a pas le droit de venir.

Cela a eu lieu, cette dramaturgie un peu étrange. L’homme s’appelait Yann Andréa, la femme Michèle Manceaux[1] . Yann Andréa a été l’amoureux, au sens le plus complet du mot, aussi au sens que lui donnent les enfants, de Marguerite Duras. Un jour, il a choisi de raconter à la journaliste et écrivaine Michèle Manceaux «cet amour-là».

Cet amour-là était le titre d’un beau film consacré à la relation entre l’écrivaine et le jeune homme d’après le livre témoignage de Yann Andréa, film où Jeanne Moreau jouait Duras. Cette fois, personne ne joue Duras. Swann Arlaud incarne Yann Andréa et Emmanuelle Devos Michèle Manceaux. Il n’est pas certain que le verbe «jouer» soit approprié.

Quelle histoire!

Deux après-midis de suite, tandis que peu à peu le soir descend, il parle, elle écoute, parfois demande une précision, souligne une obscurité. C’est une aventure extraordinaire qui se déploie. Cette aventure arrive là où le cinéma est, souvent, le plus beau: dans l’esprit de chacune et chacun qui verra le film.

Quelle histoire! Histoire d’amour passionné, histoire d’écriture à la folie, histoire de conquête et de désir, histoire de cul, histoire de regards, histoire de silences, histoire de liberté, de domination, de souvenirs et d’oublis, d’affrontements et d’apaisements.

Si un dispositif aussi minimal qu’un entretien entre deux personnes se révèle aussi riche, c’est que pour faire ainsi vibrer l’aventure Duras-Andréa-Manceaux, il y a un autre trio en miroir, là aussi un homme et deux femmes dont une invisible.

L’autre trio, c’est Claire Simon et ses deux interprètes. Ce que font Emmanuelle Devos et Swann Arlaud est au-delà de tout éloge, de toute définition, cela semble presque rien et tout y est. C’est absolument l’anti-numéro d’acteur, c’est du côté de la vie vivante, des angoisses, du courage, de l’incertitude de tout.

Et d’abord l’incertitude quant à la légitimité, pour Yann Andréa et pour Michèle Manceaux, d’être là à faire ce qu’il et elle font, lui raconter, elle solliciter et garder trace de la parole. Il y faut, avec de la colère et de la tristesse et de l’incompréhension, infiniment d’amour. Et d’abord d’amour pour cette écrivaine absente et omniprésente.

Beaucoup d’amour

Et il faut à Claire Simon infiniment de justesse et d’attention, et, oui, d’amour, d’amour pour le cinéma et ce qu’il peut offrir, pour que Vous ne désirez que moi soit aussi intense, à la fois aussi aigu et aussi délicat.(…)

LIRE LA SUITE

«Le Fils de l’épicière…» et «Il Varco», singuliers joyaux documentaires

Suspendu entre archive et imaginaire, Il Varco où la danse inventée d’un récit historique documente un cauchemar passé aux réminiscences actuelles.

Sous des angles différents, le film de Claire Simon et celui de Federico Ferrone et Michele Manzolini explorent les inépuisables richesses des rapports à la réalité que peut inventer le cinéma.

Ce sont deux films qui relèvent de ce que l’on a coutume d’appeler le documentaire. Ils sont pourtant aussi différents que possible l’un de l’autre.

L’un propose une chronique attentive d’une aventure bien réelle qui s’est jouée, et continue de se jouer en ce moment en France. En Ardèche, plus précisément. L’autre construit un récit à partir d’archives filmées par des soldats italiens envoyés sur le front soviétique en 1941-1942.

Sortis l’un et l’autre ce mercredi 1er septembre, ils n’ont à vrai dire comme point commun que ce qui, justement les singularise: chacun, dans sa forme et par son sujet, invite aussi à réfléchir à ce qu’est «le» documentaire, ou plutôt à ce que font, ou pourraient faire, les innombrables approches documentaires qui activent le cinéma.

«Le Fils de l’épicière, le maire, le village et le monde» de Claire Simon

Ce film apparaît au confluent de plusieurs histoires de différentes longueurs, et de différentes ampleurs. Parmi elles, certaines sont désignées par le titre, mais pas toutes.

À la source, se trouve un drôle de rêveur efficace nommé Jean-Marie Barbe. C’est lui, fils de l’épicière de son village natal, Lussas en Ardèche, qui créa à la fin des années 1980 avec quelques copains les États généraux du film documentaire, dans un endroit que rien en apparence ne prédisposait à devenir un rendez-vous mondialement connu, et fréquenté.

Depuis, dans des lieux de bonne fortune aménagés pour la circonstance, des centaines de passionnés se pressent chaque été, regardent des films et en débattent, logeant pour la plupart sous la tente ou chez l’habitant –la 33e édition, fort animée, vient de se terminer le 28 août.

Au fil des années, la localité est aussi devenue, à l’enseigne de l’association Ardèche-Images, le siège d’une vie active toute l’année autour des différentes pratiques liées au cinéma documentaire, avec une école professionnelle, des ateliers de formation continue, un centre de documentation, un centre de production.

À l’autre bout du titre, il y a, donc «le monde». Il est très tôt venu à Lussas, du fait de la présence des films de toutes les origines, de celle des intervenants, des spectateurs. Mais Lussas est aussi venu à lui, par la création d’antennes de formation et de production, en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Et puis, en 2015, Barbe s’est lancé dans une nouvelle utopie: créer, toujours à Lussas, une plateforme en ligne entièrement dédiée au documentaire de création. C’est à ce moment qu’une des meilleures documentaristes en activité, Claire Simon, entreprend de filmer ce qu’il en adviendra.

Le résultat est si riche qu’il donne naissance à une série télévisée, Le Village: pas moins de vingt épisodes (d’abord diffusés sur Ciné+) pour raconter la naissance de cet espace unique au monde dédié au documentaire, la plateforme Tënk, une inépuisable réserve de trésors.

Mais ce n’est pas tout, loin de là. Ce que fait Claire Simon, et que signalent désormais les deux autres mots du titre, «le maire» et «le village», consiste à inscrire la venue au jour de Tënk, cette odyssée cinéphile, culturelle, mais aussi administrative, financière, tactique, politique et ô combien émotionnelle, dans un territoire.

Dans le village, festivaliers et agriculteurs. | Nour Films

Un territoire, c’est-à-dire des lieux, des métiers, une histoire et des histoires, des rapports humains, y compris avec toutes celles et ceux qui n’ont pas de rapport particulier avec le cinéma, ne souhaitent pas nécessairement en avoir ou sont éventuellement opposés aux choix de cette autre figure de ce récit picaresque, le maire de Lussas, Jean-Paul Roux.

À Paris, dans les bureaux des banquiers ou du CNC, au village au bistrot, chez la boulangère ou dans les champs et les vergers, se tissent ainsi une multitude de liens, de questions, de blocages, de coups de force, de coups de théâtre heureux ou malheureux, de temps pour l’affection et de temps pour l’action, de rituels.

Autour de la très concrète construction du nouveau bâtiment qui doit accueillir le village documentaire, la structure devant héberger Tënk, ce sont tous ces liens que tissait la série de Claire Simon. Des 8h40 que durait celle-ci, elle a donc fait un film d’1h50.

Sorti de terre après bien des efforts, le bâtiment rendra-t-il viable l’aventure de Tënk? | Nour Films

C’est encore penser la place de ce qui fait récit, de ce qui fait image, non plus cette fois dans la trame d’un village ardéchois et le long des rêves opérationnels d’une haute idée du cinéma telle que l’incarnent Barbe et ses acolytes, mais selon une logique de composition. En ajoutant trois mots au titre et en enlevant 6h50 au montage, Claire Simon discute implicitement ce qu’exige le cinéma documentaire.

Ça fourmille de vie, ça circule comme du sang dans les veines d’une histoire collective qui, le titre le suggère bien, est vivante de se jouer simultanément sur plusieurs registres, à plusieurs échelles.

Documentaire sur le monde du documentaire, Le Fils de l’épicière… réussit à mobiliser des affects, des savoirs et des attentions à la fois cohérentes et d’une immense diversité, qui s’éclairent les unes les autres.

«Il Varco» de Federico Ferrone et Michele Manzolini

Au début, un carton a rappelé les circonstances dans lesquelles des centaines de milliers de soldats italiens furent envoyés combattre aux côtés de la Wehrmacht sur le front russe, en fait surtout en Ukraine, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Puis apparaissent des images muettes en noir et blanc, magnifiques et endommagées par le temps, qui semblent les fantômes d’un passé oublié. Bientôt, sur d’autres images en noir et blanc documentant l’expédition vers l’Est de l’armée italienne, la voix off raconte son voyage sous l’uniforme.

Un voyage dans le temps autant que dans l’espace. | Norte Distribution

Celui qui parle est un vétéran, qui a combattu en Éthiopie, il prévoit mieux que ses camarades la dureté de ce qui les attend, sans pouvoir en anticiper entièrement l’horreur. Les images montrent les paysages traversés, les moments de la vie quotidienne des troufions, les premiers combats, les ruines. (…)

LIRE LA SUITE

« Le Bois », peuplé et fendu

bois3

Le Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon. Durée: 2h26. Sortie le 13 avril.

Tourné durant toute une année au Bois de Vincennes, tout contre Paris (1), Le Bois dont les rêves sont faits est un film fendu, disjoint. Un film qui fait, très bien, deux choses complètement distinctes. Que fait-il? D’abord, une série de portraits de personnes qui fréquentent ce lieu, la description d’un grand nombre de situations très particulières qui s’y produisent.  La collection assemblée par la réalisatrice Claire Simon est impressionnante, par sa diversité et par l’intérêt qu’à des titres divers –informatif, émotif, esthétique– ces composants suscitent.

L’ancien légionnaire qui a installé son gymnase personnel dans une clairière, les promeneurs de chiens professionnels, la prostituée lucide et volontaire, les SDF adeptes de la chlorophile, un chaman, les techniciens du service des parcs de la Ville de Paris, les amoureux de tous sexes, les groupes d’émigrés cambodgiens ou guinéens, les zoologues amateurs, le voyeur et fier de l’être, les cyclistes du dimanche mais pas pour rire… Chaque fois, la cinéaste réussit à dépasser le côté folklorique, en tout cas la réduction des personnes à leur fonction, à leur apparence, à leur définition par un seul critère.

La longue pratique du documentaire de la cinéaste de Coûte que coûte et de Gare du Nord offre au film ce qui est sans doute sa plus belle dimension: la qualité de l’«écoute» – écoute de la caméra autant que du micro, de l’œil autant que de l’oreille, disponibilité, attention, réception. Dans un autre siècle, Jean-Luc Godard opposait la caméra qui reçoit à la caméra qui s’impose –femelle ou mâle, disait-il. Celle de Claire Simon est remarquablement disponible à la diversité et aux nuances du monde et de ceux –humains et non-humains– qui le peuplent. (…)

LIRE LA SUITE

Gare au monde

Gare du Nord de Claire Simon

Depuis qu’on l’a découvert en 1995 grâce à Coute que coute, le nom de Claire Simon est surtout associé au documentaire, même si elle a fréquemment mis en question ce définirait ce domaine, et a également réalisé des fictions, dont le très beau Sinon oui (1997). Avec Gare du Nord, la réalisatrice propose ce qui est incontestablement une fiction, et même un projet très romanesque, mais tout entier nourri d’une approche documentaire concernant le lieu qui donne son titre au film, et ceux qu’on y croise, un fois ou tout le temps. Cette approche a d’ailleurs aussi donné naissance à un autre film, Géographie humaine, qui sera cette fois sans hésiter défini comme documentaire[1].

Mais dans Gare du Nord, il y a des personnages, des récits, un jeu concerté de rencontres et d’esquives, de recherches fructueuses ou pas, de trouvailles voulues ou non. Il y a, et là se joue beaucoup de la réussite du film, un tremblé de la distinction entre rencontres fortuites sur les quais et dans les escalators et narration concertée. Ce sont les interprètes qui incarnent le mieux ce tremblé qui donnent aussi au film ce qu’il a de plus vivant, d’à la fois fragile et porté par un élan : Reda Kateb en apprenti sociologue amoureux, Monia Chokri en fille larguée par son couple et son job, et les autres, dont on saura pas dans quelle mesure ils jouent, dans quelle mesure ils sont marchand de bonbon, vendeuse de lingerie, sorcière ou flic. Alors que Nicole Garcia, prof de fac en chimio, ou François Damiens, animateur TV éperdu d’angoisse de la disparition de sa fille, portent le fardeau de rôles plus fonctionnels, plus concertés, d’emplois plus joués qu’éprouvés.

Mais il est évident que Claire Simon s’intéresse surtout à la manière dont les bribes de fictions croisées qu’elle trame entre rames de RER et verrière spectaculaire, et dans les replis des magasins, des trafics, des travaux et des départs en mettent en valeur la richesse, la complexité. L’important ici n’est pas tant le détail ou l’anecdote que ce qui malgré tout les fait composants d’un même monde, la Gare du Nord assurément, mais notre monde aujourd’hui tout autant.

 

 

 

 

 

 


[1] Outre les deux films, la fiction et le documentaire, la riche matière accumulée Gare du Nord fournit également une autre mise en forme, le site Voyage en ligne.