Vive la vie vécue de «Tommaso»!

Willem Dafoe interprète Tommaso, qui s’inspire de Ferrara: un personnage est né. | Via Capricci

Le nouveau film d’Abel Ferrara invente le récit réaliste et imaginaire du quotidien de son auteur à Rome, grâce à une sensibilité à fleur de peau et à l’interprétation exceptionnelle de Willem Dafoe.

Parmi toutes les âneries qui circulent à propos du cinéma, l’une des plus insistantes est une fausse citation attribuée selon les cas à Fritz Lang, à Orson Welles, à Jean Renoir ou à Steven Spielberg, selon laquelle «pour faire un bon film, il faut trois choses: une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire».

C’est complètement faux, et Tommaso vient après tant d’autres en témoigner, mais avec un éclat particulier. D’histoire, il n’y en a guère dans ce film. En lieu et place, il y a… la vie –en l’occurrence, la vie de son réalisateur, Abel Ferrara, à Rome.

Pas sa vraie vie, si tant est que cela signifie quelque chose, mais un film tout entier nourri des moments, des lieux, des relations, des lumières et des espaces où il existe, où il travaille, où il aime et se dispute et se perd –souvent– et se retrouve –parfois.

Une construction appelée mise en scène

Tommaso n’est pas une autofiction, c’est plus et autre chose: l’affirmation crâne que les moments les plus quotidiens sont riches de toutes les aventures, de toutes les émotions, pour peu qu’on sache les filmer.

Il s’agit à vrai dire d’une idée qui traverse l’histoire du cinéma depuis ses origines, et dont le néoréalisme italien a offert l’horizon le plus visible: l’essentiel se joue dans le regard sur les êtres et les choses.

La beauté est là, l’intelligence du monde est là, encore faut-il construire les possibilités pour chaque spectateur ou spectatrice d’y accéder. Cette construction s’appelle mise en scène.

Tommaso (Willem Dafoe) et sa femme Nikki (Cristina Chiriac), un après-midi au parc. | Via Capricci

L’épouse de Tommaso, Nikki, est jouée par la femme de Ferrara, l’actrice Cristina Chiriac, et la petite fille du couple, Deedee, est jouée par leur fille, Anna Ferrara. Mais ce sont des personnages de cinéma, avec des noms et des actions différentes, même si habités par leur existence dans la réalité.

Tommaso, lui, n’est pas joué par Abel Ferrara mais par Willem Dafoe. Entre eux deux, il passe ce tourbillon qui circule entre fiction et documentaire, cette énergie trouble et jamais prévisible que renforce ici cette évidence: Willem Dafoe est, oui, un acteur génial.(…)

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«Laetitia» et «Des rêves sans étoiles», des femmes et des images

Aussi différents que possible, deux documentaires sortent cette semaine qui, chacun à sa manière magnifie ici une femme, là tout un groupe de jeunes filles grâce à l’attention affectueuse et respectueuse avec laquelle elles sont filmées.

La battante

Elles sont deux, celle qu’on voit et celle qu’on ne verra pas. La deuxième, qui est cinéaste, filme la première, championne de boxe thaïlandaise. On ne sait pas ce qui les a amenées à se rencontrer.

On sait, parce qu’on le voit, parce qu’on l’éprouve, que dans cette rencontre naît quelque chose que de très riche et de très touchant.

 

Elle, Laetitia, la boxeuse, est une jeune femme tout à fait charmante, mais qu’on croiserait dans la rue sans qu’elle attire particulièrement l’attention. Elle est pourtant championne du monde d’une discipline violente et exigeante, qui plus est marquée d’un exotisme qui contraste avec sa manière de parler, de bouger, ou cette petite maison dans la campagne d’Île-de-France où elle habite.

Elle a un fils qui va à l’école. Elle a, entrevoit-on, un travail –dans une crêperie. Mais le presque tout de sa vie, pour ce que le film en laisse apparaître, consiste en entraînement incessant, dans la salle de gym, sous la direction impérieuse, affectueusement rugueuse de son coach. De loin en loin, les entraînements sont ponctués de matchs.

Dans la salle de gym, à part elle, il n’y a que des hommes. Et cette femme certainement pas faible, plus qu’avenante, est constamment au contact physique très intense de ces gaillards praticiens de sports de combat parmi les plus brutaux. Il en résulte une étrange chorégraphie, où les gestes et les rythmes, mais aussi les mots, les souffles, les regards jouent un grand rôle.

Singulière, intrigante derrière les grosses masses rouges de ses gants ou dans sa façon de passer d’un univers très quotidien à un monde si particulier, Laetitia (le film ne dit pas son nom de famille) devient un «personnage», sans cesser d’être une personne. (…)

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Lettre pour « Elle »

045630À propos de quelques polémiques autour du film de Verhoeven, pour le droit à la différence dans la manière d’accueillir les œuvres –de cinéma ou autres.

Il y a comme une agitation  autour du nouveau film de Paul Verhoeven, le très remarquable Elle. Comme souvent, cet emballement attisé par les réseaux sociaux résulte de la confusion de plusieurs causes, qui sont en l’occurrence autant de fausses pistes. Tentative de démêler cet écheveau, avec l’espoir que cela puisse aussi contribuer à regarder autrement d’autres films.

1.Les porte-parole anti-Elle projettent sur le film leurs réflexes de militantes féministes au lieu de le regarder

Celles et ceux qui se sont manifesté-e-s, notamment sur ce pamphlet qui ne craint pas le titre racoleur, ou sur Facebook à l’initiative du collectif Les Effrontées, savent ce qu’il faut dire et faire face au viol: «Vous voulez savoir ce qu’est un thriller féministe? Ce serait un film où l’héroïne poursuit son violeur, le retrouve, découvre qui il est, l’émascule, le défigure, le fait enfermer ou se venge d’une manière ou d’une autre», écrit ainsi la porte-parole du groupe FièrE.

Elle réclame donc une variante du classique Revenge Movie, genre qu’elle trouverait sans doute détestable si Clint Eastwood ou Charles Bronson allait buter l’assassin de ses enfants, mais modèle qui deviendrait souhaitable s’il épouse la ligne de combat qui mobilise ce groupe.

Comme tout discours militant, celui-ci n’admet que les films de propagande «dans le bon sens», ne tolère rien qui fasse place à la complexité, au trouble. La Cause –est-il besoin d’ajouter: aussi juste soit-elle?– ne tolère que la dénonciation. Dès lors il n’y a plus place pour ce qui mérite d’être nommé «œuvre», mais uniquement pour la diatribe, d’avance justifiée par la puissance dominatrice de l’adversaire. C’est réduire le cinéma au rang, d’ailleurs légitime, mais très limité, de Guignol –exemple récent: Merci Patron.

Et dès lors il est logique que ces spectateurs-trices ne voient ni n’entendent ce qui advient effectivement dans le film –la complexité, le mystère, mais surtout la violence de la réaction du personnage joué par Isabelle Huppert, ainsi que la multiplicité ludique et ouverte des ressorts qui l’animent, et qui animent les autres protagonistes, surtout féminins.

Ces spectateurs-trices ne voient que le fait que le film commence par un viol, ce qui appellerait une suite unique. Dès lors qu’Elle, et «elle», la femme violée, ne suivent pas ce qui est supposé être programmé par un tel début, le film est dans l’erreur et doit être condamné. Procédure de jugement dogmatique dont le modèle se perd dans la nuit des temps, une nuit très sombre.

Le film fait et dit pourtant non pas une mais vingt autres choses. Il réserve en particulier des places autrement fines et stimulantes –stimulantes parce que non conventionnelles– aux autres femmes, surtout celles jouées par Anne Consigny et Virginie Efira. S’il y a des personnages faibles et médiocres dans ce film, ce sont bien les mâles.

La même disposition d’esprit, qui verrouille d’emblée la vision du film, rend évidemment irrecevable une de ses dimensions principales: Elle est une comédie. Pas uniquement une comédie mais d’abord un comédie. Une comédie noire et bizarre, mais une comédie.

Une comédie qui commence par un viol, ah mais ça c’est interdit! Bon. Dommage, la comédie, c’est pourtant un assez bon moyen de reposer les questions. À condition de ne pas être sûr(e) d’avoir déjà toutes les réponses.

2.Celle qui est violée au début de Elle s’appelle Michèle. Michèle n’existe pas.

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« Le Bois », peuplé et fendu

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Le Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon. Durée: 2h26. Sortie le 13 avril.

Tourné durant toute une année au Bois de Vincennes, tout contre Paris (1), Le Bois dont les rêves sont faits est un film fendu, disjoint. Un film qui fait, très bien, deux choses complètement distinctes. Que fait-il? D’abord, une série de portraits de personnes qui fréquentent ce lieu, la description d’un grand nombre de situations très particulières qui s’y produisent.  La collection assemblée par la réalisatrice Claire Simon est impressionnante, par sa diversité et par l’intérêt qu’à des titres divers –informatif, émotif, esthétique– ces composants suscitent.

L’ancien légionnaire qui a installé son gymnase personnel dans une clairière, les promeneurs de chiens professionnels, la prostituée lucide et volontaire, les SDF adeptes de la chlorophile, un chaman, les techniciens du service des parcs de la Ville de Paris, les amoureux de tous sexes, les groupes d’émigrés cambodgiens ou guinéens, les zoologues amateurs, le voyeur et fier de l’être, les cyclistes du dimanche mais pas pour rire… Chaque fois, la cinéaste réussit à dépasser le côté folklorique, en tout cas la réduction des personnes à leur fonction, à leur apparence, à leur définition par un seul critère.

La longue pratique du documentaire de la cinéaste de Coûte que coûte et de Gare du Nord offre au film ce qui est sans doute sa plus belle dimension: la qualité de l’«écoute» – écoute de la caméra autant que du micro, de l’œil autant que de l’oreille, disponibilité, attention, réception. Dans un autre siècle, Jean-Luc Godard opposait la caméra qui reçoit à la caméra qui s’impose –femelle ou mâle, disait-il. Celle de Claire Simon est remarquablement disponible à la diversité et aux nuances du monde et de ceux –humains et non-humains– qui le peuplent. (…)

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«Wild», «Loin des hommes»: la nature n’est pas un personnage

Wild de Jean-Marc Vallée, avec Reese Witherspoon, Laura Dern, Thomas Sadoski. Durée 1h56 | Sortie le 14 janvier 2015

Loin des hommes de David Oelhoffen, avec Viggo Mortensen, Reda Kateb. Durée 1h41 | Sortie le 14 janvier 2015.

576ffd292d4025cf21f3ee424d4785a9Reda Kateb et Viggo Mortensen dans Loin des hommes

Cette semaine sortent Wild et Loin des hommes, où la nature occupe une place essentielle. Mais pas la même.

Il y a les histoires. Et puis il y a les contextes, géographiques, historiques, sociologiques, psychologiques… Il y a aussi les styles, les partis-pris d’organisation des images et des sons. Un film, d’une manière ou d’une autre, raconte une histoire dans un contexte et avec un certain style. Mais toujours un film fait, ou plutôt un film est fait aussi d’autre chose. De tout ce qui est aussi là, dans l’image, dans la bande son également. Certains cinéastes cherchent à éliminer au maximum ces surplus, perçus comme des parasites à leur projet, d’autres au contraire s’en réjouissent, en tirent parti quitte à faire confiance, un peu ou beaucoup, au hasard.

Parmi tout ce qui est là «en plus», il y a, souvent, ce qu’on appelle «la nature». Filmer dans la nature est une chose, pas très compliquée. Filmer avec la nature en est une autre. Cette semaine sortent deux films plutôt réussis, qui se passent l’un et l’autre dans la nature. C’est d’ailleurs leur seul point commun: pas la même histoire, pas le même contexte –époques différentes, pays différents, situation politiques et psychologiques différentes. Mais ici et là, dans Wild, film de Jean-Marc Vallée et dans Loin des hommes de David Oelhoffen, le rapport à la nature, immense, sauvage, magnifique, occupe une place majeure. (…)

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Un conte d’automne tardif

Sunhi de Hong Sang-soo. avec Jung Yu-mi, Kim Sang-joon, Lee Sun-kyun, Jung Jae-young. 1h28. Sortie le 9 juillet.

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Il faut en prendre son parti. La quasi-totalité des films de Hong Sang-soo se passent en conversation dans des bars ou en déambulations dans les rues et les parcs – comme la quasi-totalité des pièces de Tchékhov se passent dans des propriétés rurales de la province russe, ou la quasi-totalité des films d’Ozu d’après guerre se passent dans des intérieurs de maisons d’employés, dans leurs bureaux ou dans des bars. On pourrait aussi se référer à Eric Rohmer, pour de multiples raisons et notamment dans la manière dont l’utilisation des mots sert à déplacer le point de vue, dont le langage fait littéralement de la mise en scène. Le plus souvent, le réalisateur coréen y ajoute cette caractéristique que ses personnages appartiennent au même milieu que lui, celui du cinéma d’auteur, des études de cinéma et des festivals. Cela confère une intimité supplémentaire et quelques harmoniques de possible autobiographie, qui rime avec auto-ironie.

Comme avec Tchékhov, Ozu ou Rohmer, chaque nouvelle œuvre pourrait aisément apparaître comme un nouveau chapitre d’un seul grand opus, ou comme une variation sur des thèmes déjà maintes fois abordés. Et comme le Russe, le Japonais ou le Français, le Coréen tire parti de cette manière de faire pour proposer au contraire une recherche extrêmement subtile et approfondie sur des questions nombreuses, bien au-delà d’un thème ou d’une obsession auxquels on essaie souvent de les réduire.

Dans les tonalités brune et dorée d’une fin d’automne, son quatorzième film est construit autour d’une structure géométrique en apparence simple : une jeune femme et trois hommes. Elle, Sunhi, termine ses études de cinéma et demande à son prof une lettre de recommandation. Puis elle rencontre son petit ami avec lequel elle est en train de rompre et ensuite un réalisateur avec qui elle a eu une liaison. Accomplissement exemplaire de l’art du cinéma selon HSS, le film associe deux gestes distincts, et les rend complémentaires.

L’un est un geste de « pure réalisation », si on peut dire. Il concerne la fluidité de la manière de filmer, la capacité à enchainer les mouvements, dans les plans et entre eux, pour construire à la fois l’unité qui correspond à la présence presque constante de Sunhi, la jeune femme, et les variations de rythme et de densité qui correspondent à la particularité de chaque homme.

A cette composition, très comparable à un travail musical, s’ajoute, toujours du côté de la « pure réalisation », le talent d’intensifier la nature de la présence à l’image de chaque protagoniste. C’est la manière de filmer qui rend ainsi Sunhi à la fois attirante, un peu manipulatrice et ayant du mal à s’affirmer, et qui confère à chacun des trois hommes son mode particulier d’assurance professionnelle et masculine, ses propres failles et maladresses, ses frustrations. Si le dialogue fournit des indices de toutes ces dimensions, le filmage des visages et des corps, des espaces entre eux, des gestes, des silences tisse un réseau très riche donnant une étonnante existence à des êtres dont on voit bien qu’ils sont au départ quasiment des conventions de récit, des « types ».

Or cela répond très précisément à un des principaux enjeux de ce qui circule effectivement entre ces protagonistes. Chacun d’eux d’une manière particulière est amené à formuler ce qu’il ou elle sait, ou croit savoir, veut afficher à propos de Sunhi – d’abord chacun des trois hommes en sa présence, puis ensuite les trois ensemble sans elle, lors de l’épilogue d’un comique douloureux dans le parc d’un ancien palais de Séoul. La jeune femme a fini par disparaître, sans qu’on puisse affirmer si elle s’est dissoute dans les descriptions d’elle ou si elle a juste choisi la liberté de leur échapper.

Mais en tout cas l’enchainement des échanges entre Sunhi et ses trois compagnons aura mis en branle tout un questionnement, tour à tour ludique, érotique, brutal ou émouvant, autour de l’idée même de définir… quoi ? Une personne ? ou un personnage ? C’est la question cachée au cœur du film, ce tremblement entre la construction de personnages comme artefacts et la vérité incernable de chacun : s’il est évident que, parlant de, et à Sunhi, Dong-hyun, Mun-su et Jae-hak parlent autant et plus d’eux-mêmes, le film vibre sans fin de la tension entre ce qui tient de la construction (du « théâtre », si on veut, en fait de la fiction) et ce qui renvoie à des humains réels, enregistrés attentivement, dans toute la gamme des changements de ton dans la voix, de lumière dans le regard, de coloration de la peau, sans oublier les échappées liées à la consommation d’alcool, facteur de vérité, de courage et de lâcheté, de tricherie et d’humour, de transgression et de conformisme très important chez Hong Sang-soo.

Sunhi a les apparences d’une petite tragi-comédie cruelle dans un milieu très particulier, c’est en réalité une très délicate machine infernale qui ne cesse de déplacer les repères et les certitudes, suscitant un trouble à la fois gracieux et inquiétant, d’autant mieux que le cinéaste y semble toujours mis en question aussi bien que tous ceux qu’il montre.

A noter, la sortie en DVD de deux autres films de Hong Sang-soo, The Day He Arrives (2011) et Haewon et les hommes (2013) dans la collection « 2 films de » édités par Why Not. Deux films qui s’inscrivent parfaitement dans l’entreprise d’ensemble qu’est le cinéma de HSS.

 

 

Ce chien de Godard dans le jeu de Cannes

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Adieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014

Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.

Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.

Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.

Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.

Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.

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Une force obsédante

Nymphomaniac, Volume 2 de Lars von Trier

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Charlotte Gainsbourg et Jamie Bell dans Nymphomaniac Volume 2

Difficile situation, pour le film comme pour le spectateur : Nymphomaniac, Volume 2 est à la fois un film et un demi film. Il est la deuxième moitié d’une œuvre supposée avoir une certaine continuité, et doit en même temps renouveler l’expérience du Volume 1, tout en jouant avec ce que la fin de celui-ci annonçait de celui-là. Cette situation engendre sinon une frustration du moins une bizarre posture comparative, qu’il y a tout avantage à dépasser.

On retrouve, donc, Charlotte Gainsbourg, autoproclamée nymphomane et « être mauvais », racontant différents épisodes de son existence à Seligman, l’homme mûr qui l’a littéralement ramassée dans le ruisseau. Mais de ne plus avoir à être témoin des conditions dans lesquelles il l’a recueillie souligne davantage combien la situation ressemble à celle de la psychanalyse, avec la patiente narratrice allongée et l’homme sage assis à ses côtés, écoutant avec bienveillance, commentant et proposant des associations d’idées. Le schéma abstrait de dramaturgie analytique est même radicalisé, non sans ironie, par l’affirmation de Seligman qu’il serait, quant à lui, dépourvu de sexualité.

Par-delà les péripéties de l’existence de Joe narrées par Charlotte Gainsbourg, bientôt aussi interprète des expériences qu’elle raconte en lieu et place de la jeune Stacy Martin qui jouait ce rôle dans le premier film, c’est bien à l’accomplissement d’une cure qu’on assiste, avec formulation explicite du lieu de la souffrance (gardée plus ou moins obscure dans le premier film) et mise à jour du trauma fondateur à l’origine du comportement compulsif qui la domine avec ce qu’oncle Sigmund appelait « une force obsédante »[1]. Cette scène primitive est placée sous le signe de l’ambivalence des signes du bien et du mal grâce aux figures indécidablement divines ou diaboliques qui entourent la petite Joe au moment de son inaugurale expérience physique et mystique.

Le Volume 2 est donc construit sur une trame beaucoup plus solide, dont les trois chapitres, respectivement marqués du sceau de la souffrance comme quête d’une retrouvaille de soi, du déni de soi sous la pression de la société, et d’une violente traversée du miroir, constituent des repères plutôt que les embardées aventureuses, apparemment erratiques, de la succession des chapitres du Volume 1. Cette trame mène au vertige, vertige tendu comme l’arbre affrontant le vent des cimes d’un mal de vivre venu des tréfonds de la personne, sans aucune forme de morale pour résoudre ou encadrer ce conflit intérieur que la douleur et la privation – et jamais le plaisir  – viennent redoubler en prétendant le résoudre.

Si la structure du récit devient un peu trop visible (on devine qu’elle se fondrait davantage en regardant le film dans la continuité de ses deux Volumes, on présume qu’elle le fera mieux encore dans la version longue annoncée), ce squelette est habillé d’une chair cinématographique luxuriante déployée par la mise en scène de Lars von Trier. Il y a d’ailleurs quelque injustice à chercher à la disséquer, quand c’est l’unité organique et dynamique de ses composants qui lui donne sa force vitale.

Un de ces composants a le mérite de l’évidence et le défaut de l’impossibilité de le prouver, c’est la ferme beauté de chaque plan, un sens hors pair de la composition visuelle et du jeu entre image et son. Que ceux qui ont des yeux voient. Une autre ressource tient à l’invention permanente aux confins des genres – l’horreur, la comédie burlesque, le film noir, le drame sentimental (mais pas le film érotique) – considérés comme des malles au trésor où puiser de quoi donner forme à des questions intimes, secrètes et simples.

Il faut pour cela aussi l’exceptionnelle qualité du jeu de Charlotte Gainsbourg, oxymore d’extrême présence et d’évanescence au bord de la disparition. Filmée à la perfection par Lars von Trier, cette comédienne décidément exceptionnelle parvient à devenir un être très proche, très humain et en même temps fantomatique : le visage, le corps et la voix même d’un être de fiction.

Ses partenaires, tous très adéquatement choisis, sont excellents : belles retrouvailles avec Stellan Skarsgard en renvoyeur de paraboles et Shia LaBeouf en inopérant homme de sa vie, heureuses rencontres avec Jamie Bell désormais administrateur méticuleux de spectaculaires fouettages postérieurs, une promotion pour le petit danseur de Billy Eliott et regrettable Tintin de Spielberg, et Willem Dafoe en savoureuse ordure de truand paternel. Ils ne sont néanmoins que des partenaires (et Stacey Martin un avatar), alors que Joe/Charlotte Gainsbourg est le matériau même du film : sa parole, ses actes actuels ou remémorés, ses commentaires, ses esquives et combats avec elle-même (oui : son inconscient) sont l’aventure de Nymphomaniac. Aventure étrange et dangereuse, racontée avec les ressources des cinémas de genre mais convoquées pour des usages inédits et passionnants.


[1] « …bien qu’il sache par expérience que cette attente a été trompée, il se comporte comme quelqu’un qui n’a pas su profiter des leçons du passé : il tend à reproduire cette situation quand même, et malgré tout, il y est poussé par une force obsédante. » (Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir.)

 

La belle personne

Bambi de Sébastien Lifshitz

Des images venues d’un autre monde, si loin dans le temps et dans l’espace, des images dont la matière super-8 elle-même semble d’une autre planète – Paris des années 50, peut-être début 60. Une femme de dos sur le navire qui entre aujourd’hui dans la rade d’Alger. Elle porte un foulard, mais pas un hijab, elle parle, bientôt nous la verrons. Elle est très belle, assez âgée, avec un visage triangulaire, lumineux. Immédiatement s’impose son charme, qui tient tout autant à sa voix un peu rauque, très musicale, et surtout à la qualité de son expression. Elle parle d’elle, elle raconte sa vie. Il ne fait aucun doute qu’elle n’a ni appris un texte ni répété ce qu’elle allait dire. Les mots sont d’une précision et d’une justesse extrêmes, sans affèterie aucune. Une grâce. Elle raconte sa vie.

C’est-à-dire la vie de quelqu’un qui se nommait Jean-Pierre, enfant né de parents européens en Algérie au milieu des années 30. Dans ce monde là, Jean-Pierre depuis toujours s’est senti une fille, et pas le garçon que définissent les apparences physiologiques et les certitudes sociales. Au fil d’un parcours courageux et intuitif, d’Alger à Paris Jean-Pierre deviendra Bambi, star des cabarets travestis des années 50. Bambi, jeune homme vêtu (et dévêtu) en femme, un jour fera le choix de « l’opération », à Casablanca, rompra à nouveau avec l’identité qu’il s’était forgée pour s’en donner une autre, au prix de l’amour de son compagnon d’alors.  Et puis, le début de l’âge venant, Bambi deviendra Marie-Pierre, enseignante de province passionnée par ses élèves, aujourd’hui retraitée d’une Education nationale qui, pas plus que ses élèves ni leurs parents, ne sut jamais qu’elle fut jadis un homme.

C’est Marie-Pierre qui fut Jean-Pierre et Bambi qui raconte l’histoire. De nombreuses archives visuelles rappellent ce que furent les nuits transgressives et noceuses de cette après-guerre puritaine, des chansons font ressurgir, sous l’apparence anodine et guillerette, la puissance de l’assignation au genre, dont de récents événements ont rappelé qu’elle est toujours très active, dans ce pays aussi. Sébastien Lifshitz, le réalisateur, a connu une reconnaissance méritée grâce à son précédent film, Les Invisibles, consacré à des homosexuels qui ont refusé de se cacher. On verra dès lors dans Bambi un ajout au « dossier » constitué par le film précédent, et on aura raison. Avec émotion et légèreté, le nouveau film enrichit la connaissance de ce monde que la société a si longtemps refoulé, quitte à en faire de loin en loin un objet de fascination. A cet égard, l’approche de Lifshitz comme la manière de Marie-Pierre de se raconter donne très tôt son véritable sens à ce récit : pas une histoire d’homosexuels ni d' »identité sexuelle » (c’est quoi?), une histoire d’amour de la vie, une histoire de liberté.

Il serait pourtant tout à fait injuste, en se référant au seul précédent film, de faire de Sébastien Lifshitz une sorte de spécialiste audiovisuel du sujet  LGTB. Lifchitz est d’abord un cinéaste, on lui doit des œuvres extrêmement sensibles et inspirées, comme le road-movie autobiographique La Traversée (2001), ou Wild Side qui déjà prenait en charge, mais dans une toute autre tonalité, un personnage transsexuel. Et c’est en cinéaste que, dans le plus simple appareil si on peut dire – parole face caméra, archives familiales et documents d’époque – il réussit à faire de la personne qu’il filme un véritable personnage, une héroïne au sens plein. Avec son dispositif minimal, Lifshitz convoque un monde immensément habité, peuplé de figures grotesques ou bouleversantes, traversé de forces obscures et de grands élans lyriques, fut-ce dans les loges du Carrousel parisien ou dans une classe d’une petite ville du Cotentin. En quoi Bambi, loin d’être une importante note de bas de page des Invisibles est un vrai et beau film à part entière.

 

Parce qu’il est à l’origine une production pour la télévision, le film sort en salles en même temps qu’il paraît en DVD, édité par Epicentre Films.

« Holy Motors » de Leos Carax, la beauté du geste

Holy Motors de Léos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes (compétition officielle)

Cela commence par un rêve, rêve ou cauchemar de cinéma, traversée des apparences vers l’immensité sombre d’une salle obscure. C’est Carax, en personne, en pyjama et en compagnie de son chien qui vient sous nos yeux éberlués ouvrir cette improbable perspective. D’où miraculeusement nait une maison château bateau, splendeur de Le Corbusier entrevue le temps de livrer passage à un père de famille qui part au travail, un grand banquier qui aussitôt installé dans sa limousine extra-longue entreprend de jouer sur les marchés et de se procurer des armes pour se défendre de tous ceux que son immodeste gagne-pain accule à un désespoir possiblement vengeur.

Mais attendez… Pourquoi est-ce Edith Scob, plus belle et longiligne que jamais, qui pilote cette voiture étrange, d’autant plus étrange que quiconque a lu le roman Cosmopolis de Don DeLillo sait qu’on retrouvera un autre grand banquier dans l’habitacle customisé d’une autre et identique stretch limo, dans le film de David Cronenberg programmé à Cannes deux jours plus tard? Ce n’est que le premier des effets de proximité extrême entre les signes du cinéma, effets qui s’en vont travailler tout le nouveau film de Léos Carax. La présence de l’actrice des Yeux sans visage de Georges Franju annonce l’étonnante partie à laquelle sera convié tout spectateur.

Il s’agit en effet d’accompagner Monsieur Oscar au long de sa journée de travail. Monsieur Oscar est un être humain dont l’activité consiste à devenir successivement, et sur commande, le protagoniste d’histoires toutes différentes. La grande voiture blanche sillonne Paris de rendez-vous en rendez-vous, s’écartant parfois du trajet annoncé sans qu’on sache si cette digression est une entorse au programme ou l’accomplissement de protocoles secrets.

L’intérieur de la voiture est aménagé en loge d’acteur.

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