«Au-delà des montagnes», la valse à trois temps d’un déchirement

jiaAu-delà des montagnes de Jia Zhang-ke. Avec Zhao Tao, Sylvia Chang, Zhang Yi, Liang Jing-dong, Dong Zi-jiang. Durée: 2h11. Sortie le 23 décembre.

En ce temps-là vivait dans une petite ville du centre de la Chine une charmante jeune femme, et deux amis, tous deux amoureux d’elle. Le siècle et même le millénaire allaient basculer. Le pays le plus peuplé du monde allait passer à une vitesse foudroyante du statut d’immense zone de sous-développement à celui de quasi-première puissance mondiale.

Dans la petite ville, on célébrait l’entrée dans les années 2000 avec force pétards et en dansant gaiment sur «Go West», le tube des Pet Shop Boys. Un des soupirants, ouvrier à la mine, se voyait en quelques semaines supplanté par son rival, prospère gérant d’une station service, aspirant capitaliste bientôt vertigineusement enrichi.

C’est lui que la belle Tao a choisi, lui qui faisait péter la glace du Fleuve jaune à coup de dynamite, lui qui conduisait –même n’importe comment– une Audi rouge vif, et offrait à sa dulcinée un petit chien et la promesse du confort. Le père de Tao, homme sage et doux, homme d’un autre temps, n’a rien dit.

L’heureux élu a acheté la mine où travaillait son ex-ami, et l’a viré. Celui-ci a quitté la ville, et ce fut comme si ce qui jamais ne pouvait être rompu, le lien entre amis d’enfance, l’appartenance à une collectivité, le partage des épreuves et des réussites, s’était déplacé sans retour. Ce n’était qu’un début.

Le film commence comme un conte contemporain, prenant en charge de manière à la fois stylisée et très physiquement inscrite dans une réalité matérielle les gigantesques mutations de son pays. Et, en effet, ce sera un conte, mais un conte à la fois désespéré et sentimental, où le plus grand cinéaste chinois réinvente sa manière de montrer et de raconter, en totale cohérence avec ce qu’il a fait auparavant (Xiao Wu, Platform, The World, Still Life, A Touch of Sin étant les jalons majeurs de ce parcours) mais en explorant de nouvelle tonalités.

Au-delà des montagnes est un récit en trois épisodes, situés respectivement au début de 2000, en 2014 et 2025. On y retrouve la surprenante liberté de moyens expressifs du réalisateur, qui se manifeste ici notamment par le changement de format de l’image à chaque changement d’époque, et par l’usage de «matières» visuelles différentes, y compris des moments de flou, ou de visions à mi-chemin de l’onirisme et de l’hyperréalisme. (…)

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L’impasse du sabre

25 novembre 1970 Le jour où Mishima choisit son destin de Koji Wakamatsu

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On peut s’interroger sur le « choix » que mentionne le titre. Et c’est une des vertus de ce film que d’inciter à s’interroger sur la part de liberté, la part de fatalité et la part d’impuissance qui mènent l’écrivain japonais à se suicider par seppuku au siège du commandement en chef des Forces d’autodéfense. La dernière demi-heure consacrée à la mise en place et à l’exécution de ce rituel sanglant, dont la dramaturgie qui se voudrait implacable est elle-même perturbée  par des péripéties grotesques (Mishima moqué par les militaires qu’il incite à soulever) ou trivialement humaines (le compagnon qui se dérobe au moment de porter le coup de sabre final). Auparavant, durant 90 minutes, Wakamatsu aura proposé une reconstitution clinique du cheminement politico-mystique de l’auteur du Pavillon d’or, et de son contexte.

C’est-à-dire la montée en puissance de la contestation étudiante, puis ouvrière et paysanne dans le Japon des années 60, activisme d’extrême gauche motivé aussi par les traités américano-japonais, et où l’anti-impérialisme croisait des sentiments nationalistes relevant de l’extrême droite. Wakamatsu a été lié à l’activisme révolutionnaire de ce temps, il en a construit un récit filmé extraordinaire, United Red Army, dont la première heure était une relation très précise du développement du mouvement dans les universités, de son énergie, de son idéalisme, de ses contradictions et de son courage, avant de détailler les dérives délirantes et autodestructrices de quelques groupuscules issus de ce même mouvement. 25 novembre 1970… est à certains égards le pendant de ce grand œuvre vibrant et troublant.

S’occupant d’ennemis idéologiques avec lesquels ses camarades eurent de très violents affrontements, Wakamatsu ne les dénigre ni ne les juge. Plus intéressé par la force pulsionnelle qui les anime que par une dénonciation morale ou politique, il reconstitue soigneusement les moments-clés de la période, y compris avec des documents d’archives, l’utilisation d’une voix-off didactique et des plans tournés à une distance clinique, parfois le regard surplombant de l’entomologiste, et prête une intense attention aux motivations profondes des jeunes militants nationalistes, militaristes et racistes.  La froideur de la réalisation, le côté hiératique du jeu des acteurs, le caractère programmé du déroulement des faits dont nul n’ignore l’issue clairement rappelée par le titre engendrent une un puissant et paradoxal effet. Retrouvant des forces qui viennent de Brecht, et dont au Japon certains films de Nagisa Oshima (Nuit et brouillard au Japon, La Pendaison, ou même Tabou) ont jadis et naguère déployé les ressources, 25/11/1970LJMCD se révèle une opération scientifique de prise en charge de ce qui ne l’est en rien, scientifique : le tourbillons des affects de personnes déboussolées par les mutations de leur monde, accrochées à un passé mythique et habité d’une vision poétique de la Vie et de la Mort – avec de terrifiantes majuscules, de celles qui envoient depuis la nuit des temps des adolescents tuer et se faire tuer.

Alors le « choix », dans tout ça… Il est peu probable que Wakamatsu aurait voulu y mettre quelque ironie. Sans complaisance pour l’idéologie qui anime la bande de « la Société du bouclier », l’armée privée formée par Mishima, à vrai dire sans réel intérêt pour ces phrases réversibles et incantatoires, il témoigne d’une réelle tendresse, et d’une forme de respect, pour ceux qui en font leur raison de vivre et de mourir.  Cet écart (qui ne signifie pas opposition) entre les idées et les actes est le gouffre qui hante le film. Au-delà du cadre historique extrêmement précis, ce gouffre-là, et ses conséquences, concerne tout ce qui vibre d’un désir d’action dans un monde où celle-ci n’a pas sa place, ou ne trouve pas ses formes d’expression.

Il est aussi intrigant de comparer le film de Mishima à une autre évocation filmée d’un événement marquant de l’histoire contemporaine qui se trouve sortir en salles le même jour. En totale adhésion à ses protagonistes, La Marche ne (se) pose aucune des questions qui hantent 25 novembre 1970…. Le film français ne cesse d’aplatir l’événement quand le japonais le creuse et le déplace. Aucun doute sur celui des deux qui saura trouver les faveurs des médias et du public…