Jean-Louis Trintignant, un homme pour l’éternité

Dans un de ses plus grands rôles, Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

L’acteur à la filmographie pléthorique est mort le 17 juin à l’âge de 91 ans. Il aura marqué le cinéma français par la singularité intense et mystérieuse de sa présence.

Cent-vingt ou cent-trente films, le chiffre varie dans les nécrologies consacrées à Jean-Louis Trintignant. On dira que le nombre exact n’a rien d’essentiel, l’importance de l’acteur s’affirmant surtout grâce à une quinzaine de titres vraiment mémorables. Pas si sûr…

La bonne centaine de films interprétés par Trintignant durant les trois décennies (les années 1960, 70 et 80) où il a été extrêmement actif disent une chose décisive, perceptible dans la quasi-totalité d’entre eux: il adorait jouer. Il adorait jouer, et ça se voyait.

En cela il est certes loin d’être le seul, mais il y avait chez lui la singularité d’une jubilation intérieure, qui pariait sur une plus grande force de ne pas afficher les ressources de son immense talent. Sa légendaire timidité explique peut-être en partie ce processus, mais les timides sont légion, et Trintignant est unique.

D’une fulgurante retenue

À la différence de tant d’acteurs, y compris parmi les plus grands et assurément parmi les plus célébrés, trop souvent au nom de cette notion douteuse de «performance», Jean-Louis Trintignant avait, très tôt, poussé à l’extrême la force d’une intensité retenant tous les signes extérieurs.

Ce n’est pas nécessairement le cas du premier film qui le fait remarquer, Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim en 1956, où de toute façon la bombe sensuelle Brigitte Bardot aspire tout l’oxygène, capte toute la lumière, occupe tout l’espace.

Avec Eleonora Rossi Drago dans Un été violent. | Ad Vitam

Ce sera le cas dans un film aujourd’hui trop oublié mais passionnant à plus d’un titre, Un été violent de Valerio Zurlini, et qui est sans doute son premier véritable grand rôle.

La retenue typique de son jeu y est d’autant plus remarquable qu’il se déploie dans un cinéma italien où les acteurs (et les actrices) d’alors affichent volontiers leurs effets –même les plus grands, même Gassman, même Mastroianni. Dix ans plus tard, un autre réalisateur italien, Sergio Corbucci, offrira à Trintignant les conditions d’une manifestation extrême de son style avec le rôle du héros muet du beau western épuré qu’est Le Grand Silence.

L’intériorité habitée, ou même hantée, dont est porteuse la présence à l’écran de Jean-Louis Trintignant est l’un des atouts du film si intense et mystérieux qu’est le thriller politique d’Alain Cavalier Le Combat dans l’île (1962), premier film en tous points mémorable sur fond d’attentats de l’OAS et de fascination de la violence à l’extrême droite, qui est aussi un tournant dans la carrière de Romy Schneider.

On y voit parfaitement que s’il est alors un autre acteur français à qui le comparer parmi les emplois de jeune premier, ce n’est ni Delon ni Belmondo, mais bien cette grande figure, désormais un peu oubliée (fort injustement), Maurice Ronet.

Et il est probable que jamais Un homme et une femme (1966) n’aurait connu le triomphe qui fut le sien sans le contraste entre le sentimentalisme lyrique de Claude Lelouch et l’apparente froideur du jeu de l’interprète.

Comme on sait, le film établira la renommée, nationale et internationale, du réalisateur et de l’acteur –qui interprétait un rôle en partie liée à sa vie, lui qui était également pilote de voitures de course.

Aux tournant des années 1960-70, trois sommets

En trois films, les années 1969-1970 vont offrir à Jean-Louis Trintignant peut-être ses trois plus grands rôles.

Ce sera d’abord, sommet de cet art du retrait, l’efficacité absolue du juge de Z de Costa-Gavras, où son personnage déjoue le complot en se faisant rouage méthodique face au déchainement des passions mauvaises déclenchées par les militaires fascistes mais aussi en se tenant à l’écart des engagements émotionnels de ceux qui s’opposent à eux.

Avec Françoise Fabian dans Ma nuit chez Maud. | Les Films du Losange

Ce sera ensuite, la même année 1969, son rôle de l’ingénieur catholique de Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer. Il faut une finesse alliée à une présence physique intense quoique sans le moindre effet pour assumer cette double joute, intellectuelle et de séduction, avec l’ami marxiste que joue Antoine Vitez et avec la jeune femme à l’esprit libre incarnée par Françoise Fabian.

Et enfin, retour en Italie pour le plus haut sommet des trois (en ce qui concerne Trintignant), grâce à ce vertigineux déploiement d’érotisme maléfique, de puritanisme torride, d’impuissance à se comprendre et de violence à la fois pitoyable et impardonnable du sbire fasciste Marcello dans Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

Une figure sombre et en retrait

Tout à fait à part, généreuse et ironique, sera sa contribution au dernier film de François Truffaut, Vivement dimanche! en 1983. Il y a, de façon allusive, un commentaire amusé sur son propre statut, et son propre rapport au cinéma, dans ce rôle d’homme enfermé dans un sous-sol (mais qui «entend des trompettes» sonnant depuis l’au-delà) durant l’essentiel de cette comédie policière toute entière dédiée à magnifier une jeune actrice, Fanny Ardant.

Ce sera au fond la même fonction qu’il remplira, au service d’une autre débutante, en metteur en scène mentor sans illusion de Juliette Binoche dans Rendez-vous d’André Téchiné.

En imprécateur misanthrope dans Ceux qui m’aiment prendront le train. | Bac Films

Reclus, figure effrayante ou dépressive, voire déjà au royaume des morts, ainsi apparaît-il dans ces autres œuvres particulièrement mémorables que sont Trois Couleurs: Rouge de Krzysztof Kieślowski (1994) et Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau (1998). (…)

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Cannes Jour 7: Resnais, Haneke, les cartes merveille de Cannes

Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais avec Mathieu Amalric, Sabine Azéma, Anne Consigny (compétition officielle)

Amour de Michael Haneke avec  Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert, Emmanuelle Riva (compétition officielle)

Vous n’avez encore rien vu et Amour étaient parmi les plus attendus du festival. L’un et l’autre, d’une extrême maîtrise et parfaitement fermés sur eux-mêmes, ne produisent pas exactement un sentiment de jeunesse, d’imprévu.

A la suite l’un de l’autre, deux des films les plus attendus du Festival. Le premier est la nouvelle œuvre d’Alain Resnais, Vous n’avez encore rien vu. Film passionnant, et d’une immense richesse. Il s’agit d’abord d’un virtuose hommage au spectacle, plus encore qu’au théâtre, même si celui-ci offre le cadre où s’inscrit la fiction.

Théâtrale, en effet, la manière dont un dramaturge met en scène les retrouvailles de ses amis et interprètes à l’occasion de sa propre mort. Son ultime mise en scène consiste à les installer devant un écran, où est montré l’enregistrement filmé d’une pièce inspirée de l’Eurydice d’Anouilh, pièce qu’ils ont eux-mêmes interprétée naguère, cette fois jouée par des jeunes acteurs. Les invités, acteurs désormais spectateurs franchiront en sens inverse la rampe qui sépare l’auditoire de la scène au cours d’un film multipliant courts-circuits et chausse-trappes. Ils appartiennent à des générations différentes, leurs visages et leurs corps attestent du passage du temps, et de la mort au travail, quand leurs personnages –Orphée, Eurydice– sont supposés être éternels. Le cinéma lui, c’est son sortilège, parfois son maléfice, enferme dans un éternel présent ceux qu’il a enregistrés.

De l’un à l’autre, du passé au présent, du théâtre au cinéma, de la fiction au réel, la mort a fort à faire, c’est à quoi s’évertue avec diligence celui qui la représente, joué par un sidérant Mathieu Amalric, quasi-méconnaissable.

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