Indispensable «Indivision», mais aussi «Bushman» et «Occupied City»

L’attention au plus près des détails qui fait la possibilité des grands envols, dans Indivision de Leïla Kilani. Mais aussi, autrement, dans les deux autres films magnifiques qui sortent cette semaine.

Signés par Leïla Kilani, David Schickele et Steve McQueen, trois films majeurs à différents titres venus du passé, se fraient un chemin sur les écrans du présent.

Cette semaine, c’est l’enfer! De multiples raisons font qu’il y a, chaque mercredi, un nombre déraisonnable de nouveaux films, créant un effet de brouillage dont souffrent gravement les titres les plus fragiles en matière de notoriété, mais aussi le cinéma dans son ensemble.

Et l’écart entre le ou les deux gros films de la semaine et les autres ne va faire que s’aggraver avec la réglementation scélérate que le Centre national du cinéma (CNC) ultralibéral, c’est-à-dire en contradiction avec la raison même de son existence, vient d’entériner en autorisant officiellement la publicité pour les films à la télévision, qui ne va favoriser que les plus puissants.

Mais cette semaine n’est pas seulement l’enfer du fait de l’annonce de cette décision inique. Il se trouve qu’elle voit la sortie d’un nombre d’inédits encore plus élevé que d’ordinaire: pas moins de vingt-deux titres. C’est démentiel. D’autant plus que, parmi eux, figurent au moins trois films de première importance, mais qui n’ont que peu de chances de survie dans cette foire d’empoigne.

Il se trouve qu’ils ont chacun un lien singulier avec le passé: retour si longtemps attendu de la réalisatrice de Sur la planche, surgissement après un demi-siècle d’un grand film du début des années 1970, lien brûlant et suggestif entre le présent d’une grande cité européenne et l’époque sous l’occupation par l’Allemagne nazie.

Coïncidence? Oui, mais pas seulement. Ce sont trois manifestations, complètement différentes, des puissances essentielles du cinéma dans le rapport au temps, qui en est une de ses richesses essentielles et qu’abîme toujours davantage l’accélération des sorties et des évictions des grands écrans.

«Indivision» de Leila Kilani

Ils planent et se posent. Dessinent un monde. Les sons et les couleurs se répondent, les airs et les plantes, les lumières et les ombres. Vivante humaine parmi les vivants végétaux et volatiles, l’adolescente regarde, observe, découvre, reconnaît. Elle est bavarde, elle qui ne parle jamais.

Le récit du film n’est pas encore commencé, mais l’essentiel du film est déjà là. Lina est dans la forêt, elle regarde les oiseaux. Pas loin, un homme aussi observe, prend des notes. On saura ensuite qu’il se nomme Anis, qu’il est son père, qu’il est lui aussi passionné d’oiseaux, que cette passion a même causé la mort de la femme qu’il aimait éperdument, la mère de Lina.

Depuis, Lina ne parle plus. Mais ce n’est pas ce qui l’empêche de s’exprimer –sur les réseaux sociaux, où elle signe «Cigogne noire», et sur son propre corps, qu’elle couvre sans cesse d’inscriptions au feutre.

Lina (Ifham Mathet) et son père (Mustafa Shimdat): prendre soin d’un oiseau, prendre soin de leur monde. | DKB Productions

La forêt, terre des oiseaux plus que des humains, fait partie d’une grande propriété, la Mansouria, sur la côte marocaine près de Tanger (nord du pays). Sur la maison et sur les terres, règne la grand-mère de Lina, la mère d’Anis.

Alentour, rôdent les promoteurs. Plutôt que d’accueillir des bestioles ailées, des migrateurs à becs et plumes, il y aurait beaucoup, beaucoup d’argent à gagner. Les bulldozers sont tout près, tout prêts. La grand-mère complote pour réaliser l’opération financière qui lui permettra de conserver son statut d’aristocrate.

C’est la guerre. Entre cette reine mère sortie d’un conte, comme il y en a dans toutes les cultures, et le père et la fille, mais aussi les oiseaux. Et aussi avec les autres membres de la famille et avec les habitants du village exploités depuis toujours par les propriétaires et désormais menacés d’expulsion par l’opération immobilière.

La grand-mère (Bahia Bootia El Oumani), femme de pouvoir prête à tout pour imposer ses vues. | DKB Productions

Entre ces forces qui s’opposent, qui vivent et rêvent selon des modèles différents, antagonistes, circule celle qui n’appartient à aucun de ces pôles, qui peut faire alliance avec toutes et tous, ou trahir chacune et chacun.

Celle qu’on appelle «Chinwya», «la Chinoise», tout aussi marocaine que tous les autres, mais à part. La servante de cet endroit qui est parfois manoir de légende immémoriale et parfois très concret domaine cossu mais vieillissant, territoire de la chronique romanesque d’un pays violemment inégalitaire durement frappé par le changement climatique.

Aussi multiples et singuliers, complexes et chorégraphiés que les vols de chaque oiseau, la trajectoire de chaque protagoniste suit un chemin inexorable. Et l’ensemble compose un impressionnant ballet de tensions, de séductions, d’intrigues et d’affections. Fluide et réactive, la caméra de Leïla Kilani accompagne les mouvements, ceux qu’on voit et les autres.

Aussi brûlants que les incendies qui, plus tard, vont surgir étrangement autour de la Mansouria, les affects entre les personnes, les tensions entre les formes de vie. La mise en scène de Leïla Kilani s’enflamme et caresse.

Pourtant, au cœur du microcosme à x dimensions élaboré par le film, vont surgir encore d’autres approches, où les mondes virtuels et les héritages du droit coranique traditionnel auront leur part inattendue.

La Mansouria, un territoire pour de multiples vivants. | DKB Productions

En 2012, était sorti sur les écrans français un film-météorite, surgissement imprévu dû à une réalisatrice marocaine jusqu’alors inconnue. L’énergie vivante des jeunes héroïnes de Sur la planche (2011) établissait sans l’ombre d’un doute l’émergence d’une cinéaste avec laquelle il faudrait compter.

Les circonstances ont fait qu’il aura fallu attendre douze ans pour découvrir son deuxième long-métrage de fiction. Avec la fresque romanesque et poétique, indivisiblement écologique et politique, sentimentale, rieuse et violente, qu’est Indivision, la promesse du premier aura été longue à être tenue. Mais elle l’est au-delà de toute espérance.

Indivision
De Leïla Kilani
Avec Ifham Mathet, Mustafa Shimdat, Bahia Bootia El Oumani, Ikram Layachi, Jaafar Brigui
Durée: 2h07
Sortie le 24 avril 2024

«Bushman» de David Schickele

Bushman, lui, est un nouveau film réalisé en 1971. Nouveau, il ne l’est pas seulement parce qu’il n’a jamais été distribué. Il l’est par tout ce qu’il fait surgir d’inédit dans la splendeur de sa forme et la douleur de cette même forme blessée par l’injustice et l’oppression.

Il l’est par la singularité d’un regard sans comparaison sur un état du monde à la fois situé et daté (les États-Unis à la fin des années 1960) et extraordinairement actuel.

L’homme noir qui marche le long d’une route californienne a été pris en stop par le motard blanc, raciste sans méchanceté. Mais lui qui marchait pieds nus avec ses chaussures sur la tête, lui qui n’est pas américain mais nigérian sait jouer avec les regards des autres sur lui. Les autres, Noirs ou Blancs. Et quand il ne sait pas, il apprend.

En cette année 1968, l’atroce guerre civile dite «du Biafra» ravage son pays qu’il a quitté. Une autre, différente, ensanglante le pays où il est venu (dans les mois ou années qui précèdent, Martin Luther King, Bobby Kennedy et Bobby Hutton, leader du Black Panther Party, ont été assassinés).

Comment un Noir non américain perçoit-il des Noirs et des Blancs américains? Que voit un Noir africain des États-Unis incandescents de multiples révoltes et contestations, sur fond de société raciste et inégalitaire, en contradiction flagrante avec ses principes fondateurs?

Gabriel (Paul Okpokam) et une de ses compagnes éphémères, aux confluents de tant de différences. | Malavida Films

Cette double question, qui ouvre sur mille autres, traverse le film de ce réalisateur inconnu, David Schickele, auparavant auteur d’un documentaire sur le Peace Corps au Nigeria, agence d’influence états-unienne dont il avait fait partie dans le pays où il a rencontré celui qui joue Gabriel, Paul Eyam Nzie Okpokam.

Impliqué dans ces situations conflictuelles qui l’entourent, hanté par la tragédie en cours au Nigeria, Gabriel est aussi bien occupé par des rencontres avec celles et ceux qui croisent sa route, surtout des femmes. (…)

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Leila Kilani : « Les oiseaux ont fait le film avec moi »

Après Sur la planche, un premier film remarqué à Cannes il y a treize ans, la réalisatrice Leila Kilani signe enfin un second long-métrage. La réalisatrice revient sur la forme singulière et inspirée d’Indivision, qui tient à son amour des oiseaux filmés avec passion mais aussi aux contraintes de production qui ont rythmé son tournage aux environs de Tanger, lieu d’hébergement pour les oiseaux migrateurs et enjeux de spéculations foncières et de conflits entre générations et entre classes sociales.

En 2011, la découverte d’un premier film signé d’une jeune Marocaine inconnue, Sur la planche, avait été un des événements les plus remarqués, et les plus prometteurs de la vie cinématographique. Il aura donc fallu attendre bien longtemps pour découvrir le deuxième long métrage de Leila Kilani, Indivision, qui sort dans les salles françaises le 24 avril. Entièrement situé dans un vaste domaine aux environs de Tanger, lieu d’hébergement pour les oiseaux migrateurs et enjeux de spéculations foncières et de conflits entre générations et entre classes sociales, le film construit une fable à la fois mystérieuse et ludique, tendue et spectaculaire. Aux côtés d’une adolescente qui ne parle pas mais est extrêmement affutée et incisive grâce à de multiples moyens d’expression, de son père comme elle passionné par les oiseaux et de la grand mère qui règne sur les lieux, le film déploie avec une impressionnante puissance poétique ses multiples thèmes, et la manière organique dont s’articulent privilèges archaïques, exigence écologique et réseaux sociaux. Comme elle le raconte ici, les conditions dans lesquelles Leila Kilani a réalisé son film ont largement contribué à lui donner sa forme singulière et inspirée. Indivision apparaît ainsi comme un film qui, du même élan, matérialise et sublime la confluence entre attention aux vivants et contraintes de production. JMF

Treize ans se sont écoulés depuis la découverte à Cannes, puis la sortie en salles de Sur la planche. La première question qu’on a envie de vous poser est : où étiez-vous passée ?
Après ce film, dont l’accueil m’a occupée pendant un certain temps, j’ai mis en chantier le projet qui me tenait beaucoup à cœur, et qui allait devenir Indivision. Il a été très difficile à élaborer et à mettre en place matériellement. Entretemps, j’ai écrit d’autres scénarios, notamment une série futuriste, située en 2080, avec des transhumanistes et des braqueurs de rêves, ainsi qu’un projet de film historique. Pendant longtemps, aucune de ces hypothèses n’a trouvé à se concrétiser, peut-être étaient-ils trop ambitieux sur le plan financier… En tout cas, ils sont apparus comme tels à ceux qui auraient pu les accompagner.

Vous y avez renoncé ?
Pas vraiment, je sais qu’ils sont faisables selon mes méthodes de travail, qui inventent des dispositifs de tournage beaucoup moins lourds que ce qui se fait d’ordinaire. De ce point de vue, je revendique une forme d’artisanat, de bricolage qui trouve des solutions. Cela n’a rien d’un arte povera doctrinaire, mais les interlocuteurs auxquels on a affaire tendent à imposer des manières de faire très onéreuses et lourdes. En particulier si, comme c’était le cas, il s’agit de tourner à Paris. Cela s’est avéré plus facile au Maroc, où j’ai eu la possibilité de travailler avec les méthodes que je souhaitais, grâce à des dérogations – en principe, l’organisation du cinéma et de l’audiovisuel marocains sont calés sur la France. J’ai également un projet consacré à la première femme pilote arabe, Touria Chaoui, un film qui serait aussi une fresque à travers les indépendances. Mais pour l’instant, cette hypothèse est elle aussi bloquée pour des raisons de budget.

Du moins Indivision a fini par voir le jour. Le titre renvoie à plusieurs contextes, aussi bien en français qu’en arabe.
Dans les deux cas le mot désigne un aspect juridique concernant la propriété, qui correspond à un des ressorts dramatiques du film, mais évoque aussi le rapport au collectif, à la communauté politique, à la famille, aux rapports affectifs, aux relations entre humains et nature… Le sens est le même en arabe, Shouyou’ ayant un écho plus ample, qui affirme la possibilité d’être ensemble, en étant moins directement ou principalement associé à la propriété foncière.

Comment décririez-vous ce qui se trouve à l’origine du film ?
Au départ, il y a l’envie d’un conte très simple, lié à la région de Tanger, où j’ai grandi, qui compte énormément pour moi, qui est une sorte de territoire d’élection. Au départ, il y a juste l’idée d’une grande maison dans une forêt, et où tout ce qui tenait ensemble ce petit univers entre en déplacement, est bouleversé. Cela concerne les humains et les non-humains, les riches et les pauvres, les enfants et les adultes, etc. et une manière de coexister qui n’avait rien d’idéal mais qui faisait tenir le tout. Mais cet équilibre est rompu. Sur le plan formel, il y a l’horizon des Mille et une nuits, de multiples récits activés par un ressort dramatique lié aux questions d’héritage, de propriété, et évidemment la catastrophe climatique, qui est déjà très présente au Maroc, aussi bien au Nord qu’au Sud même si pas de la même façon. Lorsqu’on vit au Maroc, le sujet n’a rien d’abstrait, il ne renvoie pas à un engagement militant ou à un débat théorique. C’est très physique, et c’est ce qui alimente le désir du film.

Indivision est entièrement situé dans une grande maison et la forêt qui l’entoure, un domaine nommé La Mansouria. Ce lieu existe-t-il vraiment ?
Non, c’est un territoire purement cinématographique. À partir de lieux existants dans plusieurs endroits autour de Tanger, nous avons « construit » La Mansouria, une maison à la fois réaliste et onirique, en y incluant la forêt, les oiseaux migrateurs, le village bidonville.

Le scénario était-il très écrit, très descriptif de ce que nous pouvons voir à l’écran ?
Oui, il est très détaillé, ce qui ne l’a pas empêché de changer. À un moment nous avons dû interrompre le tournage pour aller chercher de nouveaux financements, et j’ai modifié l’organisation générale du récit pour le recentrer sur le père et sa fille. Un autre changement majeur a été de transformer le journal que tient Lina, l’adolescente. À l’origine il existait sous forme écrite, et qui désormais se traduit par des posts sur les réseaux sociaux. La relation conflictuelle entre les écrans, la violence visuelle qu’elle implique, est devenue un des enjeux du film. Avec les effets visuels que cela a entrainé du fait de la cohabitation de plusieurs types d’images. Mais ensuite, il n’y a aucune improvisation, avec les acteurs nous répétons énormément avant le tournage de chaque scène. J’aime beaucoup l’esprit de troupe, pour moi le travail du tournage consiste à chercher collectivement la grâce, ce qui peut surgir au-delà de tout ce qui a été prévu. Et tout ce processus a été à la fois compliqué et très enrichi par la relation avec les oiseaux.

Pourquoi avez-vous dû interrompre le tournage ?
D’une part, nous avions commencé à tourner sans avoir tout le financement nécessaire, il n’était plus possible d’attendre, les acteurs, les décors étaient disponibles mais n’allaient pas le rester indéfiniment. On a cru qu’on compléterait le financement pendant le tournage, ce n’a pas été le cas, notamment à cause du Covid. En outre et surtout, une grande partie du budget, bien plus que prévu, est partie dans les séquences avec les oiseaux. Ils sont essentiels, il était impossible d’y renoncer mais cela a été beaucoup plus long et cher que ce que nous avions anticipé. Le territoire et ses habitants ont décidé de la mise en scène, les oiseaux ont fait le film avec moi comme les acteurs font le film avec moi, j’ai été tellement heureuse de ce qu’ils m’apportaient, bien au-delà de ce qui était prévu. Aucun plan avec les oiseaux n’est truqué. Mais il faut du temps, de la disponibilité, des conditions de travail particulières. Plus cela durait, plus je me disais que je pourrais toujours ensuite filmer des dialogues, des scènes plus classiques, mais que je ne pouvais pas sacrifier ce que me donnaient la forêt et les oiseaux, et aussi les feux, pendant la séquence de l’incendie. Ce qui se produisait était unique, impossible à refaire, il y avait une forme d’exaltation collective à mettre en scène en connivence avec les oiseaux. Sans référence religieuse, il y avait, oui, quelque chose d’un peu mystique. Mais tout le budget du film y est passé.

À ce moment, comment avez-vous fait ?
J’ai travaillé au montage de ce qui existait, j’étais très heureuse de ce que nous avions filmé, mais il manquait vraiment trop d’éléments. Je suis repartie à la recherche de financement, chaque fois qu’il y avait un apport on mettait en place un tournage, même très court, en toute petite équipe, principalement le chef opérateur, Eric Devin, qui est aussi mon dulciné, et les acteurs. Grâce à l’énergie et à l’investissement émotionnel de ce qui avait été tourné, les acteurs et actrices sont resté(e)s disponibles aussi longtemps qu’il a fallu pour, après trois brefs tournages, avoir finalement l’ensemble des scènes nécessaires. Il y a vraiment eu un élan collectif pour mener le film à son terme, avec l’ampleur désirée, grâce à la puissance et à l’émotion de ce qui avait été filmé au début. Dans le film, il est fait référence à la légende du Simurgh, l’oiseau-roi qui est en fait la communauté des oiseaux ayant traversé toutes les épreuves. Nous nous racontions que nous étions devenus le Simurgh.

Même si le fait de les filmer a pris des proportions imprévues, la place des oiseaux dans le film était-elle prévue dès le début ?
Les oiseaux ont fait un coup d’État ! Ils ont pris le pouvoir dans le film. Ils sont devenus des acteurs à part entière. Et l’équipe de tournage, qui était assez nombreuse au début, s’est divisée entre ceux qui ont voulu suivre la voie qu’ils indiquaient, c’est-à-dire ceux qui vont rester jusqu’au bout (notre groupe Whatsapp s’appelle Simurgh) et les autres, qui sont partis au fur et à mesure. Le film est produit par ma société, avec l’aide d’un producteur et ami français, Emmanuel Barrault, dans des conditions artisanales. Beaucoup de professionnels y compris dans l’équipe de tournage m’ont incitée à abandonner les scènes avec les oiseaux, qui allaient être trop chères, pour filmer juste l’intrigue entre humains, au sein de la famille. C’était inenvisageable pour moi.

Diriez-vous que vous avez une relation particulière avec les oiseaux ?
Oui, depuis toute petite. Je ne suis pas ornithologue, je ne suis pas spécialiste, mais ils occupent une place importante dans mon imaginaire – ce qui est d’ailleurs assez banal, c’est le cas de beaucoup de gens. Pour moi cette attention est liée à la région de Tanger, où il y a énormément d’oiseaux, et notamment les passages des migrateurs. Enfant j’étais happée par ces chorégraphies aériennes, et il me semble avoir été toujours passionnée par les possibilités d’échange grâce à des langages non verbaux. Au Nord du Maroc, il arrive que les sons émis par les oiseaux recouvrent les bruits des grandes villes, c’est très impressionnant. De plus, les oiseaux occupent dans notre monde, pas seulement imaginaire ou poétique, des places multiples, dont leur rôle de témoins et de lanceurs d’alerte par rapport au changement climatique. Et les migrateurs incarnent aussi une contestation des frontières, ce qui a particulièrement du sens dans cette région.

Lors du tournage, aviez-vous des partis pris de réalisation ?
Oui, je ne voulais pas de travelling, je ne voulais pas de grue, je ne voulais pas de tout cet appareillage qui est trop souvent une convention et une facilité. J’ai beaucoup tourné en plans séquences, lorsqu’une action a commencé, on la filmait en entier. Quitte à la fractionner au montage si cela se justifie, mais l’élan intérieur y est. Les répétitions servent en grande partie à trouver le rythme, et ensuite il faut filmer en accord avec le rythme intérieur de la scène. Une grande part de la mise en scène s’invente là.

Dans le film coexistent plusieurs langues, l’arabe, le français, l’espagnol et l’anglais. C’est important pour vous ?
C’est fondamental. Ce mélange, qui a compliqué le financement du film, est à la fois la vérité de notre langage, la manière dont on parle, pas toutes et tous de la même façon, dans cette région, et qui en même temps raconte notre appartenance au vaste monde. Et encore j’ai simplifié, les jeunes gens dans le Nord du Maroc parlent une langue encore plus syncrétique, avec même des mots coréens, à cause des séries.

Un des personnages le plus attachant et intrigant du film est la jeune femme nommée Chinwiya. Comment l’avez-vous construite, et d’ailleurs ce prénom existe-t-il vraiment ?
Non, « chinwiya » c’est « la Chinoise ». Comme souvent les domestiques dans les familles riches elle a été privée de sa véritable identité et affublée d’un surnom, ce qui est une des multiples formes de violence sociale toujours si présente. Dans le film, elle est celle qui n’appartient à aucun des groupes constitués, elle est une étrangère même si elle est marocaine, et elle agit, selon des logiques multiples, à l’interface entre les groupes, en déplaçant les codes. (…)

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