«Miroirs n°3», «Bonjour la langue», «Le Sang et la boue», trois petites notes justes

Avant, entre Laura (Paula Beer) et Betty (Barbara Auer), il y avait eu un regard, qui n’annonçait rien.

Fable de l’hospitalité avec Christian Petzold, impromptu filial in extremis chez Paul Vecchiali et plongée dans l’enfer minier en République démocratique du Congo avec Jean-Gabriel Leynaud.

À l’occasion de la sortie simultanée de ces trois films, aussi différents entre eux soient-ils, on voudrait essayer, également avec humilité, de faire résonner ensemble trois tonalités de l’idée de modestie, comme grande et noble ambition de cinéma.

La modestie comme programme –et comme programme politique– chez Christian Petzold, la modestie comme parti pris formel vigoureusement ambitieux chez Paul Vecchiali et la modestie comme statut imposé au film de Jean-Gabriel Leynaud par l’état du spectacle cinématographique sont trois modalités d’un «être au monde» des films qui transgresse l’énorme pression du formatage.

Chacun dans son registre affirme une énergie qui cherche à se frayer un chemin parmi les standards de la domination telle qu’elle se manifeste partout, y compris dans ce qui occupe l’immense majorité des grands écrans.

«Miroirs n°3», de Christian Petzold

Il y avait un monde, un certain monde, couple d’urbains aisés, rapports inégaux entre homme et femme, promesses mal tenues, belle voiture rouge, campagne comme un décor luxueux. La vitesse, l’arrogance, les certitudes. Et puis boum.

Il y aura… Ah! Quoi? Du temps. Des lieux. Des gestes. Des regards. C’est comme un conte, mais très, très réaliste, concret. Une façon formidablement matérielle et sensible de redire que, oui, un autre monde est possible. Au moins un moment.

Le dix-neuvième long métrage de Christian Petzold, réalisateur chevronné auquel la Cinémathèque française consacre une judicieuse rétrospective du 26 août au 4 septembre, continue dans la veine des deux précédentes très belles réussites du metteur en scène allemand, Ondine (2020) et Le Ciel rouge (2023).

Les scénarios n’ont rien de commun. Ici, l’histoire de ce qui se joue entre une étudiante berlinoise en musique, victime d’un accident de la route, et la famille à la campagne chez laquelle elle est accueillie sans qu’ils et elles se connaissent auparavant. C’est la finesse et la précision des émotions, la vibration des plans et des êtres qui, d’un film à l’autre, sont à l’unisson.

Présentée par la Quinzaine des cinéastes au dernier Festival de Cannes, cette fable sur l’hospitalité imagine les manières dont des personnes différentes peuvent avoir besoin les unes des autres, même sans connaître les motivations de chacune et chacun. Et pas toujours uniquement dans la douceur.

Aussi délicat et riche d’échos que le morceau de Maurice Ravel auquel il emprunte son titre, Miroirs n°3 est incarné avec une grâce à fleur de peau, notamment par les deux actrices qui travaillent de si longtemps avec Christian Petzold, Paula Beer et Barbara Auer. Elles sont si présentes, si vivantes, qu’on risquerait de ne pas prêter attention aux deux rôles masculins, en retrait mais remarquables –remarquables, entre autres, d’être en retrait.

Betty (Barbara Auer) et Laura (Paula Beer), deux femmes de milieux et d'âges différents, et un bout de chemin ensemble. | Les Films du Losange

Betty (Barbara Auer) et Laura (Paula Beer), deux femmes de milieux et d’âges différents, et un bout de chemin ensemble. | Les Films du Losange

À Cannes, le film a été unanimement aimé de celles et ceux qui l’ont vu, mais très peu commenté. Il était présenté dans une section parallèle, il ne suscitait ni polémique ni scintillement de paillettes. Et c’était étrange comme son statut sur la Croisette, modeste lui aussi, ressemblait à ce qui s’active de si intense sur l’écran pendant la projection.

Il y a là quelque chose qui évoque la notion de décroissance –du spectaculaire, du show-business, des effets de buzz– dans le film lui-même comme dans la manière dont il est apparu dans l’espace public. C’est une idée qui émerge peu à peu et qui a trouvé, à Cannes toujours, lieu par excellence de la surexposition des films, une traduction encore plus radicale avec le chef-d’œuvre passé inaperçu qu’est The Mastermind de Kelly Reichardt.

Dans Miroirs n°3 s’épanouit une proposition qui n’a rien de lénifiant ni de simpliste. Elle se met en place entre des gens qui travaillent, qui s’occupent de soigner qui va mal, qui font à manger, repeignent la clôture et réparent un vélo. Ils et elles éprouvent des sentiments multiples, pas nécessairement apaisés, sans illusion sur une complète transparence réciproque.

Ainsi circule la possibilité d’habiter ensemble un bloc d’espace-temps. Une proposition dont on aurait tort de mésestimer la radicalité, aussi élégante soit la manière dont elle est mise en forme.

Qui regarde qui et comment? Question à rebonds entre Laura (Paula Beer) et Max (Enno Trebs), question de cinéma, question de possibilité –ou pas– d'un commun. | Capture d'écran Les Films du Losange via YouTube

Qui regarde qui et comment? Question à rebonds entre Laura (Paula Beer) et Max (Enno Trebs), question de cinéma, question de possibilité –ou pas– d’un commun. | Capture d’écran Les Films du Losange

Miroirs n°3
De Christian Petzold
Avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs, Philip Froissant
Durée: 1h26
Sortie le 27 août 2025

«Bonjour la langue (impromptu)», de Paul Vecchiali

«Il pensait que j’allais mourir, c’est raté mon coco!», a lancé, bravache, le très vieil homme à son fils, qui débarque après six ans d’absence. Comment se peut-il que cette phrase, prononcée par quelqu’un qui va en effet mourir incessamment, qui est mort au moment où nous voyons le film, soit aussi… oui… joyeuse?

C’est le miracle, ou l’un des miracles du dernier long-métrage de Paul Vecchiali –et ici «dernier» doit s’entendre au sens plein (il est décédé le 18 janvier 2023, durant les finitions du film). C’est lui, le vieil homme d’abord en partie dissimulé par un masque chirurgical, face à Pascal Cervo, qui est pour la septième fois acteur dans un film du cinéaste. Ce sont bien eux, mais c’est aussi un père et un fils de fiction, Charles et Jean-Luc, qui commencent par s’affronter sèchement.

Tout à la fois Charles, l'un des deux personnages, et Paul Vecchiali, l'homme et le cinéaste, qui quelques semaines avant sa mort était encore ô combien en vie. | La Traverse

Tout à la fois Charles, l’un des deux personnages, et Paul Vecchiali, l’homme et le cinéaste, qui quelques semaines avant sa mort était encore ô combien en vie. | La Traverse

Un carton au début a prévenu que le film, tourné en un jour, a été entièrement improvisé par les deux interprètes. La manière dont, en trois actes dans trois décors –la cour de la maison de Charles, qui pourrait bien être celle de Paul Vecchiali, la terrasse d’un restaurant à Sainte-Maxime (Var) et un parc– les relations entre les deux hommes vont s’enrichir et se reconfigurer n’est sans doute, elle, pas du tout improvisée.

S’étoffant au passage de quelques extraits du Cancre (2016), un précédent film de Paul Vecchiali où Pascal Cervo jouait déjà son fils, Bonjour la langue impressionne par son cheminement attentif et inventif, mais surtout par les harmoniques vivantes qui ne cessent de se déployer au cours de cet enchaînement de dialogues.

Le cinéaste du Café des Jules (1988) et de Nuits blanches sur la jetée (2015), qui aime tant John Ford, a souvent plaidé que le cinéma peut naître de la conversation et il le prouve à nouveau. Charles (Paul) et Jean-Luc (Pascal) resteront longtemps chacun dans «ses images», dans son cadre. Durant les deux premières parties, la parole circule d’un plan sur l’un à un plan sur l’autre. Et c’est un fourmillement d’histoires et d’affects qui prolifère entre eux. Le troisième acte les réunira enfin dans le même cadre, pour reconfigurer ce qui les lie et les oppose.

Jean-Luc (Pascal Cervo) et Charles (Paul Vecchiali), qui a des révélations à faire, au bout de son chemin. | La Traverse

Jean-Luc (Pascal Cervo) et Charles, qui a des révélations à faire, au bout de son chemin. | La Traverse

De ce dispositif où le cinéma apparaît réduit à son plus simple appareil, surgit une activation tonique, habitée de multiples présences et échos. Et c’est ce qui rend si joyeuse la proposition ourdie, à l’extrémité de sa vie par le cinéaste aux trente-deux longs métrages en plus de soixante ans de pratique sans cesse inventive. (…)

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«Adolescentes», «Un soupçon d’amour», toutes ces belles histoires réelles

Emma et Anaïs, copines de collège et héroïnes d’une histoire qui est vraiment la leur. | via Ad Vitam

Les films de Sébastien Lifshitz et de Paul Vecchiali paraissent aux antipodes l’un de l’autre. Ils sont pourtant comme les deux faces de la même pièce de réalité mise en jeu par la fiction.

Ce sont deux films français qui sortent ce mercredi 9 septembre. Ils paraissent bien différents. L’un documentaire, l’autre revendiquant son caractère fictionnel, entre théâtralité et fantastique. Dans l’un et l’autre cas, ils se contruisent autour de figures féminines, actrices véritables qui jouent des rôles aussi dissemblables que possible. Adolescentes et Un soupçon d’amour sont comme deux cas limites de la puissance de la narration de cinéma pour évoquer la réalité, par des détours où la durée, l’artifice et même l’au-delà ont toute leur place.

«Adolescentes», actrices de leur propre vie

Documentaire? On a hésité à l’écrire, tant la relation qui se crée presque aussitôt avec les collégiennes Emma et Anaïs est largement aussi riche de récits, d’intrigues, de rapports à la fois significatifs et singuliers que si elles étaient des personnages romanesques.

D’ailleurs elles jouent, très conscientes de la présence de la caméra, même si elles jouent «leur propre rôle», comme on dit sans forcément savoir ce qu’on dit.

Et de même pour leurs parents, leurs copains, leurs enseignants, tout ce petit monde qui s’organise peu à peu, par fragments successifs, chacun habité de sa coloration particulière, du passage des saisons, des épreuves scolaires, des rencontres, des espoirs et des disputes.

Il faut du temps pour se rendre compte que ces deux jeunes filles sont véritablement en train de grandir sous nos yeux, qu’aucun travail d’acteur ni aucun trucage n’aurait pu se substituer à tout ce qui change, imperceptiblement, inexorablement, en chacun d’elles et entre elles.

Anaïs à l’aube de sa vie professionnelle. | via Ad Vitam

Durant cinq ans, Sébastien Lifshitz est régulièrement retourné à Brive, où vivent ses deux héroïnes, et les a filmées, de l’âge de 13 ans à leur majorité, l’entrée d’Anaïs dans ce qu’on appelle «la vie active» (soignante en Ehpad), le départ d’Emma pour la fac à Paris pour étudier le cinéma.

Un portrait de la France d’aujourd’hui

Elles sont amies d’enfance, elles ne se ressemblent pas, ni physiquement, ni socialement. À leur côté, et sans leur faire porter plus de poids signifiant, encore moins exemplaire, que ce qui est le lot de chacun·e, le film compose un portrait attentif et sensible d’un état de la France contemporaine.

Emma est une bourgeoise et Anaïs une fille du peuple, les maisons où elles logent sont très différentes même si elles sont assises côte à côte au collège de cette même ville moyenne où elles ont toutes leurs attaches. Emma a des bonnes notes et pas Anaïs. Anaïs a un amoureux mais pas Emma.

Emma défend mordicus face à sa mère son idée de son avenir. | via Ad Vitam

Et si elles ont ensemble le brevet, les parcours divergeront, comme divergent les existences et les perceptions de l’existence dans ce monde où surgissent aussi le massacre à Charlie Hebdo et au Bataclan, l’élection d’Emmanuel Macron (Anaïs et son père étaient pour Marine Le Pen, Emma s’en fiche).

Il y aura des drames et des amours passionnées, la mort qui rôde dans la vie quotidienne et pas seulement au JT, des crises et des fous rires. Des étés à la base nautique, des garçons qui plongent en frimant, l’angoisse devant un panneau d’affichage ou un logiciel de l’Éducation nationale. Il y aura le feu et le froid, la maladie et l’incompréhension. Le temps qui passe et les saisons qui reviennent.

Adolescentes est un film d’aventure et d’émotion, qui éclot peu à peu de la qualité du regard du réalisateur des fictions si intensément liées au réel (Presque rien, Wild Side…) et de documentaires si vibrants de narration (La Traversée, Bambi, Les Invisibles…). Grâce à ce regard rayonne la formidable beauté de ces deux jeunes filles devenues jeunes femmes, «ordinaires» et uniques.

«Un soupçon d’amour», actrices en miroir

Très tôt surgit l’étonnement, et le ravissement, qu’un tel film puisse exister. Une telle liberté ludique et grave, une telle attention aux mots, un si parfait détachement des exigences de toute forme de mode et de conformisme. (…)

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