Un archipel dans la lagune

Impardonnables d’André Téchiné.

Carole Bouquet, André Dussolier et Venise, les trois personnages principaux d’Impardonnables d’André Téchiné.

Pourquoi le nouveau film d’André Téchiné s’appelle-t-il Impardonnables ? Que ce soit aussi le titre du roman de Philippe Djian dont il est librement adapté, avec ce changement majeur de la transposition de la côte basque à Venise, n’est pas une explication suffisante. Ce que suggère ce titre, c’est surtout la manière dont ses personnages, les deux principaux et les trois autres importants, existent et évoluent sans pouvoir être assignés à une place, à une logique, à un système. Francis (André Dussolier) est un écrivain qui vient s’installer à Venise pour travailler. Il rencontre la responsable d’une agence immobilière, Judith (Carole Bouquet) avec laquelle il s’installe dans une maison isolée sur la lagune. Ils ne se connaissaient pas, ils s’aiment. Francis et Judith sont des personnages romanesques, des êtres de fiction. Comme l’est aussi Anna Maria (Adriana Asti), amie âgée, espionne alerte, déesse ex-machina, comme le sont encore les plus jeunes, l’aventureuse Alice, fille fugueuse de Francis, et le sombre et troublant Jérémie, le fils d’Anna Maria (Mélanie Thierry et Mauro Conte). Personnage de roman aussi, à l’évidence, la sixième protagoniste de cette histoire, Venise. Venise filmée comme jamais, Venise fantasque et improbable, ni touristique ni réaliste, reconfigurée par les élans et changements d’intensité du récit.

Voilà 35 ans – depuis Souvenirs d’en France (1975) – qu’André Téchiné relance les dés de la fiction de cinéma, explorant de multiples voies de traverses : celles qui échappent aussi bien à la narration linéaire verrouillée par le pseudo-réalisme et la psychologie qu’au refus du récit, parti-pris d’une modernité qui, passée l’expérience de Paulina s’en va, ne fut plus jamais le sien. Impardonnables est une nouvelle expédition de cette exploration au long cours, d’une réjouissante inventivité, d’une admirable liberté.

Des histoires, il y en a dans le 19e film d’André Téchiné, et même plutôt 8 ou 10 qu’une. Mais elles se mettent en  place, se combinent, s’opposent ou se font écho selon un assemblage si inventif que sans cesse le spectateur éprouve les frissons de la surprise, renforcés par les constants changements de tons, du burlesque au tragique, de l’intime au lyrique. Impardonnables procède par apparents coups de force narratifs et grandes embardées temporelles, surgissement de gags, éclats de violence, recul documentaire et déviations de polar. Le film est comme une composition cubiste, assemblage d’éléments disjoints qui renverraient à une réalité plus profonde, plus juste émotionnellement.

Tout le monde a l’air un peu fou dans le film, mais chacun de sa folie personnelle, qui est seulement la prise en compte de sa véritable nature, de sa singularité de personnage qui n’a de compte à rendre qu’à sa fiction. Puisque si la fiction est bien un miroir du monde, c’est un miroir brisé – la fragmentation étant ce qui rend impossible le « pardon », la réconciliation, l’apaisement unificateur.

Francis (André Dussolier) qui ne sait pas être père, et Jérémie (Mauro Conte), qui ne sait pas être fils.

Dans le miroitement des matières d’image admirablement inventées par le chef opérateur Julien Hirsch tirant le meilleur partie de la lumière blanche de la lagune comme des reflets, filets et moustiquaires, dans l’improbable trafic d’influence entre générations, entre sexes, entre fantasmes et machines de vision (appareils photo, jumelles, loupe, skype…), André Téchiné organise/désorganise un monde de sentiments émouvants, mais disjoints, et aux bords coupants. Outre un sens burlesque qu’on ne lui connaissait pas – mémorable séquence à la rame – , il bénéficie d’une remarquable complicité de ses interprètes, toujours en appui dans un registre mais prêt à rebondir dans un autre. Parmi eux, il faut mentionner Carole Bouquet : Impardonnables est sans doute le meilleur rôle de toute sa carrière.

Carole Bouquet

Impardonnables a été mal accueilli à Cannes, où il était présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Sans doute cette réaction s’explique en partie par l’absurde hostilité qui a systématiquement frappé cette sélection cette année, débouchant sur le renvoi brutal de son responsable, Frédéric Boyer. Mais le peu de disponibilité au film peut aussi s’expliquer par la singularité d’une œuvre qui possède toutes les apparences de la convention romanesque – Venise, une histoire d’amour romantique, des soupçons de trahison, une figure de bandit séducteur, des rebondissements sentimentaux et policiers – mais ne cesse de déjouer les habitudes de récits, les conventions auxquelles même inconsciemment adhèrent les spectateurs. Il semble que cela aussi ait paru « impardonnable ». Il y a pourtant de multiples plaisirs à se laisser chavirer un peu par les accélérations, bifurcations et gerbes d’écume de ce fantasque motoscafo de cinéma.

 

 

Dans la chaleur de sa nuit

Anne Azoulay est Léa dans Léa de Bruno Rolland

C’est qui, c’est quoi ? Surgies d’un anonymat un peu gris, quartier sans âme d’une ville de province, Léa et Léa, la fille et le film, s’insinuent de biais, prennent de bizarres détours, conquièrent une présence et un charme. Et il y a une belle justesse à ce que le film et celle qui en est le centre et la force portante parcourent ainsi cette même trajectoire, sinueuse mais ascendante. Elle, Léa, ne ressemble pourtant pas à une héroïne de film, cette jeune femme à cloche-pied entre vie terne dans une cité de province, galère de boulots, tentatives d’études supérieures, ratages et volonté, colère, déprime, pulsion de vie. De vie en miettes, en morceaux, parce que la grand mère qui perd peu à peu la boule et prend bien la tête, parce que le père qui trahit, parce que pas d’argent et pas de projet, encore moins de programme. Mais quelque chose pourtant.

Ça passera par le corps, surtout, pas sur le mode romantique de l’épanouissement genre danse qui révèle la grâce du papillon, non, plutôt sur le mode crade, boite de striptease et plus si…, besoin de fric contre vulgarité agressive et humiliations, mais pas seulement – jamais « seulement ». Léa, le film, bouge tout le temps, décale ses lignes, comme Léa, le personnage, se reformule sans cesse, en se déplaçant, en se découvrant, en se prenant de vitesse (ou de lenteur).

Elle a grugé, a réussi son coup – faire partie de ces étudiants « issus des milieux défavorisés » auxquelles Sciences Po réserve des place. Mais son affirmative action, outre un bon pain au prof d’économie libérale façon commedia dell’arte, bouffi d’arrogance, elle la mènera dans les tempos binaires des musiques de boite, sous les éclairages outrés où elle se dénude, à poil seule avec une barre de métal poli sous les regards des mâles. Où est-elle, là ? On ne sait pas, c’est pas dit dans la chanson, dans le film. Puisque celui-ci a l’exigence et l’intelligence de ne pas combler l’abime ouvert, de ne pas répondre à ses propres questions, de faire de ce trouble béant la chambre de compression d’un moteur qui ne cesse de prendre de l’énergie et de l’ampleur.

Léa se joue dans un triangle dessiné par l’immeuble triste puis la maison de retraite du Havre où se défait sa grand-mère, Sciences-Po dans le 6e arrondissement de Paris, et la boite de striptease. Mais ce triangle n’est pas le Triangle des Bermudes, Léa n’y disparaît pas. Bien au contraire, elle y construit son image, même si, surtout si cette image n’est pas d’un seul tenant, si entre déréliction d’un monde qui se défait, paroles du pouvoir et jeu conquérant même si douloureux avec sa propre puissance d’attraction, l’être auquel elle donne naissance a quelque chose de la grâce des monstres. 

Léa, Léa, Anne A. L’émouvant processus d’alchimie entre le film et son héroïne (oui, Léa est une belle et forte héroïne de cinéma) n’est évidemment possible que grâce au phénomène similaire de fusion/réaction entre le personnage et son interprète. Anne Azoulay est comme un instrument à la sonorité inouïe, elle fait exister à l’écran en même temps des sensations antinomiques, elle pourrait jouer dix personnages différentes, et concentre en Léa ces possibilités (ou leurres de possibilités), ces élans et fêlures qui en font un être de fiction d’une intense réalité. On ne sera pas étonné de découvrir qu’Anne Azoulay est aussi coscénariste du film, tant est intime la fusion entre actrice, personnage et film. On ne sera que plus étonné, et admiratif, de découvrir combien un réalisateur inconnu au bataillon du jeune cinéma français, Bruno Rolland, parvient dans ce premier long métrage à capter et à amplifier cette circulation d’énergies complexes, où les basses intensités ne sont pas moins émouvantes que les paroxysmes.

Anne Azoulay avec Eric Elmosnino, un des excellents seconds rôles du film (il faudrait aussi citer Ginette Garcin, Thibault de Montalembert, Claude Dauphin, Magali Muxart…)

Léa fut l’une des très bonnes surprises du Festival de Cannes 2011, où il figurait dans la sélection de l’ACID. Il était curieux, et très instructif, de le découvrir pratiquement en même temps qu’un autre film qui se trouvait avoir quasiment le même scénario, Sleeping Beauty de Julia Leigh (en compétition officielle) : là aussi une jeune femme faisant commerce de son corps pour payer ses études et prise dans un attirance au-delà de l’utilitaire, là aussi une liaison sans amour avec le serveur du bar où elle trouve un complément de revenu, là aussi un environnement social d’une froideur qui confine à un volontaire aveuglement collectif. La comparaison entre les deux films n’en soulignaient que mieux combien celui de Bruno Rolland est du côté de l’incarnation, de la sensibilité – au sens de pellicule sensible – aux radiations qu’émet un être qui est, contradictoirement mais inséparablement, un corps et autre chose qu’un corps.

 

Post-scriptum. Aujourd’hui 6 juillet sortent sur les écrans deux films français, deux histoires de jeunes femmes réalisés par de jeunes cinéastes, l’admirable Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve et Léa de Bruno Rolland. Ces films ne se ressemblent en rien. Cela fait trois bonnes nouvelles d’un coup.

 

Mort d’un personnage nommé Peter Falk

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Quand j’ai commencé à faire l’acteur, j’étais plein d’enthousiasme et de naïveté, comme beaucoup de ceux qui débutent dans ce métier. On est tout excité, plein de rêves et d’espoirs. Et au bout de quelques années, j’étais devenu plutôt cynique, je n’aimais pas les films dans lesquels je tournais. Et puis j’ai rencontré John et Gena (…) Ils voulaient faire un film nommé Husbands. Ça a été pour moi comme une bouffée d’air frais, ça m’a ramené à la vie. Tout d’un coup j’avais une raison de me lever le matin, ça a vraiment changé ma vie ».

Tout autant qu’un avant (et pas réellement d’après) Columbo, il y a un avant et un après Cassavetes dans la vie de Peter Falk, comme il le raconte dans le livre de Doug Headline et Dominique Cazenave, John Cassavetes Portraits de famille (Editions Ramsay).

Columbo, Cassavetes… l’acteur américain mort le 23 juin, à 83 ans, des suites de la maladie d’Alzheimer dont il souffrait depuis plus de 10 ans aura eu une vie professionnelle entièrement dominée par ces deux pôles. Son génie est qu’il aura fait en sorte que, malgré tout ce qui oppose la participation au long cours à une des plus personnelles et radicales aventures du cinéma moderne et l’emploi de vedette d’une série télé familiale interminable, ces deux pôles, ces deux modes d’existence n’auront pas été antagonistes.

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