«L’Histoire de Souleymane», «Niki», «Lee Miller», «The Apprentice», usages et vertiges du biopic

L’Histoire de Souleymane est aussi, indirectement, le biopic de son acteur Abou Sangare.

Les films de Boris Lojkine, Céline Sallette, Ellen Kuras et Ali Abbasi traduisent certaines des multiples manières, très inégales, qu’a le cinéma de faire d’une personne un personnage.

Raconter sous forme de fiction tout ou partie de la vie de personnes célèbres est presqu’aussi vieux que le cinéma, Jeanne d’Arc restant recordwoman du genre depuis un bon siècle. Il n’empêche que le désormais dit «biopic» connaît une efflorescence sans précédent, avec de loin en loin la découverte de manières plus singulières d’évoquer une personnalité et son temps que la reconstitution biographique illustrée.

Parfois, l’engouement pour une figure donne plusieurs films simultanément, comme c’est arrivé avec des icônes de la mode telle Coco Chanel en 2008-2009 ou, en 2014, Yves Saint Laurent, cas exemplaire du contraste entre un traitement académique et un traitement inventif dans le cas de l’approche de Bertrand Bonello.

Et, pour cette seule année 2024, sont parues sur les grands écrans les vies de Maria Schneider, de Bob Marley, de Maurice Ravel, de Napoléon, de Romain Gary et d’Amy Winehouse, en attendant Sarah Bernhardt, La Callas, Franz Kafka, Charles Aznavour, Leni Riefenstahl, Bob DylaTrois paramètres majeurs nourrissent cet engouement. Les deux premiers sont symétriques: soit la personne est déjà très célèbre et le film cherche à profiter de sa renommée, qui rassure les investisseurs et invite le public en terrain supposé connu, soit elle ne l’est pas autant qu’elle le devrait et il s’agit de révéler une existence injustement sous-estimée par l’histoire officielle. Non sans éventuellement combiner les deux, en promettant des révélations sur des figures archi-connues.

Le troisième facteur décisif est d’offrir presque systématiquement l’occasion d’une performance impressionnante à l’interprète principal·e, avec couramment promesse d’Oscar, César et autres statuettes dorées en usage partout dans le monde.

Cette semaine, ce sont pas moins de quatre biopics qui sortent sur les écrans français. En fait trois plus un, L’Histoire de Souleymane, où la question du biopic, du rapport entre un individu et celui qu’il incarne, est reformulée de manière singulière. Les trois premiers évoquent les années de formation d’une artiste, Niki de Saint Phalle, la carrière d’une photographe, Lee Miller, et le début de l’ascension de Donald Trump. Chacun des trois est porté par une idée forte, qui organise les éléments biographiques retenus et, surtout, la manière de les présenter.

«Niki» de Céline Sallette

Pour son premier film comme réalisatrice, Céline Sallette s’appuie sur les trois livres consacrés à sa propre histoire écrits par la peintre et la suit dans son devenir artiste, plus exactement cette artiste-là, suivant un processus de réappropriation de son passé marqué par l’inceste qu’elle a subi.

Le film tire le meilleur parti de ses deux principaux atouts. L’un tient à l’intensité de la présence de son actrice, Charlotte Le Bon, très bien filmée dans la multiplicité des manières qu’a l’héroïne d’exister, de réagir, de souffrir, de s’effondrer, de rayonner de vitalité. D’être folle et pas du tout folle.

Niki (Charlotte Le Bon), qui laissera le nom de son mari pour se réapproprier celui du père qui l'a violentée en même temps qu'elle invente son style et construit sa place. | Capture d'écran Wild Bunch Distribution via YouTube

Niki (Charlotte Le Bon), qui laissera le nom de son mari pour se réapproprier celui du père qui l’a violentée en même temps qu’elle invente son style et construit sa place. | Wild Bunch Distribution

Le second, peut-être subi, mais précieux, consiste en l’interdiction qu’a eu la cinéaste de montrer les œuvres de celle dont elle conte l’histoire. C’est d’autant moins dommageable qu’à peu près tout le monde a au moins vaguement en tête ce à quoi ressemble l’œuvre de Niki de Saint Phalle, a au moins vu les grandes statues colorées, à défaut d’une connaissance plus complète.

Il se trouve que cette situation fait écho à ce qui reste assurément le chef d’œuvre du film consacré à un ou une peintre, le Van Gogh de Maurice Pialat, où là non plus on ne voyait jamais les tableaux. Ils n’en étaient que mieux présents, sans le malaise de figurer le geste d’un ou une grande artiste en action, qui est souvent comme la dénonciation explicite de ce que le dispositif du biopic dans son ensemble a d’artificiel, sinon de complètement bidon.

Rien de tel avec ce film tendu, combatif, qui réussit également l’exercice si souvent décevant de la reconstitution d’une communauté d’artistes en marge et promis à grand avenir. Ici, c’est l’évocation de la bohême des nouveaux réalistes (Tinguely, Arman, Villeglé, Spoerri… Yves Klein n’apparaît pas dans le film, qui en revanche redonne une place à l’artiste suisse Eva Aeppli), en évitant le côté folklorique qui généralement prévaut.

De part en part, au fil de ses chapitres, cette réussite tient pour une part à une rage féministe, qui irrigue le film sans l’y enfermer. Et c’est très bien ainsi.

Niki
De Céline Sallette
Avec Charlotte Le Bon, John Robinson, Damien Bonnard, Judith Chemla, Alain Fromager
Durée: 1h38
Sortie le 9 octobre 2024

«Lee Miller» d’Ellen Kuras

C’est un peu le contraire avec Lee Miller. Le film évoque la vie de cette photographe américaine casse-cou qui réussit à s’imposer parmi les reporters de guerre ayant accompagné l’US Army en 1944-1945, de la Normandie à l’Allemagne où elle est parmi les premières à photographier l’horreur des camps de concentration.

La vie de Lee Miller fut effectivement extraordinaire, à plusieurs titres. Et c’est comme si le film ne savait faire autre chose qu’y prélever ce qui peut paraître payant, tout en se soumettant à un point de vue général très contestable.

Lee Miller (Kate Winslet), reporter baroudeuse pendant la Seconde Guerre mondiale. | SND
Lee Miller (Kate Winslet), reporter baroudeuse pendant la Seconde Guerre mondiale. | SND

Comme autant de coups de truelle, on voit s’empiler les coups de force sur lesquels compte la production. À commencer par le numéro de Kate Winslet, monolithe de détermination dans un monde en guerre où se multiplient aussi les manifestations de cette guerre plus insidieuse (et bien plus longue), celle de la domination des mâles.

Mais aussi les scènes d’action, avec assez d’explosions et de cavalcade sous les tirs pour secouer le public, et des scènes choc (les piles de cadavres de Buchenwald et de Dachau, l’autoportrait dans la baignoire d’Adolf Hitler).

Dans le film, tout se résume à une suite d’anecdotes curieuses, sans que rien dans la manière de filmer, de jouer, de monter, ne donne accès aux multiples et terribles échos que ces situations convoquent.

Mais c’est aussi, ou surtout, idée maîtresse bizarrement dissimulée, que cette histoire est racontée d’un point de vue très particulier. Celui d’un homme qui déballe et commente les archives de Lee Miller et qui est présenté comme «le journaliste», mais est en fait le fils de la photographe, Antony Penrose, auteur du livre dont s’inspire le film. (…)

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Feux de la misère, éclairs de la rage

Les Eclats (Ma gueule, ma révolte, mon nom)

L’Impossible – pages arrachées (Songs from the Protests)

Deux films de Sylvain George

De la jungle des villes à celle de Calais, dans les lueurs de l’aube et les flamboyances des affrontements nocturnes avec la police, Sylvain George arpente, regarde, s’arrête. Il guette. Quoi ? Des moments, des états. Etats des corps harassés, maltraités, dignes quand même. Etats des lieux, dépeuplés, cadenassés, encerclés. Etats des lumières et des ombres. Chasse et moisson d’images et de sons, qu’il rapporte et assemble. Du même labeur il a fait deux propositions, les matériaux pour partie se ressemblent, pas les films. Les Eclats, entièrement tourné à Calais et dans ses environs, harmonica endiablé et violon poignant, le beffroi et la neige, les clôtures et les terrains vagues. Peu à peu ce désert innommé se peuple, d’hommes qui semblent sortir de nulle part pour se laver à la pompe, d’hommes en uniformes qui traquent sans relâche, dans les rues et les bois, d’autres hommes qui portent eux aussi une manière d’uniforme, celui des proscrits, des exilés.  Pas de regret, pas de complaisance, « Migration, it’s good but it’s hard » dit l’homme noir qui a survécu à la mer meurtrière.

Est-ce lui ?, Est-ce un autre, qui chaque jour, chaque jour, se meurtrit les doigts sur un métal brûlant, pour effacer ses empreintes, esquiver la traque insensée et infinie. Mais on peut rire aussi, rire de plonger dans le canal, rire de se moquer un peu du sous-préfet qui fait manœuvrer ses escouades de CRS. Rire va avec pleurer, va avec frissonner, va avec la folie des maladies disparues et qui reviennent, avec la souffrance et l’incompréhension, et la compréhension quand même quand ce jeune homme longuement s’adresse à nous en dari.

Comme il l’avait déjà fait avec Qu’ils reposent en révolte, Sylvain George regarde et écoute, il marche et il court, il voit. Il voit la violence et la crasse, il voit la beauté aussi. La beauté ? Est-elle là ? Est-ce lui qui l’ajoute, la construit ? Formes et contrastes, chorégraphie des corps et des flammes, délicatesse d’une ombre, d’une plaque de neige, d’une branche ou d’un rire, justesse du cadre et élégance de l’objectif. Il y a une vilaine formule pour ça : esthétiser la misère. Mais ce n’est pas la misère qui est rendue belle, c’est le regard sur les hommes qui se battent contre la misère, c’est l’ambition un peu folle et très émouvante de ne pas les abandonner, de ne pas abandonner le monde tout entier à sa brutale et omniprésente laideur.

Aller là-bas, y rester longtemps, filmer, exige aussi de filmer avec respect, avec recherche, avec exigence. Dans ce film au sous-titre emprunté à Aimé Césaire, chaque plan tourné par Sylvain George venge de cette autre laideur, la laideur vulgaire des images des reportages télé, qui sont un autre aspect de la même horreur qui traque les hommes sombres dans les rues et les futaies du Pas de Calais.

Le bateau part. Nul de ceux qui en rêvent à en crever n’y est monté. C’est horrible, et le navire est beau.

Terminé deux ans plus tôt, L’Impossible est organisé en cinq parties dont les deux premières étaient composées, différemment, de plans vus dans Les Eclats, ou très proches. Moins montées, plus incantatoires, ces images s’accompagnent de morceaux d’Archie Shepp, de cartons informatifs sur plusieurs événements particulièrement atroces. Sylvain George poursuit avec des plans de foules en colère dans les rues de Paris, d’affrontements violents avec la police au terme de manifestations. Dans la nuit où dansent reflets de casques et éclats de jeunes yeux, la qualité du regard qui filme est la même, elle cherche à unifier ce qui ne se ressemble pas. Les mots incantatoires et dérisoires des jeunes gens révoltés ne font écho ni au silence ni aux paroles des déshérités de Calais. Leur seul écho est celui que renvoie le vide d’une époque qui n’est pas celle que réclament leurs formules datées, ni leur sincérité à vif.

Sylvain George filme sans ironie aucune, en toute empathie avec ce tremblement de révolte, les fantômes nocturnes de ce spectre d’émeute. Il peut en dénoncer les fossoyeurs en convoquant archives de mouvements populaires passés et imprécations contre la trahison d’une génération qui fut celle de 68. Il ne peut pas ne pas en montrer l’impuissance, que soulignent les grands plans à la Eisenstein des bronzes titanesques de la fresque sociale, géants figés éclairant un avenir à jamais révolu. Rimbaud, les Clash ni Lautréamont n’en peuvent Mai, le cuirassé Potemkine ne remonte pas le Canal Saint-Martin, et nul croiseur Aurore n’éclaire du feu de ses canons anarchistes les fins d’échauffourées sur une Place de la Nation devenue décidément trop grande.

 

 

Le Havre: justesse, justice

André Wilms et Jean-Pierre Daroussin dans Le Havre d’Aki Kaurismaki

Le Havre est le nouveau film d’Aki Kaurismaki. Vous connaissez ses films ? Vous vous souvenez de la grâce et de l’émotion de La Fille aux allumettes, d’Au loin s’en vont les nuages, de L’Homme sans passé ? Disons alors seulement que celui-ci est une sorte d’épure parfaite de ce qu’il travaille depuis exactement 30 ans. Vous ne les connaissez pas ? Le Havre est une comédie méticuleuse portée par l’amour des humains et l’exigence du respect des principes élémentaires du vivre ensemble, exaltée par un art de la mise en scène dont l’apparente simplicité vibre immensément des puissances de l’art du cinéma. Vous pouvez relire la phrase depuis le début, je persiste et signe.

Judicieux lauréat du Prix Louis Delluc 2011, c’est un film français, puisque tourné dans une ville française, en français, par des acteurs dont beaucoup sont eux aussi français – des acteurs (André Wilms, Evelyne Didi, Jean-Pierre Daroussin, Jean-Pierre Léaud…) dont chaque présence est une joie, dans l’intensité de leur existence, le jeu avec ce qu’ils transportent avec eux de mémoire, la manière qu’ils ont de danser ce qui sépare l’interprète du personnage, et le personnage de l’archétype. Ce film français où flottent l’esprit de Jean Renoir, de Jacques Becker et de Robert Bresson est réalisé par un cinéaste finlandais qui vit au Portugal. Il ne s’agit ici de demander ses papiers à personne (ce serait un comble), mais il s’agit de dire d’où ça vient, comment ça circule, et combien ça fonctionne bien ensemble. Ça vient de loin – et en particulier, me semble-t-il, de l’esprit même de ce grand récit qui s’intitule Les Misérables. Il faut dire que Daroussin campe un magnifique Javert des quais. Et c’est dramatiquement actuel.

C’est donc aussi un film européen, espèce rare, qui peut s’avérer précieuse. Son histoire est une histoire ô combien, hélas, européenne – celle de la traque des plus pauvres, noirs et basanés de surcroît, dans une ville plutôt pauvre d’un pays riche. Histoire de solidarité, de connivence humaine, brossée grâce aux vertus d’un brechtisme sec, pour la plus grande joie d’un public qui rit de bon cœur à cette pantomime politique, comédie musicale parlée à la gloire de ceux qui ont décidé de ne pas accepter l’indignité. On en parle pas trop, de ces dizaines de milliers de gens qui, notamment dans les réseaux RESF, prennent de véritables risques pour soustraire à la police française des gens à qui on inflige le déni des principes sur lesquels est fondée la République française. Aucun film ne l’avait encore raconté, c’est fait et bien fait.

Ceux qui accompagnent les réalisations d’Aki Kaurismaki (17 films depuis Crime et châtiment en 1983) savent que l’exactitude de la mise en scène est chez lui, implacablement, exigence politique et éthique. Le Havre en offre, avec une légèreté que cet article se reproche ne pas retrouver, une démonstration parfaite. Le travelling, ou l’absence de travelling, est bien toujours affaire de morale. Une de ses voies privilégiées est ce singulier burlesque ralenti, ralenti par égard pour l’importance de chacun de ceux qui sont filmés, par empathie avec la fatigue des uns, la souffrance des autres, par la fermeté de l’assurance de ce qu’on ne se saurait accepter.

Et à la fin, le cerisier était en fleur. Oui, celui-là, celui du Temps des cerises, dont la plus belle interprétation connue est aussi dans un film d’Aki Kaurismaki (Juha).

 

(Ce texte est un version modifiée de celui publié lors de la découverte du film au Festival de Cannes).