«Les Éternels», super-héros stylés mais myopes

Une team diversifiée pour protéger l’humanité: Kingo, Makkari, Gilgamesh, Thena, Ikaris, Ajak, Sersi, Sprite, Phastos, Druig. | The Walt Disney Company

Confié à Chloé Zhao, réalisatrice venue du cinéma indépendant, le nouveau blockbuster Marvel témoigne d’une certaine ambition narrative et visuelle, à défaut d’un propos véritablement neuf.

Une certaine curiosité accompagne forcément la sortie du nouveau produit Marvel, du fait de sa réalisatrice. Chloé Zhao a en effet parcouru un chemin aussi rapide que remarquable, des marges du cinéma ultra-indépendant au cœur de l’industrie hollywoodienne.

Jeune chinoise expatriée aux États-Unis, un temps installée dans une réserve sioux, elle y a tourné ses deux premiers longs métrages, les excellents Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider. Situés au carrefour d’une recherche d’écriture associant documentaire et fiction et d’une attention sensible aux exclus, ces films ont été à juste titre remarqués dans les milieux du cinéma art et essai le plus exigeant.

Elle s’est ensuite imposée avec aisance dans le cadre d’un cinéma d’auteur pouvant jouir d’une plus ample visibilité, grâce notamment à son alliance avec une actrice de renom, Frances McDormand. Ce mouvement, considérablement amplifié par une pluie de récompenses (Lion d’or au Festival de Venise, Golden Globes et Oscars), a fait de Nomadland l’un des principaux événements cinématographiques de l’immédiat avant-Covid.https://www.youtube-nocookie.com/embed/Fn8-LOuP9Zk

Au moment où Chloé Zhao recevait ces consécrations méritées, elle avait déjà réalisé Les Éternels, ce qui signifie que l’industrie, dont on a toujours tort de sous-estimer la clairvoyance, l’avait repérée avant. Et qu’elle avait décidé de lui confier le méga-budget d’un blockbuster destiné si possible à lancer une nouvelle franchise. Soit des investissements considérables pour des objectifs commerciaux encore plus gigantesques.

Deux questions pour deux missions

Qu’allait pouvoir faire une telle réalisatrice dans un tel contexte? Voilà une question plus intéressante, et plus ouverte, que de savoir si la énième teamde super-héros bodybuildés allait sauver le monde des manœuvres d’un hypervilain. Les réponses de Chloé Zhao à la mission qui lui a été confiée se situent sur plusieurs plans.

La marque la plus apparente de la singularité de la réalisatrice est de trouver, dans les limites du genre, une certaine élégance aux choix visuels qui définissent le graphisme du film. Le recours à de fines lignes dorées qui redessinent et réorganisent les espaces et les corps, et l’usage de couleurs légèrement désaturées et associées de façon complexe, participent d’un design moins grossier que ce dont on a l’habitude en pareil milieu.

Au fil des situations, une série de jolies trouvailles conforteront cet aspect du film, qui a clairement fait l’objet d’une exigence inhabituelle.

Des choix visuels inhabituellement sophistiqués. | The Walt Disney Company

La caractérisation des membres du groupe des Éternels envoyés par une divinité toute-puissante supposément pour protéger les humains d’une horde de monstres extraterrestres marque aussi une certaine originalité quant à l’identité des différents protagonistes.

Si Hollywood se sent désormais obligé à un affichage multigenre et multiracial politiquement correct, affichage qui n’est d’ailleurs pas non plus étranger au choix de Chloé Zhao elle-même par les producteurs, le film va plus loin qu’aucun blockbuster de super-héros dans cette direction.

Un casting qui insiste sur la diversité

Respectant la parité (grâce à la féminisation de deux membres de la troupe, Ajak et Makkari, personnages masculins dans la BD éponyme de Jack Kirby), et dirigé par une femme, Sersi (jouée par Gemma Chan, britannique d’origine chinoise), le groupe des dix super-héros comprend ainsi une personne noire et gay (Brian Tyree Henry, dont le personnage vit en couple avec un Arabe), une jeune femme sourde muette (Lauren Ridloff), un Indien d’Inde (Kumail Nanjani), un Asiatique d’Extrême-Orient (Don Lee), un personnage qui pourrait être latino ou amérindien (Barry Keoghan), une autre qui parle avec un accent espagnol (Salma Hayek)…

Même le seul mâle blanc de la bande (Richard Madden) est doté d’un fort accent écossais, ce qui ne manque pas d’un certain humour pour un être supposé venir de la planète Olympia –la définition des personnages brode surtout sur le panthéon gréco-romain et homérique, même s’il emprunte aussi à d’autres mythes, de Peter Pan au star-system de Bollywood. (…)

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Qu’est-ce qui fait de «Joker» un si bon film?

Mêlant souffrance et fureur, Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) devient le Joker.

Propulsé par l’interprétation de Joaquin Phoenix, le film de Todd Phillips invente avec éclat son propre espace peuplé d’ombres et de monstres, entre réalisme déjanté et univers de super-héros.

Un film inspiré de l’univers des BD de super-héros qui remporte le Lion d’or au Festival de Venise après avoir reçu l’approbation de la quasi-totalité des critiques présent·es, c’est pour le moins inhabituel. Mais Joker, qui réussit à offrir ce que les amateurs du genre attendent de ce type de produit sans rien sacrifier en matière d’ambition et de complexité mérite en effet cet accueil.

À quoi cela tient-il? Inévitablement, à un grand nombre des composants de sa mise en scène, de natures très variées, mais qui fonctionnent tous sur deux principes associés: une affaire de rythme et une affaire de distance.

Bizarre objet célibataire

La question de la distance concerne ici les jeux sur l’écart entre les stéréotypes et les inventions. Le Joker est une icône de la culture dite pop, c’est-à-dire formatée par Hollywood. Il ne peut ni ne veut rompre avec elle.

Mais les concepteurs de ce film ne s’y laissent pas non plus enfermer, ni se contentent de jouer avec les poncifs, en les épiçant de quelques gags et de quelques pétarades spectaculaires, comme il est d’usage dans la gestion des franchises.

Joker, même s’il est consacré à un personnage DC Comics et fait partie de la saga Batman, n’est pas un film de franchise, au sens où il ne rentabilise pas des ingrédients des épisodes précédents, ni ne met en place des déclinaisons à venir.

Mais, bizarre objet célibataire dans univers archi-peuplé et balisé, il parvient, situation après situation, à ne pas non plus trahir les grandes règles de cet univers.

Le Joker, solitaire et complexe, devant l’image du spectacle dominant incarné par l’amuseur officiel, cynique et vulgaire que campe Robert De Niro.

La question de l’écart et de la tension ne concerne pas que le bloc d’histoires, de personnages et de procédés qui définit les films de super-héros dans leur habituelle médiocrité efficace –on peut rester dubitatif sur la formule de Scorsese selon laquelle «les films Marvel ne sont pas du cinéma» tout en constatant l’indigence de l’immense majorité des productions de ce type, sans distinguo entre les sources Marvel et DC évidemment.

Cette question de l’écart, de la bonne distance constamment modifiée, concerne plus généralement la question du héros dans le cinéma de très grande consommation. Du héros, donc de la morale.

Le Joker est un méchant, l’affaire est entendue. Du moins celui qu’on connaît lorsqu’il déboule dans la Bat-story, à peine un an après le début de celle-ci à la fin des années 1930. Il est, ou pas, celui qui aurait tué les parents du jeune Bruce Wayne, causant le traumatisme fondateur de la schizophrénie justicière de l’homme-chauve-souris.

En faire le personnage principal est déjà singulier: si Hollywood a été capable –ce sont souvent les meilleurs du genre– de s’intéresser aux côtés troubles des super-gentils (The Dark Night, Wolverine, Hulk…), il en va autrement avec un être systématiquement maléfique.

Mais en ce cas, et puisque le personnage au sourire sanglant était devenu une imagerie propice au commerce à un point suffisant pour qu’il soit envisageable de l’exploiter en solo, il s’ouvrait deux prévisibles chemins de facilité.

L’un était de charger la barque en infamies de toutes sortes, en ne jouant que la carte de l’horreur, ou du burlesque rusé façon Deadpool. L’autre était de construire une mécanique psycho sentimentale expliquant, même sans la justifier, que le clown rebaptisé ici Arthur Fleck se livre à des actes destructeurs à cause des mauvais traitements de toutes natures qu’il a subis.

Un personnage aux multiples visages sous un masque unique.

Dans le film coécrit et réalisé par Todd Phillips, le Joker est l’un et l’autre… et encore bien d’autres choses. L’essentiel de l’énergie du film tient à la circulation imprévisible entre ces différentes dimensions.

Il y a bien les malheurs du pauvre Arthur, qui ne manque pas de raisons d’en vouloir à mort au monde pourri où il survit, et les pulsions destructrices sans motif visible ni justification qui saisissent Fleck.

Méchant, malade, pauvre, malheureux, révolté

Mais aussi des fragments dérivant à la surface de la fiction: critique radicale de la société, irruption incontrôlée du fantasme dans la réalité, adhésion du personnage à des mythes construits à son propre usage. (…)

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