Le provincial Lucien (Benjamin Voisin) découvre les tumultes et les pièges de Paris.
La brillante adaptation du chef-d’œuvre de Balzac par Xavier Giannoli réussit l’évocation d’une époque passée en suggérant le présent, mais surenchérit sur la noirceur au risque d’un dangereux déséquilibre.
Il faut beaucoup de courage, ou une certaine inconscience, pour porter à l’écran le roman monumental de Balzac. Cela demeure vrai même en n’adaptant en fait que sa partie centrale, Un grand homme de province à Paris, consacré aux tribulation de Lucien de Rubempré dans la capitale.
Xavier Giannoli s’est donné les moyens, qui sont loin d’être seulement matériels, d’affronter cette fresque des mœurs parisiennes des années 1820.
Tout autant qu’un considérable travail sur les décors, les costumes ou les accessoires, il s’est surtout agi de trouver une dynamique de cinéma à ce récit aux très nombreux personnages et décrivant plusieurs milieux aux fonctionnements différents, entre lesquels circule le protagoniste sans cesser de changer d’attitude.
Lucien Chardon, qui insiste pour se présenter sous le nom à particule de sa mère, de Rubempré, débarque à Paris pour y vivre son amour avec une veuve noble, Madame de Bargeton, et conquérir la gloire littéraire. Vite déçu sur les deux tableaux, il découvre à la fois la dureté d’une grande ville moderne et les milieux du théâtre, de la presse, de l’édition et de l’aristocratie.
Avec son coscénariste Jacques Fieschi, Giannoli trouve de multiples réponses à la transposition des quelque 400 pages du texte. Ils trouvent surtout une dynamique, que relaie la réalisation menée tambour battant, sans se perdre dans le labyrinthe des intrigues et sous-intrigues, des comparses un instant surgis sur le devant de la scène, et des références aux intrigues politiques sous la Restauration.
Une interprétation charnelle
Ce tour de force est relayé par une interprétation très incarnée, au sens le plus littéral du terme lorsque le rôle de Coralie, l’amante de Lucien «au long visage ovale» décrite par Balzac, est confiée à la jeune comédienne, d’ailleurs excellente, Salomé Dewaels, à la complexion fort différente. De même, nul n’aurait l’idée de traiter d’«os de seiche» Cécile de France, qui joue le rôle de Madame de Bargeton, affublée de ce sobriquet par les gazettes.
Mais, comme ces deux actrices, Vincent Lacoste, Jeanne Balibar, Xavier Dolan, Louis-Do de Lencquesaing, André Marcon –et évidemment Gérard Depardieu– trouvent la juste manière d’exister à la fois sur les deux registres qu’exige une adaptation d’un fragment de La Comédie humaine. Ils sont simultanément les personnages d’une action sans cesse en mouvement et des types sociaux fortement dessinés, des êtres humains et des fonctions.
Coralie (Salomé Dewaels), comédienne aux bas rouges et au grand cœur. | Gaumont
Le cas de Lucien est le plus délicat, et Benjamin Voisin s’en tire bien pour faire exister ce jeune homme à la fois très séduisant et d’une usante versatilité, conquérant et inadapté, antipathique dans ses actes tout en devant garder un certain attrait.
À leurs côtés, le film entraîne dans la farandole effrénée des manœuvres pour faire publier un texte, attirer un adversaire politique dans son camp, venger un affront sentimental, faire triompher ou s’effondrer un spectacle.
Le tourbillon des turpitudes
Sans pouvoir rivaliser avec l’extraordinaire précision des descriptions par Balzac des mécanismes de la vie parisienne de son temps, le film déploie avec un tonus qui mêle humour, violence et sensualité cette circulation entre différents milieux, ces montagnes russes entre les émotions, et les conditions matérielles.
Il ne faut pas longtemps pour percevoir que tout ce déploiement ne se veut pas seulement mis en partage par les moyens du cinéma d’un des plus grands textes de la littérature et évocation d’un passé lointain. Illusions perdues, le film, parle d’aujourd’hui, ne cesse de s’y référer.
Les parallèles entre ce qu’a raconté Balzac et le fonctionnement de divers organes de pouvoir contemporains est évident, avec en ligne de mire les médias, les réseaux sociaux, les fake news, les trolls, et le fonctionnement de cercles de pouvoir fermés, où d’autres formes de privilèges ont remplacé les quartiers de noblesse.
Lousteau (Vincent Lacoste), journaliste vénal et cynique, séduit Lucien et l’entraîne sur ses traces. | Gaumont
La charge, notamment contre la presse et les critiques, est d’une extrême violence. Cette violence est tout entière déjà chez Balzac, tout comme la dénonciation de mœurs intellectuelles fondées sur la corruption, le narcissisme et le copinage.
Xavier Giannoli s’en donne à cœur joie pour dénoncer l’inconsistance et la malveillance de bien des jugements portés par les journaux –sur des pièces de théâtre, mais cela vaudrait aussi évidemment pour des films, de la part d’un réalisateur qui se sent injustement maltraité par la critique, ce qui est bien son droit.
Cette charge appuyée s’inscrit dans la description plus vaste d’un monde frelaté des élites de toutes sortes, monde parisien véreux de part en part. On y retrouve une noirceur du point de vue qui finit par apparaître comme une posture plutôt que comme un constat, même pamphlétaire.
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Le contrepoint manquant
Très brillante, la transposition d’Illusions perdues devient ainsi une parabole aux forts relents populistes, sur le motif connu du «tous pourris». Ce qui ne peut se faire qu’au prix d’une trahison de Balzac. (…)