Festival de Cannes Jour 5: «Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo Di Caprio), en plein effort de maintenir les conditions d’un couple et d’une famille unie

Très attendu sur la Croisette, le nouveau film de Martin Scorsese consacré aux meurtres en série des membres d’une tribu amérindienne il y a 100 ans impose sa puissance et impressionne par son ambition.

Il était en effet prudent de mettre le nouveau film de Martin Scorsese hors compétition. Dans le cas contraire, il est prévisible qu’il aurait tué le match dès sa présentation. Le cinéaste offre en effet avec son vingt-sixième long métrage une de ses réalisations les plus accomplies.

Nul besoin pour découvrir le film de connaître le livre dont il est inspiré, mais avoir eu le bonheur de lire l’extraordinaire ouvrage éponyme de David Grann[1] permet aussi de mesurer le travail accompli par Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une immense et passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit ultra précis et circonstancié des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Les trois heures trente feront bien place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que de construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich, ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

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Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels/Paramount Pictures France

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique. Comme tant d’autres nations Natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force.

Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du 20e siècle, que les terrains archi-pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur, ce que raconte le film.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent à des blancs épouser des indiennes pour mettre la main sur leur magot, surtout si elles venaient à décéder prématurément, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des blancs.

Dès lors se déploie simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Bukhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules comme il en pullule alors dans les environs. (…)

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«Les Trois Mousquetaires: D’Artagnan», fougueux assaut

Athos (Vincent Cassel), Aramis (Romain Duris), Porthos (Pio Marmaï) face à l’aspirant mousquetaire: trois + un, tous pour le show.

Bien servi par ses interprètes, l’adaptation de la première moitié du roman d’Alexandre Dumas déploie les ressources d’un film d’action en costumes d’époque, avec une indéniable efficacité spectaculaire.

Le bidet n’est pas jaune. Dès la première image, l’affaire est donc entendue: en ne respectant pas la couleur de la monture de d’Artagnan, qui joue un rôle significatif dans la première scène du roman d’Alexandre Dumas, le film affiche d’emblée qu’il ne s’obligera à aucune fidélité rigoureuse à une des œuvres les plus célèbres de la littérature française.

Dès lors, un des plaisirs de la vision du film sera de jouer à percevoir en quoi il s’en éloigne et comment il lui reste éventuellement fidèle dans l’esprit sinon dans la lettre. Disons sans attendre que cette énième transposition sur grand écran (le site Sens critique en recense quarante-deux autres) remplit ce contrat aussi implicite que nécessaire: trouver le bon équilibre entre fidélité et adaptation au goût du jour.

La première manifestation du déplacement opéré est évidente dès ladite séquence d’ouverture. Il s’agit d’une brutalité un peu trash, qui concerne le réglage des combats –ça castagne d’emblée, et autrement violemment que la rossée administrée à d’Artagnan au début du livre. Ce déplacement vaudra aussi pour les apparences physiques, pour toute la gestuelle et en partie pour la diction des principaux protagonistes, ceux qu’il importe de rapprocher des spectateurs.

À certains égards plus réalistes, notamment en ce qui concerne la saleté, que l’imagerie associée aux romans historiques, cette matérialité des corps, des chocs, aussi bien que de la boue et du sang permet au film de Martin Bourboulon d’esquiver en partie la trop grande proximité avec les jeux vidéo désincarnés, plaie de la grande majorité des films d’action récents.

On se gardera ici de dévoiler les autres inventions narratives, et même parfois historiques, auxquelles recourt le film. Pour l’essentiel, elles trouvent leur place dans le déroulement d’un récit pas plus invraisemblable que le roman d’origine, et contribuent à la réussite de l’ensemble.

Clins d’œil et coups de force

Les Trois Mousquetaires, du moins cette première partie qui porte le nom du héros gascon (avant la seconde, labellisée Milady), bénéficie aussi de réussites dans le choix des interprètes comme dans la caractérisation de leurs personnages. Pour chaque membre du quatuor central se met en place un mixage de respect du profil et de variations en phase avec l’air du temps –pas tant d’Artagnan d’ailleurs que ses trois acolytes.

D’Artagnan (François Civil) en pleine action. | Pathé

Que leurs rôles soient tenus par quatre des acteurs français les plus connus produit d’ailleurs un effet bienvenu, la célébrité de l’interprète faisant écho à celle d’Athos (Vincent Cassel), Porthos (Pio Marmaï), Aramis (Romain Duris) et d’Artagnan (François Civil), en une sorte de clin d’œil complice aux spectateurs, sous les barbes mal rasées, les pourpoints boueux et les mœurs moins uniformément straight.

Outre l’apparence évoquant vaguement une héroïne manga-punk de Milady (Eva Green), qui ne fait, pour l’heure, que de brèves apparitions, le signe le plus marqué de transposition au goût du jour est assurément de faire de madame Bonacieux une personne racisée, jouée par la d’ailleurs excellente Lyna Khoudri.

Les deux rôles les plus impressionnants de ce premier épisode sont pourtant «secondaires»: il s’agit du couple royal, véritablement royal aussi par son interprétation, avec Vicky Krieps en reine et Louis Garrel en Louis XIII. Chacune et chacun à sa manière, elle et il ornementent leur personnage de subtilités qui n’excluent pas, bien au contraire, une forme d’humour vis-à-vis de ces êtres que l’histoire a statufiés.

Vicky Krieps (la reine Anne) et Louis Garrel (Louis XIII), couple véritablement royal. | Pathé

Ces clins d’œil de diverses natures, dans des registres légers ou allusifs, font un heureux contrepoint au recours à des coups de force scénaristiques comme à des passages à l’acte délibérément brutaux. (…)

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Un film hors de l’histoire – sur L’Établi de Mathias Gokalp

L’Établi, c’est le film de Mathias Gokalp qui sort en salle ; mais c’est aussi un contexte historique particulier, après Mai 68, et l’imaginaire, l’idéologie, le monde mental qui l’accompagne ; c’est enfin le livre de Robert Linhart, qu’il a écrit près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. Si, sans être difficile, la lecture du livre est dérangeante, travaillée par la dureté des faits et la puissance des sensations éprouvées, le film peut lui être vu de chacune et chacun sans inquiétude.

1) Il y a le film. Réalisé par Mathias Gokalp, dont le premier long métrage, Rien de personnel, avait laissé un bon souvenir, il raconte comment, durant les mois qui suivirent Mai 68, un jeune normalien alla se faire embaucher dans une usine Citroën pour mobiliser les ouvriers en vue de continuer la lutte révolutionnaire.

Une succession de scènes montre la fatigue et les maladresses de Robert, l’intellectuel astreint à un travail manuel harassant, décrit les conditions de travail sous extrême pression sur la chaine où sont assemblées les 2CV. Ces scènes rappellent la brutalité de l’encadrement, et à l’occasion de la milice patronale qui faisait régner l’ordre du même nom dans cette entreprise. Elle met en évidence la connivence du racisme et de l’exploitation ouvrière, qui s’imposent aux ouvriers presque tous issus de différents pays de migration.

Autour de Swann Arlaud, aussi convaincant en jeune prof gauchiste confronté au travail en usine qu’en agriculteur confronté à une crise sanitaire (Petit Paysan), en amant de Marguerite Duras (Vous ne désirez que moi) ou en paysagiste utopiste (Tant que le soleil frappe), se déploie une galerie de portraits croqués avec justesse. Entrent ainsi en scène le contremaître roué et implacable (Denis Podalydès), l’ouvrier italien habité de la mémoire du mouvement ouvrier (Luca Terraciano), le prêtre ouvrier cégétiste (Olivier Gourmet), le manœuvre africain déchiré entre la solidarité avec ses collègues et les contraintes de son existence, le jeune prolétaire révolté…

Alors que son personnage principal découvre la réalité de l’usine et de ceux qui la font fonctionner, le film de Mathias Gokalp compose ainsi une description très incarnée d’un environnement où s’active bientôt le conflit qui porte l’essentiel de son déroulement, la grève spontanée initiée par Robert contre une décision particulièrement abusive de la direction, les manœuvres des « petits chefs » pour faire échouer le mouvement, les comportements différents des ouvriers selon leurs choix mais aussi les contraintes qu’ils subissent.

La réussite de cette évocation tient à la forte présence à l’écran des personnages, à la matérialité des objets et des lieux, à un investissement affectif perceptible de ceux qui, devant comme derrière la caméra, participent à l’existence du film. Celui-ci comporte aussi de beaux moments par exemple de débats entre les ouvriers autour de la manière de formuler les engagements et les revendications, et mobilise avec justesse un sens chorégraphique des déplacements dans l’espace en partie stylisé des ateliers.

2) Il y a le contexte historique, la situation dans laquelle s’inscrit ce récit. Il ne s’agit pas ici de rigueur dans la reconstitution d’époque – rien de particulier à redire sur les éléments de décors, de discours ou de vocabulaire. Il s’agit de comprendre dans quel monde mental, imaginaire, idéologique, mais ô combien réel, cette histoire a eu lieu.

Il s’agit de rendre sensible à des spectateurs qui pour la plupart n’étaient pas nés à l’époque ce qui poussait des jeunes gens à s’embaucher en usine, où ils n’étaient clairement pas à leur place, non seulement aux yeux des employeurs, qui s’en débarrassaient dès qu’ils les repéraient, mais de nombre de leurs compagnons de travail. Encore ce mouvement de ceux qu’on nomma les établis n’est-il qu’un très petit fragment de l’ensemble des formes d’activisme de l’époque, en lien avec Mai 68. Et ce qui s’est dit, ce qui s’est fait, ce qui est advenu en Mai 68 en France n’était qu’une composante partielle, circonstancielle, d’un mouvement mondial impliquant des centaines de millions de personnes et ayant traversé plus d’un siècle.

Ce film se passe à une époque, plus précisément il se passe peu de temps avant la fin d’une époque où il était beaucoup plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde. Cette fin devait dépendre, cela aura été structuré intellectuellement et dans d’innombrables pratiques, pour l’essentiel des travailleurs industriels. Les manières de l’imaginer étaient peut-être (peut-être !) illusoires, ou dangereuses, il n’en demeure pas moins que durant plus d’un siècle elles ont fait agir, en engageant tout leur corps, toute leur intelligence, tous leurs affects, leur vie et leur avenir, un nombre gigantesque d’humains par ailleurs fort différents entre eux.

En septembre 1968, lorsqu’il entre à l’usine de la porte de Choisy, Robert Linhart est l’un d’eux. Dans des conditions particulières, qui appellent toutes les analyses et le cas échéant toutes les critiques qu’on voudra, il fait partie d’un mouvement collectif historique d’une ampleur mondiale, dont des millions de membres sont morts pour faire advenir la destruction du capitalisme et de l’exploitation. Mais avec la ferme conviction qu’un tel projet était réalisable. Et ça, qui est la toile de fond sans laquelle d’immenses pans de l’histoire moderne sont incompréhensibles, est devenu illisible dans les récits et pour les imaginaires contemporains, y compris dans la plupart des expressions les plus critiques sur l’état du monde. Cette dissolution de l’horizon révolutionnaire au sens que dix générations lui auront donné, du milieu du XIXe siècle à la fin des années 70, pour schématiser, cet élan historique multiforme qu’aura si bien décrit, au cinéma, l’œuvre fleuve de Chris Marker Le fond de l’air est rouge, est devenu une tache aveugle.

Celle qui, pour mentionner au autre exemple récent, oblitère en partie l’accomplissement par ailleurs magnifique du grand film (sous format de série) de Marco Bellocchio Esterno Notte consacré à l’affaire Aldo Moro : sa construction complexe fait place aux points de vue de multiples instances et groupes, dont les Brigades rouges (comme à la famille de Moro, à la Démocratie chrétienne, au Pape…). Mais elle ne sait rien dire du mouvement immensément plus ample et complexe qui traversait alors le pays, et l’Europe, et le monde, dont les passages à l’acte violents et en décalage avec les rapports de force politique en un point précis à un moment précis est devenu un symptôme monstrueux et dérisoire, mais surtout impossible à comprendre. Que les tenants de cette perspective d’un renversement complet de l’organisation du monde se soient abondamment opposés les uns aux autres, voire combattus et à l’occasion massacrés, ne change rien à ce qu’a été la prégnance de cet horizon commun.

L’histoire de L’Établi, aussi localisée dans le temps et l’espace, aussi individuelle soit-elle, appartient à ce processus, qui a notamment participé des vies politiques des pays européens comme des luttes de libération des pays colonisés, alimenté les comportements quotidiens et les rêves de foules immenses. Il existe évidemment aujourd’hui d’innombrables formes de refus de l’ordre dominant et de pratiques travaillant à le transformer et à lui inventer des alternatives. Mais cela ne répond plus du même schéma d’ensemble et des cadres généraux dans lesquels le projet révolutionnaire communiste s’est incarné, en deçà de ses mille et un avatars et contradictions internes.

De ce point de vue, il est évident que L’Établi de Mathias Gokalp se trouve confronté à un défi gigantesque. Sans lui faire grief de ne pouvoir en venir à bout, on peut regretter qu’il ne semble pas même s’en soucier. Pour ne rien faire face à cet effacement historique fondamental, le film se retrouve distiller une sorte d’exotisme, politique autant que temporel, exotisme regardé avec bienveillance, ou même avec tendresse mais comme quelque chose d’à la fois éloigné et irréel. On y suit les pratiques d’un type de bonne volonté dans un monde hostile, et qui apparaît comme non seulement lointain (il l’est) mais fantasmagorique, et en grande partie incompréhensible.

Plus problématique est l’introduction d’un enjeu qui ne figure pas du tout dans le livre, la supposée malhonnêteté d’un intellectuel qui se ferait passer pour un ouvrier.

3) Il y avait, il y a toujours le livre de Robert Linhart, publié par celui-ci près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. (…)

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«Un couple»: l’amour en ce jardin, et la fureur

Nathalie Boutefeu, qui donne vie à Sophie Tolstoï grâce aux écrits devenus voix.

Le film de Frederick Wiseman, avec Nathalie Boutefeu, fait s’épanouir en pleine nature la parole de Sophie Tolstoï, la femme d’un grand homme qui jamais n’accepta d’être réduite à ce statut.

Ce serait comme une genèse. Il y aurait d’abord eu le ciel et les nuages, la mer et les rochers, les arbres et les fleurs, des animaux. Et puis cette femme, dans ses vêtements d’un autre temps et d’un autre lieu. Ensuite, la voix. Sa voix.

Dans la lumière d’une lande sublime, mais il faut se défier du sublime, dans les beautés à demi-sauvages d’un vaste jardin, dans la pénombre d’une pièce éclairée à la bougie, elle parle. Sa voix n’est ni d’un autre temps, ni d’un autre lieu.

Elle dit sa vie, ses émotions, des combats singuliers –à tous les sens de la formule. Elle est unique, Sophie, elle vit une histoire unique, épouse d’un «grand homme», un géant de son temps –aussi physiquement–, Léon Tolstoï. Elle est en guerre, et en amour, et en question.

Mais toute femme est unique, bien sûr, cela va –devrait aller– de soi. Sauf que justement, entre cette singularité de toutes (et de tous) et la singularité de cette Sophie-là, avec son caractère, sa biographie, ses espoirs, sa violence, ses œuvres, se joue tout ce qui vibre et palpite et fait trouble dans ce film aussi bref qu’intense, aussi tendu qu’apparemment délicat et minimal.

Ensemble, côté à côte dans le choix des textes de Sophie Tolstoï, puis de chaque côté de la caméra, le réalisateur Frederick Wiseman et l’actrice Nathalie Boutefeu ouvrent grand cet espace que désigne cet indéfini, un couple comme les spécificités de qui fut l’auteur de Guerre et Paix, de qui fut celle qui resta trente-six ans son épouse, passionnément son épouse, sans admettre de n’être que cela –et la mère de leurs treize enfants.

Elle, et les grandes histoires

Elle parle, elle écrit, elle s’adresse frontalement. Sa voix sera la seule audible. À travers elle résonne une immense saga intime, et qui pourtant appartient aussi à la «grande histoire», comme on dit. Et même à plusieurs grandes histoires: histoire de la littérature, histoire de la Russie et de l’Europe au XIXe siècle, et aussi, surtout, histoire des relations entre les hommes et les femmes. (…)

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Claire Denis : « Le cinéma peut faire se rencontrer des gens très différents »

Deux films de Claire Denis seront à l’affiche en 2022, Stars at Noon et Avec amour et acharnement, ce dernier en salles ce 31 août. Comme deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Deux propositions nouvelles d’adaptation, d’un roman de Denis Johnson pour l’un et d’un roman de Christine Angot pour l’autre. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes.

Dix jours plus tôt, lors de la cérémonie de clôture du Festival du Cannes, elle a reçu le Grand Prix du jury pour son vingtième long métrage, Stars at Noon. Cette rencontre avec Claire Denis dans un café parisien se produit au terme d’une séquence particulièrement intense. La cinéaste a en effet enchaîné la réalisation et la postproduction de deux films, Avec amour et acharnement, qui obtenu l’Ours d’argent de la meilleure réalisation au Festival de Berlin et qui est sorti dans les salles françaises le 31 août, et l’adaptation du roman de Denis Johnson situé au Nicaragua mais tourné au Panama, dans des conditions particulièrement difficiles, présenté en compétition officielle à Cannes.

Le premier film, inspiré d’un livre de Christine Angot, raconte une crise d’un couple de quinquagénaires parisiens (Juliette Binoche et Vincent Lindon) lorsque la femme recroise un ancien amant (Grégoire Colin). Stars at Noon accompagne la tentative désespérée d’une jeune journaliste américaine (Margaret Qualley) pour sortir du Nicaragua devenu une dictature et qui, sans un sou, se prostitue mais éprouve un sentiment amoureux très intense pour un Anglais (Joe Alwyn) au statut ambigu, en qui elle voit son possible sauveur.

Ces deux films représentent deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Le parcours personnel de Claire Denis depuis son enfance en Afrique, sa formation au cinéma en partie menée en Amérique aux côtés notamment de Wim Wenders et de Jim Jarmusch, sa sensibilité particulière à des propositions formelles et narratives venues d’Asie participent de cette trajectoire singulière. Elle n’exclut pas la proximité avec les grands auteurs européens, et notamment français, de la part de la réalisatrice de Jacques Rivette le veilleur, en compagnie de Serge Daney.

À certains égards, le binôme des deux nouveaux films fait écho à celui qu’avaient constitué en 2009 35 Rhums, histoire située à Paris principalement entre un père et sa fille, et White Material, situé au Cameroun sur fond d’affrontements postcoloniaux violents – et au centre duquel se trouvait une autre actrice de premier plan, Isabelle Huppert. Avec les interprètes, avec les techniciens comme avec les thèmes abordés, se tisse ainsi une multitude d’échos, de signes de fidélités et de volonté de continuer d’interroger un « être au monde » qui concerne aussi bien ce que les individus ont de plus singulier que les grandes forces géopolitiques, y compris, dans les deux cas, leurs dimensions les plus sombres. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes comme toute authentique proposition de liberté.

Comme souvent, cette rencontre aura glissé sans crier gare de la conversation amicale, et curieuse de mille questions, à un entretien, qui commence donc au milieu d’un échange, lorsque Claire Denis s’est mise à parler du livre qui a inspiré Stars at Noon. JMF

Claire Denis – J’avais lu la traduction française, et je n’y retrouvais pas Denis Johnson, dont l’écriture est dure et mélancolique. Le scénario est donc écrit à partir du texte original, dont j’avais la musique en tête. J’ai gardé autant que j’ai pu les dialogues du livre, tels qu’il les a écrits. C’est une langue très particulière, avec des mots crus mais aussi des formulations sophistiquées. Robert Pattinson, à l’époque où il était prévu qu’il fasse le film, avait du mal avec une phrase comme « I commit adultery often », par exemple. Il disait : « mais personne ne parle comme ça ». Alors que Joe Alwyn a adoré dire ce genre de réplique. Les manières de s’exprimer, entre autres par les mots, sont très importantes dans le film. L’Américaine Trish jouée par Margaret Qualley et l’Anglais joué par Joe Alwyn ne parlent pas la même langue – c’est très présent dans l’écriture de Denis Johnson.

En donnant au mot « adaptation » un sens assez ouvert, on pourrait dire que c’est la sixième fois que vous faites une adaptation d’une œuvre préexistante, mais à chaque fois avec une relation très différente entre celle-ci et le film : Beau Travail d’après Billy Bud de Herman Melville, L’Intrus d’après l’essai éponyme de Jean-Luc Nancy, Vendredi soir d’après le roman du même nom d’Emanuèle Berheim, Avec amour et acharnement d’après le roman de Christine Angot Un tournant dans la vie, mais aussi 35 Rhums d’après le film Printemps tardif de Yazujiro Ozu.
Printemps tardif c’était la vie de ma mère et de mon grand-père. Quand je l’ai vu j’ai pleuré durant tout le film, j’ai emmené ma mère le voir, elle a tout reconnu. Je fais des adaptations d’œuvres qui, d’une façon ou d’une autre, ont à voir avec ma vie. Mais pour Denis Johnson c’est différent. J’ai lu Stars at Noon après avoir d’abord lu des reportages qu’il avait faits en Afrique. Je lui ai écrit, il m’a répondu, on s’est rencontrés à l’occasion d’un concert à Amsterdam, je lui ai dit que son livre me bouleversait, que j’étais comme transie par tout ce qui circule entre cet amour et cette trahison. Il m’a dit : « Le personnage principal, la fille, c’est moi. Je suis allé au Nicaragua, je voulais être journaliste, c’était la guerre civile et personne ne voulait de mes articles. Et j’ai été humilié. » Au moment de cette rencontre, le livre comptait énormément pour moi mais je ne croyais pas pouvoir en faire un film. Et puis, pendant le tournage de High Life, en mai 2017, Denis est mort. Et je me suis dit : il faut essayer.

Faire un film de ce livre représente de nombreux défis, dont le fait qu’il se passe au Nicaragua, au début des années 1980, après la victoire du Front sandiniste de libération nationale[1].
Il n’était pas possible financièrement, et pas du tout nécessaire pour ce qui est de ce que raconte le film, de reconstituer l’époque. Ce qui m’importe dans le livre peut aussi bien être situé dans le Nicaragua actuel. J’y suis allée quatre fois. Au début je voulais filmer là-bas, mais la situation devenait de plus en plus violente et en avril 2018 l’armée a tiré sur les étudiants à l’université. La dictature de Daniel et Rosario Ortega avait atteint un tel degré de verrouillage qu’il me semblait impossible d’y tourner, et puis contre toute attente j’ai reçu une autorisation. Mais à ce moment-là il y a eu le Covid. Et ensuite, quand on est sorti du blocage lié à la pandémie, j’ai appris qu’Ortega se représentait aux élections. Jusque-là s’était maintenue l’illusion qu’il y aurait du changement à la fin de son mandat. Du moment qu’il se représentait, c’était exclu d’y aller pour filmer. Sans compter qu’aucune assurance ne couvrait un tournage dans le pays.

Il a donc fallu trouver un lieu de substitution, qui a été le Panama ?
Oui, j’ai envisagé plusieurs options, j’ai fait des repérages en Colombie mais c’est trop différent. Le Panama était l’endroit à peu près accessible qui offrait le plus de similitudes même s’il a fallu faire quelques aménagements. Et aussi, pour les acteurs panaméens, travailler avec une coach nicaraguayenne afin qu’ils parlent avec l’accent de ce pays.

La trahison est un motif qui hante le film, la trahison amoureuse, d’ailleurs ambiguë, qui fait partie du récit, mais aussi la trahison de la révolution par Ortega.
Oui, oui. Ça, Denis Johnson ne l’a pas vécu, même si la phrase de Trish dans le film, « ¡ Sin Esperanza !, ¡ Sin Esperanza ! Je rêve que les tanks américains viennent vous écraser », est dans le livre. J’ai demandé à Denis s’il pensait cela alors, il m’a dit que oui. Il voulait être journaliste, pas militant, il se sentait trahi par la situation même, qui ne lui avait pas permis d’accomplir son projet. Il s’est retrouvé sans un sou. Et il est devenu une pute, selon sa propre formule.

Le roman est entièrement habité par cette déception, il est d’ailleurs aussi déceptif pour le lecteur qui s’attendrait à un récit d’aventures exotiques…
Oui, jusqu’à l’autre trahison, au bout de cette relation entre deux personnes qui n’avaient aucune raison de se rencontrer, et qui se sont vraiment aimées. D’ailleurs, la jeune femme ne trahit pas entièrement l’Anglais[2], dans le livre elle va l’attendre, tout se joue à plusieurs niveaux de conscience et d’inconscience. J’ai transformé la scène pour le film, tout en cherchant à en garder l’esprit.

Dans le film, on voit des affiches « No más abuso de poder » (assez d’abus de pouvoir)…
Ces affichettes étaient partout à Managua à partir de l’annonce qu’Ortega se représentait. Lors de mon dernier voyage, après l’annonce de sa candidature, l’opposition a couvert les rues de ces petites affiches.

Pour moi, cela pourrait être aussi le slogan du film, contre tous ceux qui abusent des pouvoirs du spectacle, des ruses de scénarios, des explications qui verrouillent le sens.
Ah oui ? Tant mieux. Moi, je me suis juste laissée porter par le texte de Denis Johnson. Je me souviens de sa présence, quand je l’ai rencontré il savait déjà qu’il avait un cancer mais il ne l’a pas dit. Sa femme était avec lui, il avait besoin d’aide. C’était un homme très profondément meurtri, quelqu’un dont le désenchantement atteignait à la fureur. Et très tendre en même temps, comme ses poèmes.

Parmi ses livres, vous avez toujours su que c’était celui-là que vous vouliez porter à l’écran ?
Ce livre-là, sans aucun doute. Il m’a d’emblée concernée, j’ai tout de suite aimé cette fille, la manière dont elle essayait de s’en sortir, la rencontre avec cet Anglais « pâle comme un nuage » à qui elle n’arrive jamais à dire qu’elle l’aime. Elle m’est apparue comme un personnage de femme magnifique. Avec une force sans doute paradoxale, ou qui ne s’exprime pas comme on s’y attend d’ordinaire, mais qui est le contraire d’une femme vaincue. Même si tout est brisé, même si tout la trahit. Il fallait la suivre aveuglément, elle, pour être un peu fidèle à lui, Denis Johnson.

Il me semble que cette force paradoxale de Trish, le personnage féminin, apparaît davantage dans le film que dans le livre. Est-ce que le changement d’interprète pour le rôle masculin, avec finalement l’absence de Robert Pattinson, ne lui a pas ouvert plus d’espace à elle ?
Beaucoup. Et sans doute aussi à moi. Quand, à cause de ses engagements sur Batman, et sur la promotion du film à sa sortie, sortie repoussée à plusieurs reprises à cause du Covid, Robert m’a dit qu’il fallait encore attendre six mois de plus, je lui ai dit que ce n’était plus possible, que Margaret (Qualley) attendait, elle, depuis trois ans, qu’il fallait tourner maintenant. Il a du reste très bien compris, et nous avons en quelque sorte rendez-vous pour faire autre chose ensemble, mais là il fallait y aller. Et donc, on y est allés, alors qu’il n’y avait plus d’interprète pour le principal rôle masculin, mais c’était le moment ou jamais. J’étais au Panama quand j’ai parlé pour la première fois avec Joe Alwyn, par Zoom. Dès que je l’ai vu, je savais que c’était lui, je lui ai dit tout de suite. Il m’a demandé une heure pour réfléchir, et il a pris l’avion pour nous rejoindre.

Il est parfait dans le film, mais le mouvement de Stars at Noon se fait tout de même avec et par elle, elle est une sorte de tornade fragile qui emporte…
Oui, mais cela ne peut se produire que parce qu’il y a aussi lui, et dès leur première rencontre. La scène du bar et des martinis est capitale. Il fallait ce type un peu froid, un peu pâle, un peu réservé, qui lui demande très simplement si elle est à vendre.

Comment avez-vous choisi Margaret Qualley ?
Je l’ai vue dans le rôle de Pussycat, l’autostoppeuse de Once Upon a Time… in Hollywood, et cela a été une évidence pour moi, cette fille trop maigre et incroyablement solide en même temps, ce clown. J’ai pensé : elle sort du cinéma de Chaplin, c’est Paulette Goddard au présent. C’était elle ou personne. Ensuite je l’ai vue dans la série Maid qui a fait d’elle une vedette, à ce moment la préparation avait commencé, j’étais en Amérique centrale… Elle est très bien dans la série, mais pour moi elle était cette fille qui monte dans la voiture dans le film de Tarantino. On s’était vues plusieurs fois, elle me disait qu’elle attendrait le temps qu’il faudrait. Et elle l’a fait.

Quel est l’enchaînement qui a conduit finalement à la réalisation de Avec amour et acharnement avant Stars at Noon ?
J’attendais, tout était bloqué par la pandémie, Robert Pattinson m’avait demandé de l’attendre. À un moment, j’ai proposé au producteur, Olivier Delbosc, qui, lui, avait des frais dus au délai imposé par la pandémie, de faire un autre film compte tenu de la situation, un « film-Covid », en vitesse. Avec l’accord quasi-immédiat de Christine Angot, que je connais bien[3], pour l’écriture d’un scénario à partir de son livre Un tournant de la vie, et de Juliette Binoche et Vincent Lindon pour l’interprétation, cela s’est mis en place très rapidement. Christine et moi avons travaillé un mois au scénario, on a préparé un mois et demi et on a tourné six semaines.

Nettement plus que pour Stars at Noon, il y a cette fois des différences notables entre le livre et le film.
Contrairement à la situation décrite par le roman, je voulais que l’homme ait sa mère et son fils, qu’il ait une histoire en dehors de celle du couple, qu’il y ait d’autres enjeux qui interfèrent. Et je ne voulais pas que, comme dans le livre, la femme qui a recroisé un ancien amant et qui en est bouleversée revienne vers celui avec qui elle vivait parce qu’il est malade, en situation de faiblesse. J’ai aussi tenu à cette scène de vacances au début, il me semblait que le film avait besoin de quelque chose de très simple et évident, de solaire et heureux pour commencer. La séquence est délibérément naïve mais elle montre aussi qu’il y a quelque chose de charnel entre l’homme et la femme, qu’ils s’aiment et se désirent, ce qui n’existe pas dans le livre.

La scène est très belle dans sa simplicité, avec ces plans d’eau de mer très claire…
On n’avait pas d’argent, alors on l’a tournée au téléphone portable, une journée de novembre en Corse, et finalement c’est très bien ainsi. Le retour à Paris aussi est important, le métro, l’arrivée à l’appartement. Tout cela n’est pas dans le roman. Christine Angot décrivait si bien le balcon, qui est un peu la scène où va se jouer le drame, au moins en partie, mais je voulais qu’il y ait un appartement attenant au balcon. J’ai aussi donné un métier à la femme, elle est journaliste à RFI, cette radio ouverte sur le monde et en particulier l’Afrique convenait très bien. Ensuite Juliette Binoche a voulu que, si l’homme avait un fils, elle ait aussi un enfant – on a tourné une scène, avec d’ailleurs la véritable fille de Juliette, Anna, comme interprète, scène qui n’est pas dans le film finalement. Mais le personnage de Juliette évoque l’existence de son enfant dans un dialogue.

Il y a aussi vos retrouvailles avec Grégoire Colin, qui interprète l’ancien amoureux de la femme que joue Juliette Binoche.
Oh Grégoire… Je l’appelle, je lui dis : c’est toi, tu n’as pas le droit de dire non. Il me réponds : alors je dis oui (rires). C’est tout. Pour moi c’est une telle évidence que je ne sais pas quoi dire. Sauf qu’effectivement, pour qui a vu d’autres de mes films, c’est un « ex », c’est le passé qui revient.

Je n’ai pas fait le compte mais Grégoire Colin doit avoir joué aussi souvent dans vos films qu’Alex Descas…
Oui, ce sont des fidélités au long cours, c’est important. Surtout quand il y a une relation pas évidente entre les deux acteurs principaux. Mais Juliette m’a offert, a offert au rôle des aspects entièrement inédits, des aspects d’elle qu’on n’avait jamais vus. Elle s’est beaucoup préparée, pour être finalement dans une intensité immédiate des sentiments. Moi, sur le tournage, elle me bouleverse. Vincent, c’est différent, il joue le personnage comme un homme qui à bien des égards lui ressemble, y compris le rapport difficile au langage. Je pense que Vincent Lindon est en lutte permanente avec lui-même, et cela correspond parfaitement au personnage. (…)

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«Cyrano» n’est pas une histoire de nez

Entre Roxane (Haley Bennet) et Cyrano (Peter Dinklage), une proximité indicible et un écart infranchissable.

Tel un miroir déformant, à la fois ludique et révélateur, la transposition à grand spectacle chantant et dansant de la pièce de Rostand a le mérite de faire jouer les différences avec l’œuvre d’origine, peut-être pour mieux la comprendre.

Le Studio Universal avait annoncé renoncer à la sortie en France, avant de se raviser: le film de Joe Wright a eu peu de succès aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la Major redoutait un échec pire encore au «pays de Cyrano». Et si c’était le contraire?

Il ne s’agit pas ici de prédire un succès commercial, mais de pointer combien ce très disruptif Monsieur de Bergerac à la sauce Broadway-Hollywood a du moins de quoi intriguer sur les terres natales d’Edmond Rostand.

Edmond, justement, et son considérable succès à la scène puis à l’écran, est venu rappeler à la fin de la décennie précédente combien le Gascon au tarin majuscule demeure une figure culte. Et il est judicieux qu’un des meilleurs livres jamais écrits sur le cinéma et sa manière de s’inscrire dans une culture s’intitule fort à propos Le Complexe de Cyrano, de l’indispensable Michel Chion.

Foin donc du pusillanime réflexe interdisant d’avance à quiconque de toucher à un monument national, monument redoublé par la formidable mise en film qu’en avaient fait Jean-Paul Rappeneau et Gérard Depardieu. Les œuvres, toutes les œuvres, sont faites pour qu’on y touche –ce qui ne justifie pas qu’on puisse le faire n’importe comment.

Un réjouissant analyseur

Il convient dès lors de prêter attention à ce que fabrique précisément ce film-là, le Cyrano de Mr. Wright. Lequel s’avère un assez réjouissant analyseur des tropismes du spectacles «à l’américaine», comme disait le cher Jacques Tati, mais aussi de ce qui se joue d’important dans l’œuvre fondatrice.

Il faut pour cela, serait-on comme l’auteur de ces lignes un enthousiaste de Hercule Savinien et des vers de mirliton de Rostand, non pas accepter en tordant le pif le considérable déplacement opéré par le film mais s’en réjouir grandement. Se prêter au jeu des multiples variations, sans intégrisme ni complaisance est sans doute la meilleure manière de regarder cette production.

Cyrano, donc, n’a plus un grand nez. Son nez est même de toute petite taille, comme tout le reste de sa personne (1m38), puisque Monsieur de Bergerac est interprété par Peter Dinklage, inoubliable pour quiconque a vu Game of Thrones, ce qui fait beaucoup de monde.

Rien là d’infidèle à l’esprit de la pièce, dont le ressort dramatique principal tient à une apparence physique hors des normes dominantes, et pas nécessairement à la taille d’un tarin, fut-il pic, roc voire péninsule.

Dès lors, variante dont on voit mal ce qu’elle aurait d’inacceptable, la célèbre tirade des nez se voit remplacée par une revendication moins située du droit à la différence, qui est surtout une violente dénonciation des humiliations subies, par un personnage qui jamais ne fera mention de sa taille.

Légitime violence

Seul passage dont le texte rappelle (un peu) la prosodie de l’original –ce Cyrano-là n’est évidemment pas en alexandrins– cette scène de duel à l’épée en même temps que verbal est surtout d’une brutalité qui l’éloigne de l’original, et il n’y a nulle raison de s’en plaindre. Il y a de la colère dans cet affrontement-là, une colère légitime qui peut bien être celle de l’interprète autant que du personnage.

Improbables cadets de Gascogne, Cyrano et Christian (Kelvin Harrison Jr.) scellent le pacte qui leur permettra à tous deux de s’exprimer. | Universal

La scène du duel concentre plusieurs des caractéristiques de cette adaptation, une des principales étant que la diversité est ici beaucoup plus diverse que le seul appendice nasal: Cyrano est nain, Christian (Kelvin Harrison Jr, qui jouait Fred Hampton dans Les Sept de Chicago) et le capitaine Le Bret sont noirs, on verra aussi des gays, laissons les croisés franchouillards s’en émouvoir. (…)

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«Ouistreham» arrive à bon port

L’équipe de nettoyage, juste avant l’action.

En confrontant Juliette Binoche et des actrices non professionnelles, le film d’Emmanuel Carrère d’après un livre de Florence Aubenas témoigne d’une réalité tout en interrogeant les moyens de la raconter.

À première vue, Ouistreham s’annonce comme une sorte de monument de prestige, lesté de présences vedettes –son réalisateur l’écrivain très célébré Emmanuel Carrère, la star du cinéma Juliette Binoche, la grande figure du journalisme de reportage qu’est Florence Aubenas.

En outre, il transporte un volumineux «concept», comme disent les publicitaires toujours habiles à maltraiter le sens des mots. Le film n’est en effet pas seulement la mise en images de l’enquête menée par la journaliste parmi les travailleurs et les travailleuses du nettoyage qui triment sur les ferrys de la SeaLink dans le port qui donne son titre au film. Il s’augmente d’une autre dimension, plus dramatisante, plus fictionnante, et possiblement plus problématique.

Ledit concept consiste à ajouter au livre Le Quai de Ouistreham les interrogations de l’écrivaine, rebaptisée Marianne Winckler, sur la nature de sa position parmi les femmes astreintes à ce labeur épuisant et sous-payé. Et d’ainsi proposer une méditation sur l’imposture, les apparences, les éventuelles vertus du mensonge, enjeux chers à un réalisateur qui est d’abord l’auteur de plusieurs ouvrages travaillés par ces thèmes depuis La Moustache, notamment L’Adversaire.

Tout ce qui précède est là et bien là dans le film. Et pourtant ne dit que fort peu de ce qui s’y active, de ce qu’on éprouve minute après minute au cours de la projection.

Vibration documentaire

Ce déplacement salvateur a lieu grâce à l’intensité des situations vécues, grâce aussi, et de manière décisive, à la présence à l’écran de ces femmes parmi lesquelles s’est glissée Marianne Winckler/Juliette Binoche: Hélène Lambert, Léa Carne, Évelyne Porée, Patricia Prieur…

Elles interprètent des personnes dont le quotidien ressemble au leur, plus ou moins littéralement. Et dès lors s’active une vibration documentaire, enregistrement à la fois des réalités factuelles –les horaires de travail, les lieux, les règles imposées (230 cabines à bord, 4 minutes chacune), les vêtements et les ustensiles de ce labeur de merde (ô combien littéralement) à effectuer en restant impérativement invisibles –et de multiples éléments qui semblent des détails: des inflexions de voix, des tressaillements du visage, l’emploi de certains mots, des regards.

Christelle (Hélène Lambert), Marilou (Léa Carne), celles par qui la vie arrive dans le film. | Memento Distribution

Il ne suffit pas, il ne suffit jamais que des rôles soient interprétés par des gens dont l’existence ressemble à celle des personnages pour rendre ceux-ci plus présents, plus vivants, plus justes. Mais il est possible que cela se produise, et c’est ici le cas.

Tout le film ne se passe pas dans les coursives et dans les sanitaires des ferrys, le boulot n’est pas la totalité de la vie de celles dont l’histoire est évoquée; mais il organise non seulement leur temps et leur fatigue, mais aussi leurs rêves et leurs désirs.

Sans réponse univoque

Les développements narratifs aux côtés de Marianne et de celles parmi qui elle travaille épouseront plusieurs détours et rebondissements. Surgiront d’autres personnages, des situations qui inscrivent le récit central dans un environnement –affectif, professionnel, social– plus vaste. (…)

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«Tromperie», ciné-traduction, amoureuse trahison

Léa Seydoux, une lumière.

Léa Seydoux illumine et métamorphose la transposition pourtant scrupuleuse du livre de Philip Roth à l’écran par Arnaud Desplechin.

Où sommes-nous? La réponse n’a rien d’évident. Nous sommes à Londres, dans le studio où un écrivain américain reçoit sa maitresse, sans doute. Mais aussi dans l’adaptation d’un livre écrit par ce même écrivain. Et nous sommes dans un espace artificiel, fabriqué de toutes pièces par un réalisateur pour rendre significatif le moindre objet.

Nous sommes dans ce qu’il est convenu d’appeler un jeu entre réalité et imaginaire. Et encore, dans le trouble de ces personnages anglo-saxons incarnés par des acteurs et actrices françaises. Et aussi dans l’univers mental d’Arnaud Desplechin, très présent, très sensible.

Tromperie, jeu vertigineux sur les puissances de la parole, énoncée ou écrite, et l’infinie irisation de ce que par convention on nomme «le réel», Tromperie ne dispose que d’un seul point fixe, évident: Léa Seydoux. Pas le personnage qu’interprète Léa Seydoux, amante anglaise de l’écrivain que joue Denis Podalydès. Léa Seydoux elle-même, telle que la filme Desplechin.

Tout le reste sera instable, discutable, réversible, mais elle –elle sa voix, elle son visage, son corps, ses gestes– ne cesseront de réaffirmer qu’il y a malgré tout une vérité des êtres, de leur existence, d’une vie en deçà ou au-delà des jeux brillants et volontiers pervers de la séduction et de la création.

C’est très impressionnant et très beau, ce que fait Léa Seydoux, ce que font ensemble l’actrice et le cinéaste, cette manière de cheminer de concert sur un sentier qui s’inventerait dans la succession des cadres, des plans, des regards. C’est sans doute la nécessaire et salvatrice réponse de cinéma à une entreprise qui avait tout pour s’effondrer sur elle-même, projet paradoxal et qu’on aurait volontiers dépeint comme impossible.

Mystère et paradoxe de l’incarnation

Le livre éponyme de Philip Roth, exercice littéraire jouant sur les zones de flou entre autobiographie, roman et essai, est un objet abstrait, soliloque faussement présenté comme composé de dialogues. Cette divagation intérieure est installée dans des espaces, dont le fameux studio londonien pour écrire et baiser, sans aucune matérialité ni repère habité, malgré le descriptif aussi méticuleux que glacial qui en est donné.

Les obsessions de Roth s’y déploient en volutes virtuoses et follement égocentriques; dans son livre, l’inventeur de Nathan Zuckerman est seul, seul avec lui-même dans un environnement certes peuplé, mais peuplé d’êtres sans corps, sans voix, sans poids ni volume, d’êtres uniquement verbaux –ce qui est impossible au cinéma.

Et a fortiori au cinéma tel que le pratique Arnaud Desplechin depuis toujours, depuis La Vie des morts et La Sentinelle: un cinéma de l’incarnation, marqué par une véritable passion des acteurs et des actrices, un cinéma où très littéralement le verbe se fait chair.

C’est exactement là que la suprême habileté langagière du livre de Roth subit, par la mise en film, une transformation qui renouvelle et réenchante ce qui était la jonglerie rusée de l’écrivain américain. Cela ne va pas de soi, et c’est même assez impressionnant.

Tout était dans le livre, mais…

Parce que tout ce qui est dans le film est effectivement dans le livre de 1990– y compris la scène délibérément ultra-factice du procès de Philip en misogynie, qui semble inspirée par une caricature de #MeToo et par les excès du «woke».

Et nul n’ignore que toute cette construction-délibération autour de l’usage d’événements vécus pour inventer des histoires renvoie aussi à certains aspects de la vie d’Arnaud Desplechin, qui fit l’objet d’un procès intenté par Marianne Denicourt pour avoir utilisé des éléments de leur vie privée dans un film, où le cinéaste eut à mobiliser des arguments comparables à ceux de l’écrivain lorsque son épouse a lu son carnet et l’accuse.

Tout cela pourrait être embarrassant, ou au mieux pourrait être l’objet de doctes dissertations sur la réalité et la fiction, la liberté de l’artiste, l’autonomie du personnage –dissertations qui ne seraient guère moins navrantes que le maintien dans les seuls registres de la morale moralisatrice et du ragot. Tout ça est dans le film, évidemment, mais, mais…

Trois des autres interlocutrices de l’écrivain (Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, Rebecca Marder). | Captures d’écran de la bande annonce

Mais dans un film, les habits ont des couleurs, les voix ont des tessitures, les fauteuils ont des formes, et surtout les gens qu’on voit ne sont jamais des figures de style. (…)

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«L’Événement» et «Au crépuscule», aux limites du dire et du vouloir dire

Anne (Anamaria Vartolomei), déterminée à aller jusqu’au bout.

Le film d’Audrey Diwan est traversé d’une force rectiligne. Sharunas Bartas évoque en clair-obscur la résistance à l’envahisseur soviétique.

Il sort ces jours-ci en librairie un livre intitulé L’Ecran de nos pensées, Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma, excellent ouvrage collectif sous la direction de la critique et universitaire Elise Domenach, et auquel l’auteur de ces lignes s’honore d’avoir contribué. Il explqiue la manière dont Cavell a aidé à comprendre comment le cinéma nous fait penser, nous incite à penser. Comment tout le cinéma, pas seulement les films d’auteur ou les films-essais, incite tout le monde à penser, pas seulement ceux qui en font plus ou moins profession.

Si le grand livre de Cavell à propos des films est La Projection du monde, le philosophe de Harvard est également entre autre l’auteur de Dire et vouloir dire, dont le titre (et en partie le texte) pointe vers ce que mobilisent deux films qui sortent cette semaine sur les écrans, de manière aussi contrastée qu’éclairante.

Le premier, L’Evénement d’Audrey Diwan, veut dire, au risque – finalement esquivé de justesse – de mal dire. Le second, Au crépuscule de Sharunas Bartas, se défie de toute forme de vouloir dire, au risque, finalement esquivé lui aussi de justesse, de ne plus dire grand chose.

Dans ce jeu autour de l’intention à laquelle tous les choix qui composent un film sont asservis se joue la plus grande part de ce que fait le cinéma, de ce que font les films – de ce qu’ils font à chacun(e) et à tous, et au monde.  

L’Evénement d’Audrey Diwan

L’Evénement était le titre du livre d’Annie Ernaux, un des plus intenses de l’écrivaine, par sa précision factuelle et sa capacité à faire éprouver à la fois les émotions de la jeune femme qui, 37 ans après avoir traversé cette expérience violente, a su l’écrire.

C’est le titre d’un film, en 2021, et cet écart entre les époques est partie prenante de la force qui émane de ce deuxième film tendu et incarné. Au passage du livre au film, le sens du mot «événement» a en partie changé de sens.

Au début des années 1960, dans une ville de la province française, une jeune femme de famille modeste (ses parents tiennent une épicerie buvette) au seuil d’études prometteuses, découvre qu’elle est enceinte. Garder l’enfant signifie un avenir bloqué, l’arrêt de tout ce qui la portait. Avorter est, dans ce pays et à cette époque, un combat presque surhumain pour quelqu’un comme Anne.

Dès lors, l’événement n’est plus seulement la découverte de sa situation – être enceinte. Ce qui fait événement, tout au long du film plus encore que du texte, c’est la chaine des comportements, des gestes, des objets, des expressions de visages et de corps auxquels est confrontée la jeune femme.

Jadis, naguère et aujourd’hui

C’est à dire, aussi, inévitablement, la mise en écho de cette succession de très nombreuses pratiques et de très nombreuses réactions (familiales, amicales, médicales, éducatives…) à ce qui est du même mouvement un cas ô combien personnel, une situation partagée par de très nombreuses femmes, un enjeu plus général de prise de position par rapport à la loi et à la morale. Et bien sûr tout ce qui s’est produit autour de la liberté des femmes à disposer de leur corps depuis un demi-siècle, y compris les brutales remises en question des acquis, ici et maintenant.

Marqué par ce courage de la réalité qui définit le talent littéraire de son auteure, le livre n’avait pas vraiment besoin de mobiliser ces multiples chambres de résonances. Sa vérité, intime, violente et sensible, suffisait dans une ample mesure, même s’il construisait lui aussi des échos avec le présent, celui de la traque des migrants comme d’un possible problème de santé de l’auteure au moment d’écrire.

Il ne va pas, il ne peut pas en aller de même avec un film, un film fait aujourd’hui, avec une présence à l’écran qui n’est pas Annie (ni la jeune fille enceinte de 1963 ni la l’écrivaine de 2000) mais Anne, personnage interprété – admirablement – par une actrice, Anamaria Vartolomei.

Une triple opération s’active inévitablement dans ce passage du livre au film. Il engendre une augmentation de la part fictionnelle : ça ne se passe pas aujourd’hui, la personne que nous voyons, l’actrice, n’est pas vraiment enceinte, etc. Passer à l’image implique une matérialisation du texte sous forme de visages, de lieux, d’objets et de sons qui n’existaient jusqu’alors que dans l’abstraction des mots. Ces deux dimensions provoquent une autre mise en résonance, qui n’est plus tout à fait la même entre les faits de 1963 et les images de 2021 qu’entre ces faits et les mots de 2000.

Droiture et simplicité

Il ne suffit pas de constater que ces processus sont plus ou moins inévitables dans toute adaptation d’un livre situé à une autre époque. Il s’agit de mesurer avec quels effets ces phénomènes se produisent dans le cas de l’histoire d’une jeune femme française au début des années 60 dont on raconte l’histoire au cinéma aujourd’hui.

Les choix de mise en scène de la réalisatrice sont évidemment multiples, mais ils se résument finalement à un parti pris, celui de la droiture et de la simplicité.

Scotchée à son héroïne, la caméra capte silences, regards et gestes auxquels est confrontée Anne, les multiples modalités d’un contrôle collectif où se combinent et se renforcent à l’infini la loi, la religion, le conformisme, la misogynie, le puritanisme. Malgré les transformations majeures advenues, il faudrait être bien aveugle pour croire que tout cela a disparu à présent.

Face aux multiples formes de l’enfermement et du déni, la difficile expérience de la solitude. | Wild Bunch

La précision des situations évoquées, y compris en s’abstenant de reproduire une certain nombre de clichés – par exemple à propos de l’avorteuse clandestine qui reste massivement associée à un imaginaire de sorcière malfaisante, sale et avide – nourrit cette tension entre les mots et les choses de jadis et un regard actuel. Surtout, la construction du film donne à percevoir comment agissent des violences innombrables et de natures très différentes, perpétrées par des personnes aux comportements différents, mais qui participent de ce labyrinthe où se démène une jeune fille livrée dès lors à une terrible solitude.

Cette violence est, tout à fait réellement mais aussi de manière si active sur le plan de la dramaturgie, soumise à un compte à rebours fatal. C’était, on s’en souvient, une des dimensions de l’admirable Quatre mois, trois semaines, deux jours, d’ailleurs soulignée par le titre. Et si le film d’Audrey Diwan, lauréat du Lion d’or à Venise cette année, fait écho à celui de Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes en 2007, ce dernier permettait une mise à distance pour se passer dans la Roumanie de Ceaucescu, perçue comme une sorte de Moyen-âge obscur et lointain par un public occidental «éclairé».

Alors que L’Evénement convoque ce que signifient les remises en cause actuelles du droit à l’avortement, aux Etats-Unis, en Pologne et ailleurs, mais aussi en France où elles trouvent  le soutien de forces importantes. Film d’époque, il est sans discussion un film de notre époque, qui jamais ne laisse place à l’idée que tout cela est d’un autre monde. C’est la grande vertu de cette frontalité efficace de la réalisation.

Prendre aux tripes?

Cette frontalité et cette efficacité posent, aussi, un problème de cinéma. Audrey Diwan est également la coscénariste d’un film fascisant, sorti cet été avec un grand succès, BAC Nord de Cédric Jimenez, aussitôt salué et promu par tout ce que le pays compte de propagandistes d’extrême droite. Ensemble, et alors qu’ils semblent porter des idées du monde antagonistes, les deux films témoignent de l’ambiguïté de cette notion même d’efficacité spectaculaire.

Oui, L’Evénement «prend aux tripes», et en cela il mobilise des ressorts comparables à ce que le réalisateur de l’ode aux forces de police violentes et qui se veulent au-dessus des lois tourné par le compagnon de la réalisatrice : Jimenez a toujours plaidé n’avoir voulu faire qu’un spectacle efficace.

«Prendre aux tripes», on le sait depuis longtemps, c’est le ressort même du fascisme. Prendre aux tripes ce n’est pas seulement mobiliser les émotions, c’est rester dans l’émotion immédiate, bloquer la possibilité de la transformer en réflexion critique.

A la différence de Bac Nord, L’Evénement y échappe en partie – en partie seulement. Il le doit à l’interprétation de son personnage principal et de certains des autres protagonistes, à la multiplicité non univoque des situations évoquées. Il le doit à sa capacité d’ouvrir cet écart tendu entre passé et présent. Ce qui n’empêche pas de toujours interroger aussi les procédés de cinéma mobilisés, même au service des enjeux les plus nécessaires.      

«Au crépuscule», Sharunas Bartas

Le nouveau film de l’auteur de Frost est lui aussi un film historique, comme on le dit de façon souvent approximative: il raconte des événements survenus dans le passé, en l’occurrence en 1948.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Russie soviétique a remis le grappin sur les pays baltes. Des résistants tentent de s’opposer à cette nouvelle occupation en espérant le secours des puissances occidentales qui ne viendra jamais.

Dans la campagne lituanienne, entre une ferme et la forêt avoisinante où survit un petit groupe de partisans, se déploie une multiplicité de relations, pour la plupart très conflictuelles, mais parfois étrangement teintées de douceur, de séduction ou hantée de folies multiples, qui relèvent de mécanismes psychiques, sociaux et idéologiques.

 

Au cœur de ce réseau complexe se trouve Unte, un adolescent adopté par un fermier cossu que pressurent les officiers soviétiques, et qui lui-même exploite et maltraite ses employés, tout en soutenant les «frères de la forêt».

Ces derniers, qui forment une troupe hétéroclite aux motivations diverses, sont loin d’être montrés en héros. Ils s’apparentent davantage à des clochards des bois, un peu soudards, l’un plutôt poète, sans doute; l’autre (ou le même) récent complice des nazis, les précédents occupants.

Du côté de Rembrandt

Mobilisant une fois de plus l’incroyable richesse de son langage visuel, Bartas compose une série de plans tableaux tout en clairs-obscurs –plus obscurs que clairs, à vrai dire– dont la référence la plus évidente serait à chercher du côté de Rembrandt.

Ces choix plastiques sont en phase avec les conditions climatiques brumeuses et sans soleil comme avec l’instabilité du statut des personnages et le refus de porter quelque jugement que ce soit.

Bartas évoque un monde où ne brille aucune autre lumière que celle des bougies vacillantes. Un jour rare et grisâtre. Il montre la mesquinerie qui caractérise les raisons d’agir de ses personnages, que perturbe brusquement et sans y apporter rien de bienfaisant, l’embrasement d’incendies, de crimes, de tortures et de trahisons.

L’obscur refuge des «frères de la forêt», partisans engagés dans un combat désespéré. | Shellac

Refusant d’inciter les spectateurs à s’identifier à Unte, témoin trop évanescent et désemparé, le cinéaste maintient une telle instabilité dans la représentation d’une situation à la fois complexe et marquée d’une grande dureté qu’il finit par se retrouver dans une position paradoxale.

En l’absence de toute affirmation en faveur de qui ou quoi que ce soit, Sharunas Bartas se retrouve dans une sorte de surplomb moral, qui renverrait tous les protagonistes à des turpitudes sans fin, quoique sans équivalent avec celles des Russes, qui restent les pires en la matière.

Et, partant, l’humanité toute entière, misanthropie guère plus inconfortable que l’usuel manichéisme qui a décidé d’emblée qui sont les bons et qui les méchants.

Une telle attitude est fréquente chez les meilleurs cinéastes de la région. On pense ici à l’Ukrainien Serguei Loznitsa, et en particulier à son premier long-métrage de fiction, My Joy, ou au Russe Kiril Serebrennikov, dont le prochain film, La Fièvre de Petrov, sortira le 1er décembre.

Nul doute que ces deux cinéastes ont bien des raisons de mettre en scène un monde livré aux forces du chaos et à la destruction, qu’elle soit morale ou matérielle. Loznitsa l’a montré avec Dans la brume, le récit d’une guerre de partisans entre chien et loup, Serrebrenikov avec Leto et Bartas avec Frost ou Indigène d’Eurasie.

Unte (Marius Povilas Elijas Martinenko) témoin à la dérive. | Shellac

Avec des moyens qui sont à l’opposé de ceux mis en œuvre par L’Événement, Au crépuscule reste un impressionnant moment de cinéma qui tend à fasciner, non pas au risque de bloquer la pensée, mais de la laisser errer sans repère.

Impressionnante expérience sensorielle, évocation aussi d’un épisode historique méconnu, discret rappel de l’instabilité d’une région qui aujourd’hui ne se sent nullement à l’abri des menaces de Moscou, le film de Sharunas Bartas reste comme un murmure rauque d’inquiétude et de défiance envers le monde et ceux qui le peuplent. Pas plus, pas moins.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l’émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

L’Événement

d’Audrey Diwan

avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Sandrine Bonnaire, Pio Marmai, Anna Mouglalis

Séances

Durée: 1h40.

Sortie le 24 novembre 2021

Au crépuscule

de Sharunas Bartas

avec Marius Povilas Elijas Martinenko, Arvydas Dapsys, Alina Zaliukaite-Ramanauskiene

Séances

Durée: 2h08

Sortie le 24 novembre 2021

Splendeurs et misères d’«Illusions perdues»

Le provincial Lucien (Benjamin Voisin) découvre les tumultes et les pièges de Paris.

La brillante adaptation du chef-d’œuvre de Balzac par Xavier Giannoli réussit l’évocation d’une époque passée en suggérant le présent, mais surenchérit sur la noirceur au risque d’un dangereux déséquilibre.

Il faut beaucoup de courage, ou une certaine inconscience, pour porter à l’écran le roman monumental de Balzac. Cela demeure vrai même en n’adaptant en fait que sa partie centrale, Un grand homme de province à Paris, consacré aux tribulation de Lucien de Rubempré dans la capitale.

Xavier Giannoli s’est donné les moyens, qui sont loin d’être seulement matériels, d’affronter cette fresque des mœurs parisiennes des années 1820.

Tout autant qu’un considérable travail sur les décors, les costumes ou les accessoires, il s’est surtout agi de trouver une dynamique de cinéma à ce récit aux très nombreux personnages et décrivant plusieurs milieux aux fonctionnements différents, entre lesquels circule le protagoniste sans cesser de changer d’attitude.

Lucien Chardon, qui insiste pour se présenter sous le nom à particule de sa mère, de Rubempré, débarque à Paris pour y vivre son amour avec une veuve noble, Madame de Bargeton, et conquérir la gloire littéraire. Vite déçu sur les deux tableaux, il découvre à la fois la dureté d’une grande ville moderne et les milieux du théâtre, de la presse, de l’édition et de l’aristocratie.

Avec son coscénariste Jacques Fieschi, Giannoli trouve de multiples réponses à la transposition des quelque 400 pages du texte. Ils trouvent surtout une dynamique, que relaie la réalisation menée tambour battant, sans se perdre dans le labyrinthe des intrigues et sous-intrigues, des comparses un instant surgis sur le devant de la scène, et des références aux intrigues politiques sous la Restauration.

Une interprétation charnelle

Ce tour de force est relayé par une interprétation très incarnée, au sens le plus littéral du terme lorsque le rôle de Coralie, l’amante de Lucien «au long visage ovale» décrite par Balzac, est confiée à la jeune comédienne, d’ailleurs excellente, Salomé Dewaels, à la complexion fort différente. De même, nul n’aurait l’idée de traiter d’«os de seiche» Cécile de France, qui joue le rôle de Madame de Bargeton, affublée de ce sobriquet par les gazettes.

Mais, comme ces deux actrices, Vincent Lacoste, Jeanne Balibar, Xavier Dolan, Louis-Do de Lencquesaing, André Marcon –et évidemment Gérard Depardieu– trouvent la juste manière d’exister à la fois sur les deux registres qu’exige une adaptation d’un fragment de La Comédie humaine. Ils sont simultanément les personnages d’une action sans cesse en mouvement et des types sociaux fortement dessinés, des êtres humains et des fonctions.

Coralie (Salomé Dewaels), comédienne aux bas rouges et au grand cœur. | Gaumont

Le cas de Lucien est le plus délicat, et Benjamin Voisin s’en tire bien pour faire exister ce jeune homme à la fois très séduisant et d’une usante versatilité, conquérant et inadapté, antipathique dans ses actes tout en devant garder un certain attrait.

À leurs côtés, le film entraîne dans la farandole effrénée des manœuvres pour faire publier un texte, attirer un adversaire politique dans son camp, venger un affront sentimental, faire triompher ou s’effondrer un spectacle.

Le tourbillon des turpitudes

Sans pouvoir rivaliser avec l’extraordinaire précision des descriptions par Balzac des mécanismes de la vie parisienne de son temps, le film déploie avec un tonus qui mêle humour, violence et sensualité cette circulation entre différents milieux, ces montagnes russes entre les émotions, et les conditions matérielles.

Il ne faut pas longtemps pour percevoir que tout ce déploiement ne se veut pas seulement mis en partage par les moyens du cinéma d’un des plus grands textes de la littérature et évocation d’un passé lointain. Illusions perdues, le film, parle d’aujourd’hui, ne cesse de s’y référer.

Les parallèles entre ce qu’a raconté Balzac et le fonctionnement de divers organes de pouvoir contemporains est évident, avec en ligne de mire les médias, les réseaux sociaux, les fake news, les trolls, et le fonctionnement de cercles de pouvoir fermés, où d’autres formes de privilèges ont remplacé les quartiers de noblesse.

Lousteau (Vincent Lacoste), journaliste vénal et cynique, séduit Lucien et l’entraîne sur ses traces. | Gaumont

La charge, notamment contre la presse et les critiques, est d’une extrême violence. Cette violence est tout entière déjà chez Balzac, tout comme la dénonciation de mœurs intellectuelles fondées sur la corruption, le narcissisme et le copinage.

Xavier Giannoli s’en donne à cœur joie pour dénoncer l’inconsistance et la malveillance de bien des jugements portés par les journaux –sur des pièces de théâtre, mais cela vaudrait aussi évidemment pour des films, de la part d’un réalisateur qui se sent injustement maltraité par la critique, ce qui est bien son droit.

Cette charge appuyée s’inscrit dans la description plus vaste d’un monde frelaté des élites de toutes sortes, monde parisien véreux de part en part. On y retrouve une noirceur du point de vue qui finit par apparaître comme une posture plutôt que comme un constat, même pamphlétaire.

Le contrepoint manquant

Très brillante, la transposition d’Illusions perdues devient ainsi une parabole aux forts relents populistes, sur le motif connu du «tous pourris». Ce qui ne peut se faire qu’au prix d’une trahison de Balzac. (…)

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