Cemetery of Spendour d’Apichatpong Weerasethakul, avec Jenjira Pongpas Widner, Banlop Lomnoi, Jarinpattra Rueangram. Durée : 2h02. Sortie le 2 septembre.
Les yeux écarquillés, elle regarde droit devant. Que voit-elle? C’est le dernier plan du film, et le mystère reste entier.
Jenjira est assise devant un terrain de foot où jouent des enfants, un terrain profondément labouré par les bulldozers sous la protection de l’armée. On a parlé d’un projet secret du gouvernement. On a parlé de guerres meurtrières entre rois antiques, et des tombes des monarques d’alors, exactement au même endroit. Cet endroit était une école, quand Jenijira était enfant, il est à présent un hôpital –jusqu’à ce que les travaux le forcent à fermer. Jenjira, femme mure à la beauté secrète, clopinant sur sa jambe accidentée, y visite les malades à titre bénévole –ou pour une raison qui ne sera pas dite.
Cet hôpital accueille d’étranges patients: des soldats endormis, tous atteints d’une léthargie inexplicable et profonde, hantée de cauchemars. Keng, la jeune fille medium, entre en contact avec eux dans leur sommeil, rend possible un dialogue avec leurs proches, qui se soucient surtout d’obtenir le numéro gagnant à la loterie, ou de percer à jour de sales petits secrets.
Un professeur de yoga essaie d’organiser des circulations d’énergie qui, peut-être, amélioreront le sort de ces jeunes hommes inertes, qui parfois s’éveillent, vont faire un tour ou déjeuner à la cantine, puis retombent en catalepsie. Dehors, des cours de gym rythmique mettent en mouvements un assortiment de T-shirts colorés, bleus, jaunes, roses.
On a parlé des forces anciennes, des princes de jadis qui utiliseraient les forces des guerriers d’aujourd’hui. Mais on n’a pas parlé des cadavres bien moins anciens qui habitent la terre de Thaïlande, spécialement celle de cette région de culture et de langue lao, l’Isan, annexée par Bangkok dans les années 1930 et qui fut parsemée de bases américaines pour lutter contre le communisme.
Et puis que faut-il croire de ce qui a été dit? Et que faut-il entendre de ce qui a été tu?
Les déesses qui reçoivent des figurines d’animaux sauvages pour accorder leurs bienfaits sont descendues de leur piédestal kitsch. Sœurs gracieuses et modestes, elles partagent les fruits du verger voisin, et donnent des conseils.
Comme tous ceux qui apparaissent à l’écran, toujours sous le signe d’une évidence qui n’appelle aucune justification, les sœurs déesses participent de la production de cet espace-temps singulier, qui est ce que fabrique chaque film d’Apichatpong Weerasethakul, chaque fois d’une manière particulière.
Depuis Mysterious Objects at Noon et Blissfully Yours, chaque film est un envoûtement, procurant à ses spectateurs la possibilité d’atteindre un état à la fois flottant, décalé, et plus proche de la réalité –celle des choses concrètes, et celle qui d’ordinaire demeure cachée, pour de multiples raisons. La formule magique de cet envoûtement, c’est un sens exceptionnel de la mise en scène, des cadres, des distances, des rythmes qui organisent les plans presque toujours fixes, presque toujours simples et factuels, mais où le fantastique peut surgir à chaque instant. (…)