Léa Seydoux, une lumière.
Léa Seydoux illumine et métamorphose la transposition pourtant scrupuleuse du livre de Philip Roth à l’écran par Arnaud Desplechin.
Où sommes-nous? La réponse n’a rien d’évident. Nous sommes à Londres, dans le studio où un écrivain américain reçoit sa maitresse, sans doute. Mais aussi dans l’adaptation d’un livre écrit par ce même écrivain. Et nous sommes dans un espace artificiel, fabriqué de toutes pièces par un réalisateur pour rendre significatif le moindre objet.
Nous sommes dans ce qu’il est convenu d’appeler un jeu entre réalité et imaginaire. Et encore, dans le trouble de ces personnages anglo-saxons incarnés par des acteurs et actrices françaises. Et aussi dans l’univers mental d’Arnaud Desplechin, très présent, très sensible.
Tromperie, jeu vertigineux sur les puissances de la parole, énoncée ou écrite, et l’infinie irisation de ce que par convention on nomme «le réel», Tromperie ne dispose que d’un seul point fixe, évident: Léa Seydoux. Pas le personnage qu’interprète Léa Seydoux, amante anglaise de l’écrivain que joue Denis Podalydès. Léa Seydoux elle-même, telle que la filme Desplechin.
Tout le reste sera instable, discutable, réversible, mais elle –elle sa voix, elle son visage, son corps, ses gestes– ne cesseront de réaffirmer qu’il y a malgré tout une vérité des êtres, de leur existence, d’une vie en deçà ou au-delà des jeux brillants et volontiers pervers de la séduction et de la création.
C’est très impressionnant et très beau, ce que fait Léa Seydoux, ce que font ensemble l’actrice et le cinéaste, cette manière de cheminer de concert sur un sentier qui s’inventerait dans la succession des cadres, des plans, des regards. C’est sans doute la nécessaire et salvatrice réponse de cinéma à une entreprise qui avait tout pour s’effondrer sur elle-même, projet paradoxal et qu’on aurait volontiers dépeint comme impossible.
Mystère et paradoxe de l’incarnation
Le livre éponyme de Philip Roth, exercice littéraire jouant sur les zones de flou entre autobiographie, roman et essai, est un objet abstrait, soliloque faussement présenté comme composé de dialogues. Cette divagation intérieure est installée dans des espaces, dont le fameux studio londonien pour écrire et baiser, sans aucune matérialité ni repère habité, malgré le descriptif aussi méticuleux que glacial qui en est donné.
Les obsessions de Roth s’y déploient en volutes virtuoses et follement égocentriques; dans son livre, l’inventeur de Nathan Zuckerman est seul, seul avec lui-même dans un environnement certes peuplé, mais peuplé d’êtres sans corps, sans voix, sans poids ni volume, d’êtres uniquement verbaux –ce qui est impossible au cinéma.
Et a fortiori au cinéma tel que le pratique Arnaud Desplechin depuis toujours, depuis La Vie des morts et La Sentinelle: un cinéma de l’incarnation, marqué par une véritable passion des acteurs et des actrices, un cinéma où très littéralement le verbe se fait chair.
C’est exactement là que la suprême habileté langagière du livre de Roth subit, par la mise en film, une transformation qui renouvelle et réenchante ce qui était la jonglerie rusée de l’écrivain américain. Cela ne va pas de soi, et c’est même assez impressionnant.
Tout était dans le livre, mais…
Parce que tout ce qui est dans le film est effectivement dans le livre de 1990– y compris la scène délibérément ultra-factice du procès de Philip en misogynie, qui semble inspirée par une caricature de #MeToo et par les excès du «woke».
Et nul n’ignore que toute cette construction-délibération autour de l’usage d’événements vécus pour inventer des histoires renvoie aussi à certains aspects de la vie d’Arnaud Desplechin, qui fit l’objet d’un procès intenté par Marianne Denicourt pour avoir utilisé des éléments de leur vie privée dans un film, où le cinéaste eut à mobiliser des arguments comparables à ceux de l’écrivain lorsque son épouse a lu son carnet et l’accuse.
Tout cela pourrait être embarrassant, ou au mieux pourrait être l’objet de doctes dissertations sur la réalité et la fiction, la liberté de l’artiste, l’autonomie du personnage –dissertations qui ne seraient guère moins navrantes que le maintien dans les seuls registres de la morale moralisatrice et du ragot. Tout ça est dans le film, évidemment, mais, mais…
Trois des autres interlocutrices de l’écrivain (Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, Rebecca Marder). | Captures d’écran de la bande annonce
Mais dans un film, les habits ont des couleurs, les voix ont des tessitures, les fauteuils ont des formes, et surtout les gens qu’on voit ne sont jamais des figures de style. (…)