Les trois triangles amoureux de «Vous ne désirez que moi»

Yann Andréa (Swann Arlaud) parle de Marguerite Duras au micro de Michèle Manceaux.

Le film de Claire Simon invente l’exploration intime et vertigineuse d’une relation sensuelle et tendre, toxique et vitale, où les corps, les voix et l’écriture se stimulent, s’enchantent et se vampirisent à l’infini.

Il y a un homme et une femme. Ils sont assis face à face. L’homme est jeune, avec encore de l’enfance en lui. La femme, non. Ils se connaissent, sont peut-être amis, mais là, ils sont dans une situation réglée, conventionnelle: elle est venue pour l’interviewer, elle enregistre. Il raconte son histoire. Son histoire avec une autre femme, qui est dans la même maison, à la campagne pas loin de Paris. L’autre femme est en bas, au rez-de-chaussée, elle n’a pas le droit de venir.

Cela a eu lieu, cette dramaturgie un peu étrange. L’homme s’appelait Yann Andréa, la femme Michèle Manceaux[1] . Yann Andréa a été l’amoureux, au sens le plus complet du mot, aussi au sens que lui donnent les enfants, de Marguerite Duras. Un jour, il a choisi de raconter à la journaliste et écrivaine Michèle Manceaux «cet amour-là».

Cet amour-là était le titre d’un beau film consacré à la relation entre l’écrivaine et le jeune homme d’après le livre témoignage de Yann Andréa, film où Jeanne Moreau jouait Duras. Cette fois, personne ne joue Duras. Swann Arlaud incarne Yann Andréa et Emmanuelle Devos Michèle Manceaux. Il n’est pas certain que le verbe «jouer» soit approprié.

Quelle histoire!

Deux après-midis de suite, tandis que peu à peu le soir descend, il parle, elle écoute, parfois demande une précision, souligne une obscurité. C’est une aventure extraordinaire qui se déploie. Cette aventure arrive là où le cinéma est, souvent, le plus beau: dans l’esprit de chacune et chacun qui verra le film.

Quelle histoire! Histoire d’amour passionné, histoire d’écriture à la folie, histoire de conquête et de désir, histoire de cul, histoire de regards, histoire de silences, histoire de liberté, de domination, de souvenirs et d’oublis, d’affrontements et d’apaisements.

Si un dispositif aussi minimal qu’un entretien entre deux personnes se révèle aussi riche, c’est que pour faire ainsi vibrer l’aventure Duras-Andréa-Manceaux, il y a un autre trio en miroir, là aussi un homme et deux femmes dont une invisible.

L’autre trio, c’est Claire Simon et ses deux interprètes. Ce que font Emmanuelle Devos et Swann Arlaud est au-delà de tout éloge, de toute définition, cela semble presque rien et tout y est. C’est absolument l’anti-numéro d’acteur, c’est du côté de la vie vivante, des angoisses, du courage, de l’incertitude de tout.

Et d’abord l’incertitude quant à la légitimité, pour Yann Andréa et pour Michèle Manceaux, d’être là à faire ce qu’il et elle font, lui raconter, elle solliciter et garder trace de la parole. Il y faut, avec de la colère et de la tristesse et de l’incompréhension, infiniment d’amour. Et d’abord d’amour pour cette écrivaine absente et omniprésente.

Beaucoup d’amour

Et il faut à Claire Simon infiniment de justesse et d’attention, et, oui, d’amour, d’amour pour le cinéma et ce qu’il peut offrir, pour que Vous ne désirez que moi soit aussi intense, à la fois aussi aigu et aussi délicat.(…)

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«Tromperie», ciné-traduction, amoureuse trahison

Léa Seydoux, une lumière.

Léa Seydoux illumine et métamorphose la transposition pourtant scrupuleuse du livre de Philip Roth à l’écran par Arnaud Desplechin.

Où sommes-nous? La réponse n’a rien d’évident. Nous sommes à Londres, dans le studio où un écrivain américain reçoit sa maitresse, sans doute. Mais aussi dans l’adaptation d’un livre écrit par ce même écrivain. Et nous sommes dans un espace artificiel, fabriqué de toutes pièces par un réalisateur pour rendre significatif le moindre objet.

Nous sommes dans ce qu’il est convenu d’appeler un jeu entre réalité et imaginaire. Et encore, dans le trouble de ces personnages anglo-saxons incarnés par des acteurs et actrices françaises. Et aussi dans l’univers mental d’Arnaud Desplechin, très présent, très sensible.

Tromperie, jeu vertigineux sur les puissances de la parole, énoncée ou écrite, et l’infinie irisation de ce que par convention on nomme «le réel», Tromperie ne dispose que d’un seul point fixe, évident: Léa Seydoux. Pas le personnage qu’interprète Léa Seydoux, amante anglaise de l’écrivain que joue Denis Podalydès. Léa Seydoux elle-même, telle que la filme Desplechin.

Tout le reste sera instable, discutable, réversible, mais elle –elle sa voix, elle son visage, son corps, ses gestes– ne cesseront de réaffirmer qu’il y a malgré tout une vérité des êtres, de leur existence, d’une vie en deçà ou au-delà des jeux brillants et volontiers pervers de la séduction et de la création.

C’est très impressionnant et très beau, ce que fait Léa Seydoux, ce que font ensemble l’actrice et le cinéaste, cette manière de cheminer de concert sur un sentier qui s’inventerait dans la succession des cadres, des plans, des regards. C’est sans doute la nécessaire et salvatrice réponse de cinéma à une entreprise qui avait tout pour s’effondrer sur elle-même, projet paradoxal et qu’on aurait volontiers dépeint comme impossible.

Mystère et paradoxe de l’incarnation

Le livre éponyme de Philip Roth, exercice littéraire jouant sur les zones de flou entre autobiographie, roman et essai, est un objet abstrait, soliloque faussement présenté comme composé de dialogues. Cette divagation intérieure est installée dans des espaces, dont le fameux studio londonien pour écrire et baiser, sans aucune matérialité ni repère habité, malgré le descriptif aussi méticuleux que glacial qui en est donné.

Les obsessions de Roth s’y déploient en volutes virtuoses et follement égocentriques; dans son livre, l’inventeur de Nathan Zuckerman est seul, seul avec lui-même dans un environnement certes peuplé, mais peuplé d’êtres sans corps, sans voix, sans poids ni volume, d’êtres uniquement verbaux –ce qui est impossible au cinéma.

Et a fortiori au cinéma tel que le pratique Arnaud Desplechin depuis toujours, depuis La Vie des morts et La Sentinelle: un cinéma de l’incarnation, marqué par une véritable passion des acteurs et des actrices, un cinéma où très littéralement le verbe se fait chair.

C’est exactement là que la suprême habileté langagière du livre de Roth subit, par la mise en film, une transformation qui renouvelle et réenchante ce qui était la jonglerie rusée de l’écrivain américain. Cela ne va pas de soi, et c’est même assez impressionnant.

Tout était dans le livre, mais…

Parce que tout ce qui est dans le film est effectivement dans le livre de 1990– y compris la scène délibérément ultra-factice du procès de Philip en misogynie, qui semble inspirée par une caricature de #MeToo et par les excès du «woke».

Et nul n’ignore que toute cette construction-délibération autour de l’usage d’événements vécus pour inventer des histoires renvoie aussi à certains aspects de la vie d’Arnaud Desplechin, qui fit l’objet d’un procès intenté par Marianne Denicourt pour avoir utilisé des éléments de leur vie privée dans un film, où le cinéaste eut à mobiliser des arguments comparables à ceux de l’écrivain lorsque son épouse a lu son carnet et l’accuse.

Tout cela pourrait être embarrassant, ou au mieux pourrait être l’objet de doctes dissertations sur la réalité et la fiction, la liberté de l’artiste, l’autonomie du personnage –dissertations qui ne seraient guère moins navrantes que le maintien dans les seuls registres de la morale moralisatrice et du ragot. Tout ça est dans le film, évidemment, mais, mais…

Trois des autres interlocutrices de l’écrivain (Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, Rebecca Marder). | Captures d’écran de la bande annonce

Mais dans un film, les habits ont des couleurs, les voix ont des tessitures, les fauteuils ont des formes, et surtout les gens qu’on voit ne sont jamais des figures de style. (…)

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Illuminer les chemins de la mélancolie – sur « La Vie des morts » de Jean-Marie Laclavetine

La Vie des morts est une étrange conversation d’un frère écrivain à sa sœur prématurément disparue, qui se lit comme une mise en intrigue épistolaire des réactions suscitées par un précédent ouvrage. Mais dans cette histoire de fantômes réaliste se construit bien autre chose qu’un herbier des deuils. Par ce retour original sur la réception du récit, Jean-Marie Laclavetine interroge les multiples manières de se situer, parmi les vivants comme parmi les morts.

En février 2019, Jean-Marie Laclavetine publie Une amie de la famille. Il s’agit de son 31ème livre, nouvelle étape d’un conséquent parcours essentiellement consacré à l’écriture romanesque – et, en plusieurs occasions, au commentaire d’œuvres d’art. Mais celui qui est également un des directeurs littéraires de Gallimard signe cette fois un texte d’une autre nature.

Le titre de l’ouvrage désigne la sœur de l’auteur, Annie. Annie est morte à 20 ans, le 1er novembre 1968, emportée par une vague près de la crique sur la plage de Biarritz qu’on appelle la Chambre d’amour. Pendant un demi-siècle, ses proches, dont ceux qui étaient avec elle à ce moment, y compris son frère Jean-Marie, n’ont pas parlé d’elle. Quand quelqu’un demandait qui était la jeune fille sur la photo, on répondait « une amie de la famille ».

Aucun « sale secret » dans cette omerta familiale, mais le poids de la douleur, une incapacité à y faire face ensemble, à émettre et partager des mots. 50 ans après le drame, Laclavetine s’est lancé dans une enquête, a retrouvé les personnes toujours vivantes, les documents écrits, les photos, il a réuni les souvenirs tout en s’interrogeant sur le processus d’ensevelissement dans le silence qui avait si longtemps accompagné sa sœur morte.

Une amie de la famille, document réaliste porté par une réflexion intime et pudique, était un beau livre, dans un registre, l’enquête littéraire sur un événement de son passé, qu’il n’a certes pas inauguré – il suffit de songer à Annie Ernaux – mais qui impressionnait par sa tension intérieure, et la manière dont l’écriture savait en rendre compte.

Il s’est trouvé qu’après la publication de l’ouvrage, son auteur a reçu une quantité tout à fait inattendue de courriers et de messages de toute nature, émanant aussi bien de personnes proches de lui, qu’ils aient ou pas connu sa sœur, de personnes ayant connu celle-ci sans que l’écrivain le sache, d’amis qu’il a fréquentés au cours de la longue période écoulée depuis, et surtout de très nombreux inconnus.

Dans leur diversité, ces messages traduisent la manière dont d’autres se sont appropriés l’histoire pourtant si personnelle racontée dans le livre de 2019. Annie est devenue, écrit à Laclavetine un lecteur inconnu, « le visage universel de nos douloureuses absences ».

La Vie des morts est, ou plutôt se présente de prime abord, comme la manière par Jean-Marie Laclavetine de prendre en charge cet afflux de récits et d’affects eux aussi personnels – mais d’autres personnes – au regard de sa propre histoire. Pour cela, l’écrivain choisit une mode d’écriture particulier, celui d’une longue lettre écrite à Annie, sa sœur morte. Il lui raconte ce que d’autres lui écrivent, ce que sa mort à elle – et le récit de celle-ci, et de ce qui s’en est suivi –  suscite chez de multiples autres, aux parcours différents même si toujours en relation avec la perte d’un être cher, quelles qu’en soient les causes et les circonstances.

Il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts.

Dans cette étrange conversation, qui accueille ce que l’écrivain sait, ou imagine de cette sœur de 5 ans son ainée, se construit bien autre chose qu’un soliloque navré, ou un herbier des deuils. La mise en partage de ces paroles (celles de ses correspondants, connus ou pas) et de ses propres capacités d’y réagir grâce à l’interaction avec la disparue compose page à page une intelligence fine, plus intuitive que théorique, des manières dont les vivants vivent avec les morts, ou sont susceptibles de le faire, et pour le meilleur plutôt que pour le pire, même si la souffrance de la perte ne disparait pas.

Histoire de fantômes réaliste, le texte convoque moins les références au fantastique que celles à la méditation de Vinciane Despret dans son si beau Au bonheur des morts, même si le registre d’écriture est évidemment différent.

Ce qui se déploie ainsi, grâce à la tonalité intime mobilisée en relation avec une multiplicité de situations dont certaines à peine devinées à travers une lettre arrivée chez l’éditeur ou dans sa boite mail, élabore peu à peu une compréhension de ce qui est généralement laissé dans l’ombre. Non seulement il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts, mais aussi ceux-ci (ceux-ci les morts, et ceux-ci les rapports) sont eux-mêmes d’une infinie diversité.

Acceptée, cette diversité est possiblement une richesse, richesse paradoxale puisque produite par une perte. En lisant Laclavetine se dessine la perception du même mouvement, à la fois de la singularité des expériences (ce qui est vécu, et la manière dont c’est vécu) et du rôle joué par les deuils dans la construction des individus, au-delà du malheur éprouvé, et avec lui. L’angle d’approche particulier issu à la fois du drame familial, des multiples échanges épistolaires, y compris avec des inconnus, et de l’adresse à la sœur morte compose un agencement entre situations individuelles et dimension commune du rapport aux décès, au moins dans des contextes individuels eux aussi (accidents, maladies, suicides).

Et cet agencement, qui doit aussi beaucoup à un art délicat et rigoureux du choix des mots et de leur organisation, à la littérature, mais oui, interroge bien au-delà des situations précises des uns et des autres. Sans en avoir l’air, la manière d’écrire de Laclavetine défait la sempiternelle « dialectique de l’individuel et du collectif », pour explorer d’autres compositions de l’intime et du commun.

Et puis, vers le milieu du livre, poursuivant son « dialogue » avec sa sœur, Jean-Marie Laclavetine déplace la focale pour entreprendre de partager avec la disparue ses souvenirs d’autres personnes qui lui ont été chères, et qui sont elles aussi mortes.

Mobilisant la métaphore d’une forêt, qui serait plutôt un arboretum où voisinent des essences extrêmement diverses, le livre devient une succession de portraits d’amis, quelques uns connus (Cavanna, Juan Goytisolo, René de Obaldia, Jorge Semprun, Siné…), la plupart moins ou pas du tout. (…)

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«Le Grand Dérangement», pour mieux regarder et raconter le monde

Une image des dégâts causés par l’ouragan Sandy à Manhattan en 2012, qui n’a pas nourri l’imaginaire littéraire.

Le livre d’Amitav Ghosh raconte avec verve combien la crise climatique exige de modifier nos manières de raconter et les points de vue qui nourrissent nos imaginaires.

Pourquoi je n’ai jamais raconté ça? Au début de son livre, l’écrivain s’interroge. Il se souvient d’avoir vécu une expérience extrême, lorsqu’en pleine ville, à Delhi, il s’est trouvé pris dans une tornade d’une exceptionnelle violence, dévastant le quartier où il se trouvait et faisant de nombreuses victimes.

Romancier et essayiste, Indien (bengali) vivant et enseignant aux États-Unis, Amitav Ghosh est l’auteur de neuf livres de fiction et de six essais. Certains de ses romans auraient pu aisément recycler de manière dramatique cette expérience traumatique. À partir de son propre cas, il s’interroge sur la difficulté pour la littérature, hormis certains genres, de faire place à la catastrophe environnementale en cours, en tout cas à la mesure de sa gravité.

Un autre exemple frappant concerne la quasi-absence, dans la production littéraire récente, de l’événement peut-être le plus spectaculaire expérimenté par une métropole occidentale, le black-out et l’inondation gigantesque de New York sous l’effet de l’ouragan Sandy fin octobre 2012.

Le livre The Great Derangement. The Climate Change and the Unthinkable date de 2016. On pourrait croire que sa traduction française, dotée d’un nouveau sous-titre, D’autres récits à l’ère de la crise climatique, arrive un peu tard, et que ce qui mobilisait l’attention de l’auteur n’est plus de mise. Il n’en est rien.

Le roman, dépassé par la catastrophe

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, Le Grand Dérangement se déploie sur deux niveaux différents, mais articulés. Le premier concerne le métier d’écrivain, et la manière dont ce qui est en train d’arriver à la planète Terre affecte, ou pas, des récits qui s’y déroulent tous (hormis la science-fiction et la mythologie). Observant la quasi-absence des enjeux environnementaux des romans qui ne relèvent pas de ces genres (auxquels on pourrait ajouter la littérature enfantine), Amitav Ghosh y voit l’effet de la nature même de ce genre littéraire toujours dominant.

À partir du XIXe siècle, le roman est la traduction dans l’ordre du récit d’une conception du monde fondée sur des évolutions progressives et quantifiables, garantes d’un certain ordre général, conception qui prévaut des sciences de la terre à l’économie. S’y serait ajoutée plus récemment, sous l’influence de la montée en puissance de l’individualisme, «la prééminence du “je”» qui voit notamment l’autofiction l’emporter sur ce qu’il appelle «l’être-au-monde».

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, «Le Grand Dérangement» se déploie sur deux niveaux différents.

Aux constructions narratives d’un monde tout en graduations, où des péripéties et des variations d’amplitudes considérables peuvent bien sûr nourrir le récit, mais à l’intérieur d’une conception «continuiste», Ghosh repère comment la crise environnementale oppose ce qu’il nomme «une résistance scalaire»: le télescopage entre éléments incommensurables, l’irruption «de forces d’une ampleur impensable qui créent des connexions insupportablement intimes sur de vastes étendues de temps et d’espace».

Et si les genres qui relèvent du fantastique, toujours considérés comme mineurs, acceptent eux ces ruptures d’échelle, leur influence reste limitée du fait de n’être pas considérés comme des genres «sérieux» malgré leur succès commercial. En somme, ils souffrent d’être le plus souvent tenus pour de la littérature dite d’«évasion» alors qu’ils sont, ou au contraire pourraient être des voies d’accès au réel.

Raconter autrement

Chemin faisant, Ghosh déplace à juste titre le cœur de son interrogation. Il ne s’agit pas tant de mentionner des effets de la crise climatique et des autres dérèglements environnementaux dans le cadre de narrations que de raconter autrement, en prenant acte dans les récits eux-mêmes, du bouleversement des rapports entre être humains et non-humains, entre vivants et êtres perçus comme inertes, du sens des mots et de l’organisation des phrases. Et plus profondément de notre manière de nous représenter la réalité et de nous la raconter: «Ne nous y trompons pas: la crise climatique est aussi une crise de la culture et de l’imagination.» La possibilité de faire face à cette crise dépend de la capacité à modifier aussi ces paramètres. (…)

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«Curiosa», l’érotisme à la pointe du regard et de la plume

L’initiation amoureuse d’une jeune bourgeoise de la fin du XIXe siècle devient une libératrice aventure des corps, des images et des mots.

Ce Paris bourgeois, surchargé de tapisseries et de conventions, ce microcosme littéraire de la fin du XIXe siècle chic et empesé, dans ses faux-cols comme dans sa prose, pas sûr d’avoir envie d’y passer même le temps d’une projection. Marie va changer ça.

Elle est charmante, bien élevée, cultivée, courtisée par deux écrivains à la mode, Pierre et Henri. Elle choisit le second, qui est plus riche et plus stable. Elle se jette presque aussitôt dans les bras du premier. «Dans les bras» est une formule de convenance.

C’est, assez fidèlement semble-t-il, l’histoire de Marie de Régnier, épouse du poète Henri de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia, maîtresse de l’écrivain et poète Pierre Louÿs, écrivaine. De cela non plus on ne se soucie pas forcément, et cela n’a pas plus d’importance.

L’important, c’est Marie. La Marie du film, sur l’écran. Sa présence, son énergie, son désir. Ses colères et sa détresse. Son rire. Tout à coup, les lourdeurs de cette société compassée, mais aussi bien celles du film d’époque, deviennent les ennemis à combattre, mais donc aussi les repoussoirs sur lesquels prendre appui pour faire place à un souffle de vie.

Le trapèze volant du désir

Curiosa ne se joue pas dans un triangle amoureux, Marie n’aime pas Henri, et Pierre a d’autres maîtresses. Curiosa se joue dans un quadrilatère, on dira volontiers un trapèze tant il se meut de manière aérienne, figure dessinée par les corps, les mots, les images et les regards.

Il serait aussi tentant qu’inadapté de comparer le film de Lou Jeunet à Jules et Jim de François Truffaut: les ressorts n’en sont pas les mêmes, malgré l’époque et ce que certaines situations semblent avoir de similaire. Les ressources de Curiosa sont bien différentes.

Pour le regard de son amant, pour celui de l’appareil photo, pour les spectateurs et spectatrices

Elles passent non par l’affirmation publique d’une liberté transgressive, mais par le jeu de séduction, et de passages à l’acte d’amour physique, tel que constamment remis en scène par les protagonistes eux-mêmes.

Et c’est exactement là que se situe la réussite d’un film érotique qui revendique son érotisme à la fois en le construisant très visiblement, et en rendant à chaque spectateur et à chaque spectatrice l’espace de son propre désir –l’exact contraire de la pornographie.

Que Pierre initie Marie aux délices d’ébats moins conventionnels que ceux des alcôves bourgeoises puritaines ne nous concernerait guère, et ce n’est certes pas l’exposition plus ou moins complète de nudités ou de postures qui y changerait grand-chose. Ce qui change tout est l’omniprésence de l’appareil photographique, compagnon fidèle des ébats du couple.

Les images et les regards

Avec subtilité, Lou Jeunet y introduit un double enjeu, celui des images faites (composées avec soin ou captées à l’instinct, impressionnées, tirées, conservées, montrées, cachées, dévoilées), et celui du regard: qui voit qui et comment? D’où?

Et, pour autant qu’il puisse y avoir une réponse à cette question qui mobilisa fort en son temps le cher Jacques Lacan avec son Origine du monde accrochée voilée à son mur, pourquoi? Ou plutôt: pour quoi?

Pierre Louÿs (Niels Schneider), l’amant et son engin

Les réponses n’existent nulle part ailleurs qu’en chacun de nous, de tous sexes et de tous fantasmes. Mais la machine qui va, sans bien le savoir et encore moins le dire, prendre en charge ce qui se trame là naît précisément à ce moment, l’année où Marie épouse Henri et découvre le plaisir avec Pierre. Cette machine, on l’appellera bientôt le cinéma.

Les corps réels, le regard construit, la trace visible et capable d’être conservée dessinent le cadre des transports des amants dans la garçonnière de l’auteur des Chansons de Bilitis. Ils mobilisent les emballements, parfois les embrasements de la jalousie, de la vengeance, du désir exotique (c’est-à-dire colonialiste) au sein de la caste dominante dont l’orientalisant Louÿs demeure une des figures. Cette construction devient l’espace possible des trafics entre conventions sociales et pulsions. (…)

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« L’Ordre du jour » d’Eric Vuillard: mieux qu’un Goncourt

La récompense attribuée à L’Ordre du jour célèbre aussi un mode d’écriture aussi singulier que fécond.

Les jurés du Prix Goncourt ont récompensé cette année Eric Vuillard pour L’Ordre du jour (Actes Sud). Ils ont ainsi salué un excellent livre d’un excellent écrivain – phrase qu’on n’aurait pas écrit chaque année. Il faut lire le neuvième ouvrage de cet auteur, bref, terrible, et parfois d’une terrible drôlerie. Vuillard y raconte par le menu deux épisodes importants de la montée en puissance du nazisme, la réunion qui acte le soutien des grands patrons allemands à Hitler, et la triomphale et ridicule entrée de l’armée du Reich en Autriche.

Les rapports entre le pouvoir politique et les grandes puissances économiques, l’inclination de l’Autriche pour un pouvoir autoritaire, les manipulations du show politique et le ridicule des plus grands dirigeants: autant de thèmes (parmi d’autres) qui sont loin de ne concerner que les années 30 en Europe.

Mais L’Ordre du jour n’est pas seulement un très bon livre, incisif et vibrant, et aux échos très actuels. Il est le dernier exemple d’une certaine idée de l’écriture, qu’incarne Eric Vuillard avec tous ses livres, mais singulièrement les cinq derniers.

Avant L’Ordre du jour, La Bataille d’Occident (qui évoque la guerre de 14), Congo (qui évoque le colonialisme), Tristesse de la terre (qui évoque la conquête de l’Ouest et le massacre des Indiens d’Amérique) et 14 Juillet (qui raconte la prise de la Bastille), tous courts, tous chez Actes Sud, établissent une pratique de littérature que leur auteur préfère appeler «récit» que «roman».

Ce choix pointe un certain rapport aux faits, qui n’élimine nullement l’importance revendiquée du narrateur, mais déplace l’articulation entre événements réels et invention dans la manière de les raconter.

Vuillard n’est pas et ne se prétend pas historien. Il n’écrit pas non plus des «romans historiques», avec la licence d’invention, d’ailleurs très légitime, que ce terme implique.(…)

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Au cinéma avec « Les Prépondérants »

 

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KADDOUR Hédi COUV Les PrépondérantsInnombrables sont les romans au cours desquels les personnages assistent à une séance de cinéma. Rarissimes sont ceux où cette situation devient un ressort majeur du récit, et est considéré comme un enjeu et une ressource, une manière de faire ressentir et comprendre. Uniques, peut-être, sont l’intelligence et la richesse qu’engendre la narration d’une projection publique dans Les Prépondérants de Hedi Kaddour.

Sans hésiter le meilleur roman de la rentrée littéraire qu’on ait pu lire à ce jour, le nouvel ouvrage de l’écrivain de Waltenberg, à nouveau dans la Collection Blanche de Gallimard, fait place au cinéma de diverses manières.

Le livre est situé au début des années 1920, principalement dans une ville d’Afrique du Nord au nom imaginaire de Nahbès mais qui ressemble à Gabès, sur la côte tunisienne. La société coloniale et provinciale qu’il évoque voit notamment débarquer une équipe de tournage américaine, pour une superproduction dans le goût oriental qui a alors cours à Hollywood, genre illustré en particulier par Le Cheikh et Le Fils du Cheikh avec Rudolph Valentino. Dans le livre le personnage du réalisateur s’inspire en partie de Rex Ingram, et le tournage renvoie surtout à celui de The Arab (1924), effectivement tourné à Gabès avec en vedettes l’épouse du cinéaste, Alice Terry, et une star masculine homosexuelle, Ramon Novarro, le grand rival de Valentino.

Les Prépondérants n’est pas un roman à clés, ces situations font avancer l’intrigue, et développent l’ampleur des thèmes qu’elle mobilise, et qui ne concernent pas spécialement le cinéma. Tandis que s’éveillent mouvements révolutionnaires et nationaliste, Hedi Kaddour met en effet en scène trois grands modèles de comportements et de références morales et sociales, liés à la société traditionnelle arabe, à la société coloniale française particulièrement arrogante au lendemain de la victoire de la Guerre mondiale, et à la société nord-américaine, nouvel assemblage de liberté de mœurs, de pragmatisme conquérant et âpre au gain selon des modalités inédites, et de puritanisme.

Ce dernier est notamment évoqué à travers la célèbre affaire de mœurs dont l’acteur et réalisateur burlesque « Fatty » Roscoe Arbuckle fut le centre, et le bouc émissaire en 1921-22 aux États Unis, sous les effets combinés des ligues de vertu et de la presse à scandale dirigée par le magnat William Hearst[1].  Ce scandale servit de levier à la création de la censure américaine avec la mise en place du code Hays.

Dans Les Prépondérants, en des scènes saisissantes et riches de sens, on rencontre aussi un grand cinéaste allemand inspiré à la fois de Fritz Lang et de Joseph von Sternberg. Mais le plus intéressant sans doute, pour ce qui concerne le cinéma, tient à la séance publique organisée à Nahbès par l’équipe de tournage hollywoodienne. Le film projeté, baptisé « Scaradère » par Kaddour, s’inspire directement du Scaramouche de Rex Ingram avec Ramon Novarro. Kaddour consacre pas moins de deux chapitres entiers à cette séance. Ce sont deux chapitres extraordinairement vivants, qui accompagnent en une polyphonie joueuse les multiples effets, émotionnels, culturels, politiques, théoriques, érotiques, que peut provoquer un film en apparence fort simple, et dont il met à jour l’immense complexité enrobée dans les codes spectaculaires hollywoodiens.

Scaramouch-1923-image-20Ramon Novarro dans Scaramouche de Rex Ingram

Mieux, le livre différencie l’extrême variété des réactions selon la position sociale, la culture, la psychologie de chacun. Film de cape et d’épée truffé de rebondissements, le récit en image des tribulations d’un avocat amoureux et d’un noble arrogant se disputant le cœur d’une belle alors que pointe la Révolution française agit comme un extraordinaire détonateur. La réaction en chaine va des effets possibles sur les jeunes activistes locaux (et sur ceux qui sont en charge de les surveiller et le cas échéant de les réprimer) au trouble de spectateurs peu habitués à la projection, et encore moins à voir un homme et une femme s’embrasser en public, des effets des idées à celui des émotions, sans oublier la mise en abime du spectacle (le héros joué par un homme que les spectateurs connaissent puisqu’il réside à Nahbès pour son tournage devient dans le film acteur de théâtre, le jeu se dédouble, parfois se contredit et parfois se redouble…). Dans la salle plus encore que sur l’écran, les rebonds sont sans fin.

Et Hedi Kaddour réussit à prendre en charge la complexité de cette salle elle-même, à la fois lieu physique et espace mental, collectivité réunie dans le noir et face à la fiction, à la fascination et à la polysémie des images, mais composée de groupes divers, très hétérogènes sinon en conflits, et encore d’individus avec chacun leurs affects et leurs intérêts. Jamais peut-être la sociologie du cinéma n’est parvenue à un suivi aussi fin de la singularité d’un tel espace et de ceux qui l’occupent.

Un très sérieux ouvrage universitaire vient de paraître, La Direction de spectateurs[2], qui vise à décrypter certaines des méthodes employées par les cinéastes pour susciter certaines réponses du publics, et leurs effets. Avec les moyens du roman à leur plus haut degré de sensibilité, Les Prépondérants  en offre une formidable perception, qui va bien au-delà du contexte particulier où il est situé, d’autant mieux que le roman prend très précisément appui sur celui-ci. Sans que le cinéma soit son sujet, le livre de Hédi Kaddour s’impose comme une des oeuvres littéraires qui l’aura le mieux évoqué.


[1] Cette affaire a presqu’entièrement éliminé le grand artiste Fatty Arbuckle des mémoires. Du moins cet été aura vu la parution d’un excellent petit livre consacré à une de ses réalisations, Fatty and The Broadway Stars de Roscoe Arbuckle par l’historien du cinéma Marc Vernet (édité chez Le Vif du sujet).

[2] La Direction de spectateurs. Création et réception au cinéma. Sous la direction de Dominique Chateau. Impressions nouvelles, collection Caméras subjectives.

«Mateo Falcone», ou comment un des meilleurs romanciers de l’année a aussi signé un film remarquable

mateofalconeMateo Falcone d’Eric Vuillard, avec Hugo de Lipowski, Florian Cadiou, Thierry Levaret, Pierre Moure. 1h05. Sortie le 26 novembre 2014.

Il arrive qu’un bon écrivain tourne aussi des films –et qu’un bon cinéaste publie des livres. Il est sans exemple que sortent à la même saison un des meilleurs romans de l’année et un film tout à fait remarquable, portant la même signature, celle d’Eric Vuillard. Quoi qu’en aient décidé les jurys des prix littéraires, Tristesse de la terre (Actes Sud) est assurément un des plus beaux livres parus cet automne. Et Mateo Falcone est une des seules propositions de cinéma véritablement mémorables en ce dernier trimestre surpeuplé de films prévisibles et oubliables.

Vuillard n’a pas les deux pieds dans le même sabot. L’an dernier, il se signalait en publiant simultanément deux ouvrages aussi remarquables l’un que l’autre, Congo et La Bataille d’Occident (également chez Actes Sud). Le doublé de cette année est lui seulement apparent, Mateo Falcone ayant été tourné en 2008. Mais le film (1h05) partage avec les livres leur concision et une ambition comparable, même s’il semble que ce soit par un biais artistique différent.

Alors que les trois ouvrages sont des créations constituées d’éléments factuels très précis centrés autour d’un événement politique de première magnitude (la colonisation, la Première Guerre mondiale, le génocide des Amérindiens), le film est une adaptation de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée et s’inscrit immédiatement sur un horizon mythologique, dégagé de tout ancrage temporel ou géographique particulier.

C’est pourtant bien la même quête, esthétique et politique, qui les anime: (…)

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Trois monuments à découvrir en DVD pour Noël

De l’intégrale Rohmer à la «Trilogie papoue» australienne en passant par l’oeuvre du trop méconnu René Allio, voici des objets témoignant du travail éditorial de plus en plus ambitieux sur ce support.

rohmer_0 Détail de la jaquette du coffret Éric Rohmer aux éditions Potemkine. –

Dans les récentes parutions DVD, voici trois objets hors du commun, trois découvertes à faire —à l’occasion de Noël, pourquoi pas? D’abord, du Rohmer au cube, comme l’imposant objet que viennent de faire paraître les éditions Potemkine sous l’appellation Eric Rohmer, l’intégrale. Alors que le DVD comme produit de grande consommation s’efface au profit du téléchargement, il devient le support d’un travail éditorial de plus en plus ambitieux dont témoigne ce bloc de 28 disques, revendiquant non sans raison la comparaison avec la Pléiade.

Comme Agnès Varda l’a fait pour Jacques Demy et pour elle-même, comme Arte est en train de le faire pour Chris Marker, le cinéma de Rohmer dispose désormais d’une édition, sinon définitive, du moins qui prend en charge toute la richesse d’une œuvre sans équivalent.

Réalisateur, critique, producteur, écrivain, Rohmer aura pensé en stratège et en artiste l’ensemble du processus de création cinématographique. Et cette réflexion nourrit secrètement l’ensemble de son cinéma, constamment hanté par des enjeux de points de vue, de distance, de partage ou non d’éléments d’information, de construction de croyance —et qui ne voit que ces questions-là, qui sont précisément celles que le critique et théoricien se posait également, sont absolument aussi des questions politiques?

Cette quête inlassable, il l’aura menée joyeusement, sensuellement, gracieusement. Son immense amour et sa non moindre érudition en matière littéraire auront nourri son goût des intrigues et des formules, mais c’est bien son idée de l’existence même, une idée de gourmet de la vie, qui lui aura permis d’être toujours du côté de l’incarnation, de la présence physique des acteurs, et plus encore des actrices. (…)

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La science en roman

Théorème vivant de Cédric Villani (Grasset)

Une des singularités de cette rentrée littéraire est d’y trouver plusieurs ouvrages romanesques importants qui font une large place à «la science», plus exactement à l’histoire et à la pratique de ce qu’on nomme les sciences dures. C’est le cas du récit d’aventures historique Peste & Choléra (Seuil) construit par Patrick Deville autour d’Alexandre Yersin, élève de Pasteur, découvreur du bacille de la peste, explorateur mais aussi épidémiologiste, «spécialiste de l’agronomie tropicale et bactériologiste, ethnologue et photographe».

C’est le cas de La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger (Gallimard), qui raconte de manière à peine fictionnée une des principales dimensions de l’histoire de ces trente dernières années à ceux qui l’ont vécue —et qui pour la plupart ne savent pas l’avoir vécue. La fresque est scandée de brefs textes scientifiques décrivant à travers deux siècles les étapes de la cybernétique, de la robotique et de l’informatique, véritable trame savante d’un récit romanesque placé sous les auspices d’Honoré de Balzac et de John Brunner. Et puis, sans préjuger d’autres titres ayant échappé à notre sagacité, il y a l’étrange cas de Théorème vivant.

Son auteur, le mathématicien de haut niveau Cédric Villani, est connu pour être aussi un personnage médiatique, sachant répondre aux sollicitations de l’ère de la communication. On ne s’étonnerait donc pas qu’il signe aussi un roman, comme il arrive à des avant-centres idolâtrés, des stars oscarisées ou des présentateurs télé jamais rassasiés de célébrité.

Mais un roman comme celui-là? On en cherche en vain un précédent. Ce que Grasset publie en effet sous la célèbre couverture jaune paille de sa collection romanesque n’est autre que le récit méticuleux de la recherche scientifique qui allait conduire Villani à la médaille Fields, la récompense la plus prestigieuse décernée à un mathématicien.

Le langage pour en parler

Ce livre vendu dans les gares et les supermarchés (et dans les meilleures librairies) se distingue par le fait que dès la première page, il met en scène une conversation entre deux bons potes, Cédric lui-même et son ancien élève et désormais collègue Clément Mouhot, conversation à laquelle moins de 0,1% de la population de ce pays est en mesure de comprendre un traître mot.

Une coquetterie, un effet de jabot et de lavallière? Pas du tout —ou alors il faudrait repenser un peu plus sérieusement à l’usage que fait Villani de ces accessoires vestimentaires. A la conversation vont succéder les équations elles-mêmes dont ces deux jeunes gens discutaient avec flamme, chemin faisant, ce seront parfois des pages entières qui seront entièrement couvertes de formules mathématiques.

Or il se trouve que ce chemin est passionnant. Joyeux, accidenté, un véritable terrain d’aventure romanesque, composé par l’auteur à partir du désir de faire partager sa propre expérience. C’est une règle générale qu’il est peu de récits aussi passionnants que ceux où quelqu’un raconte ce à quoi il consacre son existence, dès lors que cette personne trouve le langage pour en parler. Et cela, que la personne en question soit vigneron, sage femme, aviateur, rock star ou ébéniste.

Le langage, justement, c’est au fond la grande affaire de Théorème vivant —en quoi ce livre est bien, et à part entière, une œuvre littéraire. Le langage du livre est résolument pluriel, le projet d’écriture consistant précisément à tresser ensemble discours mathématique sous ses deux occurrences (mots savants et formules codées), usage de langues étrangères à commencer par l’anglais omniprésent dans le milieu de la recherche, mais aussi rhétorique et typographie propres aux conversations par email, histoires racontées aux enfants le soir pour les endormir, confidences personnelles, recettes de cuisine, convocations de bribes de poèmes aimés, de chansons adorées, de manga fondateurs, qui font partie de ce cheminement.

Percer les mystères de l’amortissement Landau

S’y ajoute même la double description, par des brèves notices et par des portraits dessinés, de grandes figures scientifiques, actuelles ou passées, qui à leur manière inséparablement intellectuelle et sentimentale jalonnent elles aussi le parcours de Villani.

Entre le 23 mars 2008 et le 24 février 2011, ce parcours intellectuel et sensoriel est encore une vertigineuse suite de déplacements dans l’espace, de Lyon à Princeton, de Prague à Hyderabad, de Saint-Rémy-lès-Chevreuse à la direction de l’Institut Poincaré, principales étapes de ce journal de bord d’une traversée pas moins exotique que celle de Yersin, bien que selon des moyens de transports différents.

Eperdument affairé à percer les mystères de l’amortissement Landau (qui lui vaudra la médaille Fields, le 19 août 2010, et auquel le profane n’aura toujours rien compris à la fin du livre), mais aussi jeune père de famille, fan de Catherine Ribeiro et personnalité en vue des institutions savantes, Villani à force de courir derrière ses nymphes mathématiques croise les traces du Tygre de William Blake et sa terrifiante symétrie.

A l’affut sur la piste de l’équation de Boltzmann, les enchantements du vocabulaire scientifique s’excèdent eux-mêmes dans une gerbe d’harmoniques. Ainsi paraît par exemple (page 223) « la stabilité orbitale d’équilibres homogènes linéairement stables non monotones ». Les explorateurs de l’Oulipo n’ont qu’à bien se tenir —d’ailleurs ils se tiennent bien.

C’est une rare expérience de lecture que la rencontre d’un texte riche d’enchantement au sein duquel se trouvent des passages parfaitement incompréhensibles, mais dont la présence est entièrement légitime, et dont on sait gré à l’auteur de les avoir inscrits dans leur véritable forme. Cette opacité-là (pour les non-mathématiciens) participe très heureusement du mouvement, et du mystère, du livre tout entier.

Au-delà, la parution simultanée de ce livre et deux autres mentionnés au début suggère une nouvelle disponibilité de l’univers littéraire à la parole scientifique, la mise en commun d’intérêts considérés jusqu’à présent, en France surtout, comme divergents sinon antagonistes. Qui, pour le seul et considérable plaisir qu’ils procurent, lira les trois ouvrages cet automne aura sans doute aussi immensément augmenté son savoir sur l’histoire des sciences et ceux qui les ont faites.

Au moment où paraît aussi le grand ouvrage de Bruno Latour Enquête sur les modes d’existence (La Découverte) qui précisément invite à repenser notamment les rapports entre champs scientifiques et artistiques, les livres de Deville, de Bellanger et de Villani en particulier attestent de croisements inédits et prometteurs.