«Par cœurs», le troublant courage des mots

Isabelle Huppert, en route pour affronter sur scène le texte qui lui échappe. 

Au plus proche du travail d’Isabelle Huppert puis de Fabrice Luchini, préparant tous deux leur entrée en scène, Benoît Jacquot révèle une aventure aux multiples échos.

Il est mort il y a bien longtemps –cent-dix-huit ans–, celui qui a écrit: «Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j’en viens même à ne plus savoir que penser, je m’y perds.» Elle est intensément vivante, celle qui dit et ne dit pas cette phrase, la triture, la mâchonne, la murmure, la digère, la métabolise. Et bloque. Encore. Et encore.

C’est très bizarre, presque burlesque, ou un peu malsain, ce rapport obsessionnel d’Isabelle Huppert à une seule phrase, une réplique de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, qu’elle va jouer le soir même sur une des scènes les plus célèbres du monde, celle du Palais des papes, en ouverture du Festival d’Avignon.

Problème trivial? Anecdotique? Chacun peut à bon droit le penser tant qu’il n’a pas vu ces séquences –dans le jardin, dans la voiture, dans la loge, sur le plateau pendant la dernière répétition. Parce que ce qu’on voit, ce qu’on perçoit, est à la fois bouleversant et infiniment troublant. Ce qui s’éprouve là, presque indépendamment d’à propos de quoi cela s’éprouve (jouer une pièce de Tchekhov), concerne la peur et le courage. Ce qui se ressent est au croisement d’un acte de passion au-delà de la raison et, du même mouvement, le travail. Le travail comme un acte qui engage tout entier.

Il n’est peut-être rien de plus émouvant au cinéma que, lorsqu’elles sont bien filmées (c’est rare), des personnes qui travaillent. Cela vaut pour un boulanger faisant des croissants ou un conducteur de RER, comme pour Mick Jagger on stage chantant «Satisfaction» pour la quatorze millième fois. Lorsque la caméra sait voir et faire voir l’investissement de toutes les facultés du corps et de l’esprit pour que quelque chose se fasse, que quelque chose existe, que quelque chose arrive. Pas comme un exploit unique, hors norme, mais comme un accomplissement quotidien, qui agit dans le monde et définit, au moins en partie, celui ou celle qui l’exécute.

Isabelle Huppert est une immense artiste. Au moment où Benoît Jacquot la filme, cela lui complique un peu plus la tâche qu’elle a à surmonter. Cette unique phrase de Tchekhov est-elle vraiment si cruciale pour elle, ou en fait-elle une manière de s’accrocher à quelque chose pour mieux prendre en charge l’ensemble du rôle de Lioubov? On ne le saura jamais. On ne peut pas le savoir. Sans doute elle-même ne le sait-elle pas.

L’inverse radical de la communication

Ce qu’elle sait, et que grâce au film nous voyons avec une intensité exceptionnelle qu’elle sait, est que «ça» passe par là. Ça quoi? Va savoir, disait Jacques Rivette, en titre d’un autre beau film où le cinéma se donne pour tâche d’approcher, avec ses moyens à lui –la caméra, le montage (qui consiste aussi à ne pas couper), la présence de traces du monde dans le cadre– ce qui s’active dans le théâtre.

En répétition sur le plateau de La Cerisaie, magnifiquement mise en scène par Tiago Rodrigues, au Palais des papes. | Les Films du Losange

Benoît Jacquot est, avec Jean Renoir et Jacques Rivette, un de ceux qui se seront le plus et le mieux passionnés par ces enjeux. On se souvient de son Elvire-Jouvet 40, ou de La Fausse Suivante tourné dans un théâtre. Mais cette recherche attentionnée court tout au long de sa filmographie, de façon plus ou moins explicite, jusqu’à la récente et magnifique mise en écran de la pièce de Marguerite Duras, Suzanna Andler

Ici, il ne s’agit pas tant de comprendre que de ressentir ce qui se joue dans le jeu des véritables acteurs et actrices. Pas les publicitaires, pas les politiciens, pas les animateurs télé, pas les influenceurs, pas les grands patrons qui font des shows devant leurs actionnaires et leurs employés, pas les innombrables et omniprésents praticiens de la représentation de soi. Les véritables acteurs: l’inverse radical de la communication. C’est en cela que ce film concerne bien davantage que celles et ceux qu’il montre, et le milieu particulier –les coulisses de représentations théâtrales– où il se situe.

Ce qu’active Par cœurs est, sans le dire jamais, une approche de ce qui peut circuler entre des corps (ceux des interprètes), des énoncés (quel que soit le texte) et une assemblée de spectateurs qui ne sont pas, ne sont jamais et ne devraient jamais être chosifiés en «le» public. Il y est question de liberté, bien davantage que de pouvoir.

Elle et lui

Parmi les films de Benoît Jacquot explicitement consacrés à ce qui advient par les labeurs et sortilèges de la présence en scène figure un autre documentaire déjà intitulé Par cœur, et qui accompagnait Fabrice Luchini en 1998. Et au milieu du nouveau film, devenu pluriel, le revoici, seul en scène, lui aussi à Avignon lors de cette édition 2001 du festival, mais dans un espace plus modeste que celui que va occuper Isabelle Huppert. Il s’apprête à dire un montage de textes de Nietzsche. (…)

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