«Par cœurs», le troublant courage des mots

Isabelle Huppert, en route pour affronter sur scène le texte qui lui échappe. 

Au plus proche du travail d’Isabelle Huppert puis de Fabrice Luchini, préparant tous deux leur entrée en scène, Benoît Jacquot révèle une aventure aux multiples échos.

Il est mort il y a bien longtemps –cent-dix-huit ans–, celui qui a écrit: «Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j’en viens même à ne plus savoir que penser, je m’y perds.» Elle est intensément vivante, celle qui dit et ne dit pas cette phrase, la triture, la mâchonne, la murmure, la digère, la métabolise. Et bloque. Encore. Et encore.

C’est très bizarre, presque burlesque, ou un peu malsain, ce rapport obsessionnel d’Isabelle Huppert à une seule phrase, une réplique de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, qu’elle va jouer le soir même sur une des scènes les plus célèbres du monde, celle du Palais des papes, en ouverture du Festival d’Avignon.

Problème trivial? Anecdotique? Chacun peut à bon droit le penser tant qu’il n’a pas vu ces séquences –dans le jardin, dans la voiture, dans la loge, sur le plateau pendant la dernière répétition. Parce que ce qu’on voit, ce qu’on perçoit, est à la fois bouleversant et infiniment troublant. Ce qui s’éprouve là, presque indépendamment d’à propos de quoi cela s’éprouve (jouer une pièce de Tchekhov), concerne la peur et le courage. Ce qui se ressent est au croisement d’un acte de passion au-delà de la raison et, du même mouvement, le travail. Le travail comme un acte qui engage tout entier.

Il n’est peut-être rien de plus émouvant au cinéma que, lorsqu’elles sont bien filmées (c’est rare), des personnes qui travaillent. Cela vaut pour un boulanger faisant des croissants ou un conducteur de RER, comme pour Mick Jagger on stage chantant «Satisfaction» pour la quatorze millième fois. Lorsque la caméra sait voir et faire voir l’investissement de toutes les facultés du corps et de l’esprit pour que quelque chose se fasse, que quelque chose existe, que quelque chose arrive. Pas comme un exploit unique, hors norme, mais comme un accomplissement quotidien, qui agit dans le monde et définit, au moins en partie, celui ou celle qui l’exécute.

Isabelle Huppert est une immense artiste. Au moment où Benoît Jacquot la filme, cela lui complique un peu plus la tâche qu’elle a à surmonter. Cette unique phrase de Tchekhov est-elle vraiment si cruciale pour elle, ou en fait-elle une manière de s’accrocher à quelque chose pour mieux prendre en charge l’ensemble du rôle de Lioubov? On ne le saura jamais. On ne peut pas le savoir. Sans doute elle-même ne le sait-elle pas.

L’inverse radical de la communication

Ce qu’elle sait, et que grâce au film nous voyons avec une intensité exceptionnelle qu’elle sait, est que «ça» passe par là. Ça quoi? Va savoir, disait Jacques Rivette, en titre d’un autre beau film où le cinéma se donne pour tâche d’approcher, avec ses moyens à lui –la caméra, le montage (qui consiste aussi à ne pas couper), la présence de traces du monde dans le cadre– ce qui s’active dans le théâtre.

En répétition sur le plateau de La Cerisaie, magnifiquement mise en scène par Tiago Rodrigues, au Palais des papes. | Les Films du Losange

Benoît Jacquot est, avec Jean Renoir et Jacques Rivette, un de ceux qui se seront le plus et le mieux passionnés par ces enjeux. On se souvient de son Elvire-Jouvet 40, ou de La Fausse Suivante tourné dans un théâtre. Mais cette recherche attentionnée court tout au long de sa filmographie, de façon plus ou moins explicite, jusqu’à la récente et magnifique mise en écran de la pièce de Marguerite Duras, Suzanna Andler

Ici, il ne s’agit pas tant de comprendre que de ressentir ce qui se joue dans le jeu des véritables acteurs et actrices. Pas les publicitaires, pas les politiciens, pas les animateurs télé, pas les influenceurs, pas les grands patrons qui font des shows devant leurs actionnaires et leurs employés, pas les innombrables et omniprésents praticiens de la représentation de soi. Les véritables acteurs: l’inverse radical de la communication. C’est en cela que ce film concerne bien davantage que celles et ceux qu’il montre, et le milieu particulier –les coulisses de représentations théâtrales– où il se situe.

Ce qu’active Par cœurs est, sans le dire jamais, une approche de ce qui peut circuler entre des corps (ceux des interprètes), des énoncés (quel que soit le texte) et une assemblée de spectateurs qui ne sont pas, ne sont jamais et ne devraient jamais être chosifiés en «le» public. Il y est question de liberté, bien davantage que de pouvoir.

Elle et lui

Parmi les films de Benoît Jacquot explicitement consacrés à ce qui advient par les labeurs et sortilèges de la présence en scène figure un autre documentaire déjà intitulé Par cœur, et qui accompagnait Fabrice Luchini en 1998. Et au milieu du nouveau film, devenu pluriel, le revoici, seul en scène, lui aussi à Avignon lors de cette édition 2001 du festival, mais dans un espace plus modeste que celui que va occuper Isabelle Huppert. Il s’apprête à dire un montage de textes de Nietzsche. (…)

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L’irrévérencieuse vitalité d’«À propos de Joan»

Joan (Isabelle Huppert) en ligne avec l’un des hommes de sa vie, mais aussi son passé, et son imaginaire.

Propulsé par la présence frémissante d’Isabelle Huppert, le film de Laurent Larivière compose en trois temps un portrait de femme habitée d’une pulsion de vie communicative.

Ce n’est plus la désormais habituelle déferlante qui s’abat chaque mercredi sur les salles, au grand désavantage de celles-ci et des films (et des spectateurs, et du cinéma), c’est un tsunami. Ce mercredi 14 septembre, pas moins de 21 nouveaux films sont sortis sur les écrans français.

Parmi eux, outre deux propositions réellement singulières quant à la relation à la réalité, à l’imaginaire et au temps présent, œuvres importantes menacées de marginalisation, Babi Yar. Contexte de Sergei Loznitsa, et À vendredi, Robinson de Mitra Farahani, on trouve tout l’éventail des films plutôt dits de distraction (français) ou d’auteur (portugais, français, roumain, argentin, deux ukrainiens…), sans oublier un assortiment de documentaires, un film d’horreur américain, une comédie britannique, un film d’animation.

Au milieu de ce tout-venant démultiplié par l’absence cette semaine d’un blockbuster hollywoodien –rien en vue de ce côté avant octobre, la romcom Ticket to Paradise et le film de super-héros Black Adam– apparaît un film inattendu, par sa tonalité et une sorte de vaillance dans sa manière d’être toujours un cran au-dessus, ou à côté, de ce que promettait son pitch ou la catégorie dont il paraissait relever.

Entre mystère et clin d’œil, les plans d’ouverture d’À propos de Joan, où Isabelle Huppert conduisant s’adresse frontalement à la caméra comme Belmondo dans À bout de souffle, dessinent un territoire, un peu transgressif, un peu héritier d’une histoire du cinéma moderne. Habité de présences incertaines et de fantômes accueillants, le deuxième long métrage de Laurent Larivière évoque une marelle pour jouer et se déplacer.

Les cases de cette marelle sont temporelles, le film circulant entre trois époques de la vie de Joan, adolescente amoureuse en Irlande, éditrice à succès accompagnant un génie littéraire ostensiblement destroy et fréquentant la scène rock alternative à Berlin, et enfin femme mûre réfugiée dans une vieille maison de famille dans la campagne française.

La jeune Joan (Freya Mavor) et son amoureux pickpocket irlandais (Eanna Hardwicke). | Haut et court

Ces sauts, qui sont plutôt des pas glissés, ne sont pas seulement entre les époques, mais tout autant dans l’humeur qui préside à chaque situation, lors des rencontres du personnage principal (Freya Mavor pour la jeune fille, Isabelle Huppert aux deux autres âges) avec les trois figures masculines qui ont marqué sa vie: son amour de jeunesse, son fils Nathan, l’écrivain allemand.

Échos et spiritisme

Ces trois mentions pourraient à bon droit éveiller dans une oreille attentive des échos avec le cinéma d’Arnaud Desplechin, qui est sans doute la référence la plus évidente de l’esprit qui guide le cheminement du film, au-delà de citations explicites comme celle du Pickpocket de Robert Bresson, ou surtout de la récurrence de ce motif majeur du cinéma français qu’est la maison de famille –et ce qu’il convient d’en faire.

À propos de Joan est construit sur un scénario subtil, interprété par des acteurs excellents (Swann Arlaud, Lars Eidinger) et une actrice dont on ne sait plus comment dire encore qu’elle a du génie, Isabelle Huppert. Tout cela ne suffit pas, n’a jamais suffit à faire un bon film.

Joan qui tente de contrôler Tim, l’écrivain punk (Lars Eidinger), tout en étant séduite par lui. | Haut et court

On ne sait pas ce que c’est, «un bon film», on peut juste prendre acte quand cela se présente. Dans ce cas, cela tient pour beaucoup à un singulier phénomène de redoublement, aux franges du spiritisme: redoublement de la manière dont À propos de Joan est mis en scène et de la manière d’être de la femme dont il raconte l’histoire. Un film qui ressemble à son personnage principal, donc. (…)

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«La Caméra de Claire», petite musique de joie

Le nouveau film de Hong Sang-soo est un conte alerte et inventif autour de deux femmes et des pouvoirs magiques et réels de l’image.

Ce serait comme un rêve de cinéma, une utopie réalisée. Un cinéma qui naîtrait littéralement sous les pas d’une rencontre, d’une promenade, d’un esprit qui vagabonde.

La rencontre est double, et triple, et quadruple.

Double rencontre. Celle entre Hong Sang-soo et Isabelle Huppert s’est produite il y a six ans avec le joyeux et simplement labyrinthique In Another Country. Celle entre Hong Sang-soo et Kim Min-hee, devenue l’interprète de tous les films du plus grand cinéaste coréen contemporain.

La troisième rencontre a lieu entre Man-hee (Kim Min-hee), employée d’une société de production qui accompagne sa patronne au Festival de Cannes, et Claire (Isabelle Huppert) de passage dans la ville et photographe amateure.

La quatrième rencontre, qui est le film né des deux premières et de la situation mise en place par la troisième, est celle du réalisme et du fantastique, en tirant parti de l’irréalité du Festival de Cannes lui-même, mais aussi des collisions et dérives qu’il rend possible.

Man-hee s’est fait virer, elle erre dans la ville. Un gros chien joue les divinités indifférentes et propices.

Isabelle Huppert sourit et caresse un chien (©Jour2fête)

La «camera», chambre obscure et clairvoyante

Claire fait des photos tout en essayant vaguement de suivre le Festival. Son appareil de prise de vue est un Polaroïd, soit désormais une rareté qui participe activement au glissement vers le fantastique.

Cette petite machine (pas tout à fait) instantanée a-t-elle véritablement des pouvoirs de révélations, et de voyage dans le temps?

C’est le ressort fantastique du film, en même temps qu’une question, où le mot «caméra» doit plutôt se lire «camera», désignant aussi bien l’appareil de prise de vue du cinéma que celui de la photographie –et la chambre obscure des désirs et des affects. (…)

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Fatale «Eva» ou les jeux de l’artifice et de la fascination

Grâce aux infinies nuances du jeu d’Isabelle Huppert, le nouveau film de Benoit Jacquot explore les zones d’ombre de la fiction en jouant avec les figures types du film noir.

Une séduction tarifée, un crime, un vol, une imposture. Eva démarre à toute vitesse, sur une route qui semble balisée. Roman noir (de James Hadley Chase) qui s’incurve dans une plongée mentale sur la dépendance affective, c’était aussi la trajectoire suivie par la première adaptation du livre, le Eva de Joseph Losey en 1962, avec Jeanne Moreau.

Le livre, le genre cinématographique, le film précédent sont quelques-uns des miroirs biseautés qui jalonnent ce film étrange et pénétrant, songe de cinéaste –et de spectateur prêt à cette aventure qu’on appelle la mise en scène.

Avec son vingt-cinquième long métrage, Benoît Jacquot revendique la fiction comme fiction. On allait écrire «Jacquot s’amuse à revendiquer la fiction comme fiction», tant la part ludique du projet est évidente.

Ludique certes, mais sérieuse aussi. Sérieuse à la mesure des histoires qu’on nous, qu’on se raconte –et surtout de la manière dont elles sont racontées.

Sinueux et glissant comme la route de montagne enneigée qui y paraît à plusieurs reprises, le film circule entre les repères trop évidents, les typages de personnages et de situations, pour sans cesse en déplacer les certitudes, tester leur sens, interroger leur solidité et leur légitimité.

Jeu sérieux, jeu dangereux

La beauté du geste tient à ce que l’un des principaux repères ainsi remis en cause est précisément l’imposture, la rhétorique du masque, du double jeu, ressort bien connu des films à énigme comme de la psychologie basique.

Côté cinéma, le modèle serait à chercher du côté des Diaboliques de Clouzot, clairement évoqué par Jacquot, lequel fait pourtant tout autre chose –avec Eva, nul besoin d’interdire aux spectateurs de raconter quoique ce soit, tout se passe ailleurs, c’est-à-dire tout le temps, et non plus au moment du rusé rebondissement crucial et fatal.

Entre Bertrand et Eva, les jeux ne sont pas faits (©Europacorp Distribution).

Ce qui est «fatal» dans le film, au sens du destin et pas nécessairement de la mort, c’est la complexité des humains, quand bien même ils apparaissent sous les auspices d’archétypes d’un genre. (…)

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Entre mères et filles, «Barrage» ouvre le flot

Remarquablement porté par ses actrices, en particulier Lolita Chammah, le film de Laura Schroeder transforme un drame familial en jeu tendu et intense.

Il y a ce qu’on appelle le ressort dramatique. Il est simple. Catherine, la trentaine, après des années d’errance comme dit la chanson, revient chercher sa fille de 12 ans, Alba, élevée par Elisabeth, la mère de Catherine. Ni la mère ni la fille de cette revenante n’apprécie ce retour.

C’est un quasi kidnapping. La grand-mère ne se laissera pas faire, la gamine non plus. Elles ont toutes les raisons du monde. La mère a sa déraison à elle, et ses émotions.

Un «ressort dramatique» comme celui-là peut fabriquer une infinité de mélos et de pamphlets au service de n’importe quelle idée préconçue, conventionnellement familialiste ou conventionnellement libertaire –ou les deux à la fois, on en a vu récemment plusieurs exemples (entre autres La Belle Vie et  Vie sauvage).

La réussite de ce film, coécrit par la réalisatrice avec la romancière Marie Nimier, est d’échapper à ces mécanismes de départ, pour inventer, et inciter ses spectateurs à trouver une infinité de relations avec les personnages, et avec ce qui les unit –et les oppose.

La mise en scène ne juge personne. Le scénario n’assigne personne à une fonction, encore moins à un statut moral. Les trois protagonistes ne formeront jamais un triangle, chacune suit sa trajectoire, influencée par les forces d’attraction et de répulsion, de séduction et de contrainte des deux autres. Chacune est un champ de forces, produisant sa propre énergie, aux polarités contrastées. Le film naît des interférences entre ces forces mouvantes. (…)

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Au hasard de Cannes, Garrel, Rasoulof, Gitai, Li, Hong: des nouvelles du monde, heureusement

Tandis que la compétition officielle, à de rares exceptions près, continue d’osciller entre médiocre et lamentable, on trouve ici et là dans le festival, venus d’un peu partout et dans des registres très variés, bien des raisons de se réjouir.

1.L’Amant d’un jour, Philippe Garrel

À tout seigneur tout honneur, et Philippe Garrel est assurément un prince. Prince somptueux d’un noir et blanc donc chaque plan bouleverse, prince ascétique transformant en pur diamant la plus minime des histoires de couple et de jalousie, prince généreux filmant chaque acteur, chaque actrice surtout –ici les jeunes Louise Chevillote et Esther Garrel– avec une sensualité, une affection, un sens de la beauté venue d’un atelier de Florence à la Renaissance, quand sur les tableaux la moindre apparition était un miracle de grâce. Cela se nomme L’Amant d’un jour, c’est le nouveau miracle d’un poète de la caméra.

2.Un homme intègre, Mohammad Rasoulof

 

Réapparu après l’impressionnant Les manuscrits ne brûlent pas, film de dénonciation du régime policier iranien, mais jamais distribué, l’ancien proscrit Mohammad Rasoulof présente un remarquable film politique au scénario de western et à la mise en scène de thriller.

Un homme intègre conte l’histoire d’un fermier en bute à l’hostilité de ses voisins dans une petite ville du Nord du pays. Et c’est, dans une atmosphère de tension extrême, la mise à nu des ressorts d’oppression et de discrimination, servie par une impressionnante interprétation.

 

3.À l’Ouest du Jourdain, Amos Gitai

Du Moyen-Orient aussi, et de la résistance à un pouvoir autoritaire et manipulateur aussi, mais du côté documentaire, voici À l’Ouest du Jourdain. Amos Gitai y part à la rencontre des Israéliens qui, dans les territoires envahis par les colons avec le soutien désormais explicite du gouvernement, témoignent des violences illégales perpétrées en permanence contre les Palestiniens. (…)

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Lettre pour « Elle »

045630À propos de quelques polémiques autour du film de Verhoeven, pour le droit à la différence dans la manière d’accueillir les œuvres –de cinéma ou autres.

Il y a comme une agitation  autour du nouveau film de Paul Verhoeven, le très remarquable Elle. Comme souvent, cet emballement attisé par les réseaux sociaux résulte de la confusion de plusieurs causes, qui sont en l’occurrence autant de fausses pistes. Tentative de démêler cet écheveau, avec l’espoir que cela puisse aussi contribuer à regarder autrement d’autres films.

1.Les porte-parole anti-Elle projettent sur le film leurs réflexes de militantes féministes au lieu de le regarder

Celles et ceux qui se sont manifesté-e-s, notamment sur ce pamphlet qui ne craint pas le titre racoleur, ou sur Facebook à l’initiative du collectif Les Effrontées, savent ce qu’il faut dire et faire face au viol: «Vous voulez savoir ce qu’est un thriller féministe? Ce serait un film où l’héroïne poursuit son violeur, le retrouve, découvre qui il est, l’émascule, le défigure, le fait enfermer ou se venge d’une manière ou d’une autre», écrit ainsi la porte-parole du groupe FièrE.

Elle réclame donc une variante du classique Revenge Movie, genre qu’elle trouverait sans doute détestable si Clint Eastwood ou Charles Bronson allait buter l’assassin de ses enfants, mais modèle qui deviendrait souhaitable s’il épouse la ligne de combat qui mobilise ce groupe.

Comme tout discours militant, celui-ci n’admet que les films de propagande «dans le bon sens», ne tolère rien qui fasse place à la complexité, au trouble. La Cause –est-il besoin d’ajouter: aussi juste soit-elle?– ne tolère que la dénonciation. Dès lors il n’y a plus place pour ce qui mérite d’être nommé «œuvre», mais uniquement pour la diatribe, d’avance justifiée par la puissance dominatrice de l’adversaire. C’est réduire le cinéma au rang, d’ailleurs légitime, mais très limité, de Guignol –exemple récent: Merci Patron.

Et dès lors il est logique que ces spectateurs-trices ne voient ni n’entendent ce qui advient effectivement dans le film –la complexité, le mystère, mais surtout la violence de la réaction du personnage joué par Isabelle Huppert, ainsi que la multiplicité ludique et ouverte des ressorts qui l’animent, et qui animent les autres protagonistes, surtout féminins.

Ces spectateurs-trices ne voient que le fait que le film commence par un viol, ce qui appellerait une suite unique. Dès lors qu’Elle, et «elle», la femme violée, ne suivent pas ce qui est supposé être programmé par un tel début, le film est dans l’erreur et doit être condamné. Procédure de jugement dogmatique dont le modèle se perd dans la nuit des temps, une nuit très sombre.

Le film fait et dit pourtant non pas une mais vingt autres choses. Il réserve en particulier des places autrement fines et stimulantes –stimulantes parce que non conventionnelles– aux autres femmes, surtout celles jouées par Anne Consigny et Virginie Efira. S’il y a des personnages faibles et médiocres dans ce film, ce sont bien les mâles.

La même disposition d’esprit, qui verrouille d’emblée la vision du film, rend évidemment irrecevable une de ses dimensions principales: Elle est une comédie. Pas uniquement une comédie mais d’abord un comédie. Une comédie noire et bizarre, mais une comédie.

Une comédie qui commence par un viol, ah mais ça c’est interdit! Bon. Dommage, la comédie, c’est pourtant un assez bon moyen de reposer les questions. À condition de ne pas être sûr(e) d’avoir déjà toutes les réponses.

2.Celle qui est violée au début de Elle s’appelle Michèle. Michèle n’existe pas.

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« Elle » et les sortilèges

aL’association parfaite de Paul Verhoeven et d’Isabelle Huppert engendre un film tourbillon autour d’une figure féminine d’une puissance exceptionnelle.

Brutale, l’agression. Irruption, coups, viol, insultes. L’homme masqué a frappé et disparu. Le chat n’a pas moufté.

Elle, sonnée. Meurtrie. Agressée dans sa chair, dans son intimité, dans sa demeure cossue de banlieue chic, dans son habitude de maîtriser les choses et les gens.

Elle, elle ne fera pas ce que la plupart ferait. Ne se plaindra ni ne portera plainte. Agressée peut-être; victime, certainement pas. Mais qui est-elle?

S’ouvrant sur une scène violente, le film fait mine d’en décrire ensuite les protagonistes, les circonstances, les antécédents. Michèle (Isabelle Huppert) est une femme d’affaires qui dirige sans états d’âme une entreprise de jeux vidéo où le porno et la violence sont des ressources profitables.

Elle fut jadis directement mêlée –mais jusqu’où?– à un fait divers sanglant. Elle est aussi, entre autres, l’amante du mari de son associée et l’accueillante voisine d’un jeune couple de bourgeois réac bon teint, surtout assez attirée par le monsieur.

Patronne implacable, femme séductrice et manipulatrice, elle se découvre vulnérable, se sent aussi menacée par le retour dans l’actualité des meurtres atroces commis autrefois par son père, ou par la faiblesse geignarde de son ancien mari, ou par l’esprit d’opposition de son plus brillant informaticien, ou par l’infantilisme de son fils… Sa manière de répondre sera moins le résultat d’une stratégie que la manifestation de la force même qu’elle incarne.

Ailleurs, les situations mises en place feraient une ou plusieurs histoires, peut-être trop. Ici cela fait autre chose: Elle n’est pas un récit, Michèle n’est pas un personnage.

Elle est une plongée en chute libre dans les puissances obscures de la psyché, celles qui guident les comportements collectifs comme les actes individuels, en plus, à côté ou à rebours des règles morales et sociales. (…)

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Elle de Paul Verhoeven. Avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Anne Consigny, Charles Berling, Virginie Efira, Judith Magre. Durée: 2h10. Sortie le 25 mai.

Les séances

Cannes jour 12 : «Elle» domine le débat

342104Présenté le dernier jour de la compétition, «Elle» de Paul Verhoeven pourrait bien mettre tout le monde d’accord à l’heure de la clôture d’un Festival où, à l’écart de la compétition, il fallait aller chercher dans la plus modeste des sections parallèles, l’ACID, la plupart des autres films intéressants découverts à Cannes cette année.

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«L’Avenir» ou le pas de la vie

huppertL’Avenir de Mia Hansen-Løve, avec Isabelle Huppert, André Marcon, Roman Kolinka, Edith Scob. Durée: 1h40. Sortie le 6 avril.

À quoi cela tient-il? Peut-être, par exemple, à la démarche. À un rythme, un élan, le bruit des talons. C’est très physique, en tout cas. Dans ces montagnes où se termine le film, on dit «le pas» pour le passage entre deux sommets.

Il s’agit d’une traversée, d’un col à franchir dont on ne voit pas l’autre versant, dont on ignorait même qu’il se trouvait là, épreuve, rupture dans le fil des jours. Nathalie, comme toute personne réputée adulte sait ça, doit faire face à des tournants, de l’inattendu, un monde autre qui soudain peut devenir vôtre, de gré ou de force. De là à le vivre…

Nathalie le sait peut-être même un peu mieux, elle qui fait métier et passion de l’étude des idées, celles qui accompagnent et réfléchissent ce que c’est qu’être dans la vie –donc aussi avec la mort. Elle qui, chaque jour, adulte parmi ceux qui ne le sont pas encore, s’occupe de partager ce savoir, prof de philo dans un lycée parisien, gourmande d’échanges et de débats autant que pédagogue rigoureuse.

Un tel métier, une telle passion, cela colore la capacité de faire avec les remous de l’existence, guère plus. Après… Les crises et le déclin de sa mère, son couple qui se brisent, les grands enfants qui suivent d’autres chemins, la séduction possible et impossible d’un ancien élève, l’exigence sans espoir d’une fidélité à une qualité des choses dont l’époque ne veut pas, l’affection et la peur. Pour elle comme pour chacun, même si pour chacun d’une manière un peu particulière.

C’est le tissu même des jours, la trame d’une existence qui n’existe que de gestes, de vibrations de voix, d’accélération ou de ralentissement d’un pas, de suspens d’une phrase.

Elle filme ça, Mia Hansen-Løve. Elle joue ça, Isabelle Huppert. Elles le font ensemble. C’est comme si c’était exactement le même flux, celui du récit et de sa mise en scène, celui de l’interprétation. Le film en palpite, de cette union secrète, qui accompagne les péripéties d’une vie.

Et dès lors L’Avenir, narration d’une totale limpidité, n’est plus, ou plus seulement, la chronique d’une femme, ou l’histoire d’un passage à un ailleurs d’un personnage dans l’âge qui vient.

C’est un flot irisé d’une infinité d’échos, de suggestions, d’harmoniques. Cette aventure de l’existence vaut pour chacun, à n’importe quel âge, de n’importe quel sexe, dans n’importe quelle situation matérielle, sociale, conjugale. (…)

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