«Paradis», «Sages-femmes», «àma Gloria»: affronter des dragons

Dans l’opacité et l’hostilité du monde, des regards à hauteur d’humains.

Documentaire, fiction documentée ou récit autobiographique, les films d’Alexander Abaturov, de Léa Fehner et de Marie Amachoukeli confrontent leurs protagonistes à des monstres disproportionnés.

Trois films qui arrivent sur les grands écrans ce mercredi 30 ont comme enjeu, ou comme horizon, trois problèmes contemporains majeurs: les catastrophes environnementales, les crises de l’hôpital public, les rapports Nord-Sud. À quoi s’ajoute, pour le dernier, une crise encore plus commune, liée à la difficulté de grandir.

Par des chemins cinématographiques complètement différents, Alexander Abaturov, Léa Fehner et Marie Amachoukeli construisent une approche située, à hauteur d’hommes et de femmes (et de bébés, et de petite fille). Ces partis pris minimalistes, loin de réduire la portée de ce que mobilise chaque film, donnent à chacun un ancrage et une proximité qui contribuent à leur force.

«Paradis» d’Alexander Abaturov

Le regretté George Orwell nous l’avait bien dit. Les dictatures se renforcent en faisant dire aux mots le contraire de ce qu’ils signifient. Ainsi l’usage en Russie du terme «zone de contrôle», qui désigne des territoires immenses où on décide de, justement, ne pas contrôler les problèmes qu’y subissent les populations.

Par exemple une grande partie de l’immense zone de Sibérie orientale habitée par les peuples de culture yakoute. Par exemple quand celle-ci est en proie, comme c’est désormais le cas régulièrement, à d’immenses incendies de forêt. La loi russe se résume en l’occurrence à: «Il n’y a pas d’intérêt majeur pour nous dans cette région, tant pis pour eux.»

«Eux», ce sont, entre autres, les habitants de Shologon, une grosse bourgade où le jeune réalisateur russe (installé en France) Alexander Abaturov arrive avec sa caméra à l’été 2021. Il y découvre une communauté confrontée à la menace de ce qu’on y nomme le dragon.

Soit un énorme incendie (il détruira, cette année là, 19 millions d’hectares de forêt), monstre ravageur et rusé qu’il faut combattre avec les moyens du bord. La «communauté», ici, n’est pas un vain mot: l’organisation collective traditionnelle, certaines structures locales héritées de l’ère soviétique, et un usage modeste mais efficace des réseaux numériques se combinent pour inventer des réponses à la mesure des moyens dont disposent ceux que menace le gigantesque brasier.

Abaturov aussi invente ses réponses, des réponses de cinéma, pour accompagner la lutte des habitants. La plus spectaculaire sera, précisément, le refus du spectaculaire. L’incendie n’est pas un spectacle, c’est une menace mortelle –qui se traduit autant par les fumées, l’air irrespirable, la lumière du jour réduite de deux tiers et l’assèchement de zones vitales, que par les jolies grandes flammes qui font si bien sur les écrans.

On voit des flammes dans Paradis mais pas beaucoup, tandis qu’hommes et femmes, jeunes et vieux, connaisseurs de la forêt et collégiennes ou mamies armées de fil et d’aiguille organisent ensemble des formes de résistance. Qui obligent parfois à risquer sa vie, y compris sans être nez à nez avec le «dragon», aux mouvements imprévisibles et parfois ultrarapides.

Des habitants de Shologon devenus combattants du feu. | Jour2fête

Les habitants de Shologon, même avec le renfort d’un unique envoyé de l’administration en charge des crises «naturelles», plein de bonne volonté mais sans moyens –et qui sera finalement rappelé par sa hiérarchie au plus fort du danger–, ne peuvent en aucun cas combattre frontalement une catastrophe de cette ampleur.

Au lieu de quoi, ils déploient tout un arsenal, à la fois inspiré de savoirs traditionnels et imaginatifs, pour réduire les effets de l’incendie, en détourner le cours afin de sauver leurs maisons, diminuer l’intensité des «effets secondaires».

Le titre du film est certes une antiphrase tragiquement ironique, dans un monde marqué par les effets du réchauffement d’origine humaine et les politiques environnementales criminelles des autorités soviétiques puis russes. Mais il dit aussi la vérité d’une forme de rapport au monde, humain et non humain, ô combien réel y compris avec ses dimensions imaginaires.

Et c’est la très remarquable réussite, marquée de la même modestie attentive et opiniâtre que celle des habitants de Shologon, du film d’Alexander Abaturov. Sans doute une des approches les plus justes à ce jour de ce que font des humains face aux immenses menaces auxquelles ils sont –et seront– de plus en plus confrontés. Mais pas sûr qu’ailleurs se trouveraient des conditions, en matière de vie collective et de savoirs, comparables à ce dont sont capables les habitants de Paradis.

Paradis d’Alexander Abaturov

Séances

Durée: 1h28 Sortie le 30 août 2023

«Sages-femmes» de Léa Fehner

Deux jeunes femmes, Sofia et Louise, débarquent dans le service maternité d’un hôpital, quelque part en France. Elles sont les nouvelles sages-femmes, renfort bienvenu mais mal accueilli, leurs collègues étant à ce point surchargées de travail et n’ayant guère le temps de les accompagner dans la découverte des lieux.

Deux femmes en travail, Sofia (Khadija Kouyaté) et sa patiente. | Geko Distribution

Aussitôt, elles sont confrontées à l’extrême tension qui règne dans les chambres de naissance comme dans les couloirs ou dans le lieu de réunion des soignants et soignantes. Louise et Sofia font face, chacune selon son caractère, très différent.

Le cinéma français a davantage montré la vie en milieu hospitalier depuis dix ans qu’au cours de toute son histoire, qu’il s’agisse de fictions ou de documentaires[1]. Plus encore que le Covid, c’est la visibilité de ce qu’on nomme d’un terme à la fois juste et trop vague «la crise de l’hôpital public» qui explique cette attention légitime.

Plusieurs autres films sont d’ailleurs également attendus prochainement, dont le très puissant Notre corps de Claire Simon (le 11 octobre). Fiction aux ressorts-prétextes autour du parcours psychologique de ses deux héroïnes, le troisième long métrage de Léa Fehner convainc surtout par les forces documentaires qu’il mobilise.

Elles se situent essentiellement dans deux registres. D’une part en déclinant la multiplicité des situations, des difficultés, des angoisses, mais aussi des réponses associées à l’accouchement, très au-delà de ce qui le définit.

Et d’autre part, en phase avec ce caractère multiple des situations et des réponses à y apporter, et finalement plus prégnante que l’idée générique de la naissance, de donner la vie, le film se nourrit du grand nombre de plans très concrets, très physiques, liés à cet événement tel qu’il se déroule concrètement. (…)

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Pedro Costa à propos de « Vitalina Varela »: « la lumière vient de Vitalina »

Enfin ! Le 12 janvier sort dans les salles françaises ce qu’il convient d’appeler, n’emploierait-on ce mot qu’une fois par décennie, un chef d’œuvre. Un film d’une puissance à la fois mystérieuse et évidente, que ceux qui depuis 2019 ont eu la chance de le découvrir en festival (dont celui de Locarno, où il a bien sûr reçu la récompense suprême) en gardent un souvenir vibrant.

Accompagnant l’histoire d’une femme venue de son île cap-verdienne à Lisbonne où vient d’être enterré son mari qu’elle n’a pas vu depuis des années, Vitalina Varela est comme un hymne chanté à bouche fermée en l’honneur de la dignité. Un chant de colère et de fierté de celles et ceux que la misère n’abat pas, malgré sa violence toujours recommencée, et sous tant de formes.

Le film est aussi un accomplissement, qui bien sûr n’exclut aucune forme de reprise ou de continuation à l’avenir, d’une œuvre de cinéma exceptionnelle, celle de Pedro Costa. Depuis Le Sang en 1989, il est l’auteur de neuf longs métrages, dont deux documentaires consacrés à d’autres artistes au travail, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à la table de montage dans gît votre sourire enfoui ? et Jeanne Balibar en séance d’enregistrement d’un disque pour Ne change rien, composantes à part entière de sa trajectoire tout comme ses huit courts. Éléments particulièrement marquants de cet ensemble, Dans la chambre de Vanda en 2000 et En avant, jeunesse ! en 2006 (ainsi que Cavalo Dinheiro, 2014, toujours absurdement inédit en France) scandent une recherche sensible, où l’invention de manières de filmer naît littéralement de l’attention aux réalités humaines, physiques, matérielles dans les quartiers pauvres de la capitale portugaise, au carrefour d’une histoire coloniale, des effets de la globalisation et de parcours individuels considérés dans toute leur singularité.

La sortie du film, plusieurs fois repoussée à cause du COVID, est un véritable événement, accompagné de la parution de deux très beaux livres. Caderno de rodagem (Carnet de tournage) est entièrement constitué de photos en noir et blanc prises pendant la réalisation de Vitalina Varela – à l’exception d’un court texte, en portugais et en anglais, à la fin intitulé « Les faits », qui décrit les circonstances dans lesquelles le film a été réalisé (Pierre von Kleist editions). Matériaux Pedro Costa, ouvrage collectif sous la direction de Luc Chessel et Cyril Neyrat, réunit un vaste ensemble de documents de travail dont une très riche iconographie, un entretien avec le cinéaste, des textes de lui et d’une quinzaine d’auteurs autour de son parcours (Éditions de l’Œil). J.-M.F.

Qui est Vitalina Varela ?
Elle a 59 ans. Elle est la plus âgée d’une famille de sept sœurs et deux frères. Elle est cap-verdienne, de l’île de Santiago, qui est l’île principale du Cap-Vert. Elle a été paysanne toute sa vie. Elle a connu un garçon quand elle avait une dizaine d’années, Joaquim, qui a été son premier amour. Vers l’âge de 20 ans, ils se sont mariés. Il est parti peu après, pour travailler comme maçon à Lisbonne, comme tant d’autres dans la même situation. À l’époque, il a promis à Vitalina un billet d’avion pour qu’elle le rejoigne. Arrivé à Lisbonne, il l’appelle, il écrit, promet encore le billet, puis écrit moins, et plus du tout. Il va retourner au Cap-Vert deux fois, la première fois ils commencent à construire ensemble une maison, puis il repart. Il revient, très brièvement, et repart presque aussitôt. A partir de là, il disparaît. Puis il meurt.

Sait-on ce qu’il fait à Lisbonne ?
Il a une existence assez mystérieuse, à des moments il a de l’argent, on ne sait pas très bien ce qu’il trafique. Il y a des histoires de bagarres, puis il est malade, et il meurt. Vitalina, restée au Cap Vert, l’attend, elle continue à construire la maison, qu’elle ne finit pas. Elle a eu deux enfants. En 2013, informée de la mort de Joaquim, elle décide de venir, mais il y a des complications pour l’argent et les papiers, le temps qu’elle réussisse à atteindre Lisbonne, l’enterrement a eu lieu. Elle atterrit à Lisbonne trois jours après. C’est un choc énorme pour elle de ne pas avoir pu voir ni toucher le corps, c’est grave dans la culture à laquelle elle appartient, les rites funéraires sont très importants et précis au Cap-Vert.

Mais elle va rester au Portugal…
Oui, alors qu’elle ne connaît personne à Lisbonne, pas même dans le quartier où habitait Joaquim, un quartier africain, majoritairement cap-verdien. Elle s’installe dans la maison de son mari, une maison très pauvre, en mauvais état, mal aménagée. On ne sait pas exactement pourquoi, mais elle décide de rester, c’est là que je l’ai rencontrée, trois mois plus tard. Au début, elle m’a pris pour un flic, ou quelqu’un des services de l’immigration.

Comment l’as-tu rencontrée ?
Je tournais Cavalo Dinheiro ; comme toujours, mes tournages se font sur plusieurs périodes, selon les possibilités. À ce moment, je cherchais des intérieurs de maisons cap-verdiennes ; un ami de ce quartier m’a parlé de cette maison, m’a dit qu’elle appartenait à un type mort, il la croyait inhabitée. Lorsqu’on y est allés, accompagnés de Ventura[1], la porte s’est ouverte, et Vitalina est apparue, entièrement vêtue de noir. C’était déjà une image de cinéma, elle était très impressionnante et émouvante. J’ai aussitôt voulu qu’elle soit dans le film. En parlant, nous nous sommes aperçus que Ventura et elle étaient cousins éloignés. Très vite, je lui ai proposé de jouer le rôle de la femme qui rend visite à Ventura dans Cavalo Dinheiro. Elle l’a joué avec une immense générosité, mais qui répondait aussi je crois à un besoin pour elle. Dès ce moment, j’ai commencé à penser à faire un film dont elle serait le personnage central.

Comment as-tu construit ce film ?
Pendant six mois, je suis allé la voir chez elle, et on a parlé. Elle m’a raconté son histoire et nous avons discuté de très nombreux sujets. Une des phrases d’elle qui m’a marqué est « un homme n’existe pas sans une femme. » Ce qui était sa manière de dire qu’il était un lâche, qui l’a abandonnée, trompée, et en plus, suprême lâcheté, il est mort. Il a beaucoup été question entre nous de la maison, des maisons, dans l’île de Santiago et à Lisbonne. Les métaphores de maison, de toit, comme abri et comme lieu d’enfermement, sont très fortes pour moi, il y a toujours des maisons dans mes films, avec un rôle important.

Comment vivait-elle ?
Elle était restée enfermée, et isolée, depuis des mois dans la maison de son mari mort. Puis elle avait trouvé un travail de femme de ménage dans un magasin Zara. Ensuite, quand on a commencé à faire le film, nous avons signé un contrat, et elle a été payée pour son travail.

Est-elle intervenue sur la manière dont tu as envisagé de raconter en film son histoire ?
Elle était dans un état émotionnel très intense et tendu. Elle était comme immergée dans ce deuil qu’elle vivait seule dans une maison sombre et inhospitalière, elle était comme cadenassée à l’intérieur de cette tristesse, et plus encore d’une immense colère. Nous, l’équipe du film, quatre personnes en tout, nous avons tous senti que le film était le travail de deuil pour elle, la possibilité de transformer son existence en autre chose que cette prison mentale et affective.

C’est également ce qui se produit sur le tournage ?
Le film s’est transformé pour elle en rite funéraire, celui qu’elle n’avait pas pu accomplir au moment de l’enterrement. Lorsqu’elle construit elle-même l’autel en mémoire de son mari, qu’elle installe les objets, allume les bougies, ce ne sont pas des accessoires de cinéma, pour elle ce sont les éléments matériels et les gestes d’un cérémonial nécessaire. Après plusieurs années, elle fait ce qu’elle aurait dû faire aux obsèques, selon les usages cap-verdiens – et elle n’a aucun problème de le refaire autant de fois qu’on a besoin pour le film, elle ne répète pas, c’est la première fois, c’est le véritable rituel. Moi qui suis sensible à ce qu’il y a aussi de rituel dans le fait de faire un film, je me retrouve très en affinité avec ce qui se passe là. Le travail sur Cavalo Dinheiro lui avait appris ce que c’est de tourner dans un film, en termes de contraintes, d’obligations de recommencer, d’attente, elle y était prête. Elle a été d’une exigence extrême envers ce que nous faisions avec la caméra, la lumière. Le film l’a aidée dans l’épreuve qu’elle traversait, mais elle nous a aidé en retour, elle a donné à tout le processus une sorte d’élévation, de gravité intense.

Le film est entièrement tourné de nuit.
Il y a une raison pratique, qui concerne le son. En journée, ce quartier est très bruyant, alors que passé une certaine heure c’est très calme. Mais il y a surtout une raison plus profonde, une raison de mise en scène. L’obscurité participe du sentiment d’enfermement qui est celui de Vitalina, et que je voulais transmettre. Mais à un moment il m’est apparu impossible de rester uniquement dans ce huis clos, il m’a semblé qu’il fallait qu’elle rencontre quelqu’un, à qui elle pourrait parler, et parler sans cette rancœur qu’elle éprouve envers les autres hommes du quartier.

D’où l’apparition du prêtre…

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