«Godland» et «Les Huit Montagnes», odyssées terrestres

 
Quelles places pour les humains et leurs images dans la nature? Lucas (Elliott Crosset Hove) dans Godland.

Le même jour, deux films manifestent, de manière bien différente, comment mettre en jeu des aventures d’hommes en faisant une large place à leurs relations avec les autres êtres.

Ce 21 décembre sortent en salles deux films qui, chacun à sa façon, font large place à «la nature». Dans les Alpes du nord de l’Italie (et un peu au Népal) pour celui des réalisateurs belges Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, dans les plaines, les marais et les montagnes d’Islande pour celui du cinéaste islandais Hlynur Pálmason.

Chez les uns comme chez l’autre, des personnages vivent des aventures comme le cinéma en raconte depuis que les comptables ont ajouté l’exigence du scénario à la fabrication des films, selon la formule stimulante de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. Ils racontent chacun une histoire.

Mais ils le font en instaurant entre les humains, leurs actes et leurs sentiments, et ce qu’on appelle désormais le non-humain des relations pour une part innovantes, et pour une part assez conventionnelles mais dans un contexte, celui d’aujourd’hui, où cet enjeu est conçu et interrogé autrement que jadis.

Les westerns et leurs dérivés, jusqu’à La Forêt d’émeraude ou Avatar (le premier, il n’en reste rien dans le parc de loisir artificiel du n°2) comme des films inspirés de Giono, Dersou Ouzala de Kurosawa comme une part du cinéma soviétique d’après-guerre, pour ne citer que quelques exemples qui viennent spontanément à l’esprit, ont fait de l’environnement naturel où évoluent leurs personnages au moins un peu plus qu’un décor, parfois un sujet, parfois un protagoniste modifiant le sort de celles et ceux dont l’histoire était contée.

Pourtant, dans le cinéma de fiction, il faut attendre le XXIe siècle pour que non seulement «la nature» devienne un personnage à part entière, mais que la mise en scène en soit profondément modifiée, remettant en cause la centralité des individus dans les récits.

Des mises en scène pas entièrement centrées sur les personnages

L’exemple le plus évident est sans doute l’œuvre du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Palme d’or en 2010 avec Oncle Boonmee et dont tout le cinéma accueille des formes inspirées par le monde animal, végétal, minéral…

Mais les films de l’Argentin Lisandro Alonso, du Tunisien Ala Eddine Slim, de l’Américaine Kelly Reichardt, de l’Italien Michelangelo Frammartino, ou certaines réalisations de la Japonaise Naomi Kawase sont autant d’exemples de narrations assumant la fiction tout en déplaçant radicalement les organisations de l’espace et du temps définis par leur seul rapport au personnage humain.

De manière regrettable mais prévisible, ces approches éloignées des habitudes de la grande majorité des spectateurs se trouvent marginalisées par le marché tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Elles ont pourtant un rôle important à jouer dans la modification, grâce aux puissances du cinéma, de nos perceptions, sensorielles mais surtout affectives et imaginaires.

Ce rôle est nécessaire auprès de toutes et tous, y compris celles et ceux qui sont convaincus des enjeux liés à l’écologie: on ne voit que trop bien combien la conviction de principe en faveur de comportements écologiques ne suffit pas à transformer en profondeur nos façons d’habiter la terre.

 

Quand les pierres, le ciel et les nuages tiennent plus de place que les figures humaines, non seulement sur l’écran mais dans l’imaginaire. | Pyramide distribution

En quoi, aussi légitime soit-il, le cinéma explicitement dédié à la mobilisation est très insuffisant face aux modifications des manières de penser et d’agir qu’appelle l’ampleur des catastrophes déjà en cours et de celles, bien pires, qui se profilent.

Godland et Les Huit Montagnes occupent l’un et l’autre une place intermédiaire sur cet arc des modifications dans les manières de filmer, et de faire ressentir l’inscription des histoires humaines dans un monde qui exige de faire place aux non-humains de manière significative.

Cette place intermédiaire, à mi-chemin entre conformisme anthropocentré (y compris avec «amour de la nature» conventionnel) et mise en crise en profondeur des manières de filmer héritées de cette longue tradition, est importante.

Il est en effet certain que les films de rupture, aussi nécessaires soient-ils, ne suffiront pas à opérer les déplacements indispensables. Chacun à sa façon, le film de Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch et celui de Hlynur Pálmason participent de ces indispensables déplacements. Ces façons ne sont pas les mêmes, et s’il n’y a guère d’intérêt à les opposer, il y a quelque bénéfice à les faire contraster.

«Les Huit Montagnes»

Adapté d’un best-seller de Paolo Cognetti (transposition qui se sent un peu trop tout au long du film), le premier conte l’amitié littéralement à la vie à la mort de deux garçons, Pietro et Bruno, l’un fils des villes et l’autre d’un village de montagne, qui conservent ce lien affectif intense à l’âge adulte.

 

Si Bruno refuse de bouger de ses alpages, où il tente de vivre comme éleveur selon les méthodes traditionnelles, Pietro part courir le monde, mais revient toujours auprès de son ami.

On sait depuis Alabama Monroe (dont Charlotte Vandermeersch était coscénariste) l’habileté de Felix van Groeningen à faire jouer les ressorts sentimentaux. Au service d’une philosophie un peu simpliste, les deux hommes auxquels est consacré le récit ont dans le film des présences sans grande épaisseur au-delà de la fonction qu’ils incarnent. Et très clairement concentrés sur leur performance individuelle, les deux acteurs, qui sont de grandes vedettes en Italie, Luca Marinelli et Alessandro Borghi, n’aident guère à donner plus de nuances à Pietro et Bruno.

Mais dès lors, les montagnes, la neige, la végétation aux différentes saisons, les sensations du chaud et du froid, la dureté des pierres, les états du bois comme ceux du ciel acquièrent dans Les Huit Montagnes une présence considérable, et finalement bien plus touchante.

Cette présence des non-humains de toutes sortes infuse d’un questionnement actuel, et autrement aigu, la fable sur les vertus comparées de l’attachement à son centre et de la nécessité d’aller explorer, question supposée au cœur du récit mais guère mise en valeur même si le titre s’y réfère.

Bien mieux que les «huit montagnes» mythologiques et métaphoriques auxquelles il se réfère, ou que les acteurs incarnant la fiction, ce sont les sommets et les vallées du Val d’Aoste les véritables vedettes et les personnages émouvants.

Les Huit Montagnes

de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

avec Luca Marinelli, Alessandro Borghi

Durée: 2h27

Séances

Sortie le 21 décembre 2022

«Godland»

Il en va très différemment avec le troisième long métrage de l’auteur du déjà très remarquable Winter Brothers.

Godland raconte le voyage d’un jeune pasteur danois à travers les rudes paysages islandais à la fin du XIXe siècle. Envoyé pour construire une église dans un coin isolé de l’ile, il est accompagné d’insulaires mal disposés envers un représentant d’un pays sous la domination duquel se trouvait alors le leur depuis 500 ans.

 

Lucas brûle d’une flamme conquérante, où se consument ensemble sa foi, sa volonté de puissance et sa curiosité pour ce monde qu’il ignore. Au fil des épreuves qui jalonnent son chemin, tempêtes, monture rétive, fleuves en crue et montagnes escarpées, il perdra la grande croix qu’il transporte, mais pas l’appareil photographique sur trépied avec lequel il enregistre visages et paysages. Au loin rougeoie une éruption volcanique.

La seconde partie du film se passe dans le village où Lucas s’établit pour bâtir son église, et où il se lie avec une jeune femme et sa famille. S’ensuivront idylles, conflits et manigances, qui scandent les évolutions intimes du personnage principal.

Mais dans la partie sédentaire du film comme dans sa partie itinérante, les conditions climatiques, les animaux, la présence des éléments, de la terre et des rocs, des intempéries et du froid, sont captés à égalité avec les êtres humains qui y évoluent selon des motivations souvent en partie obscures, ou contradictoires. (…)

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«Le Grand Dérangement», pour mieux regarder et raconter le monde

Une image des dégâts causés par l’ouragan Sandy à Manhattan en 2012, qui n’a pas nourri l’imaginaire littéraire.

Le livre d’Amitav Ghosh raconte avec verve combien la crise climatique exige de modifier nos manières de raconter et les points de vue qui nourrissent nos imaginaires.

Pourquoi je n’ai jamais raconté ça? Au début de son livre, l’écrivain s’interroge. Il se souvient d’avoir vécu une expérience extrême, lorsqu’en pleine ville, à Delhi, il s’est trouvé pris dans une tornade d’une exceptionnelle violence, dévastant le quartier où il se trouvait et faisant de nombreuses victimes.

Romancier et essayiste, Indien (bengali) vivant et enseignant aux États-Unis, Amitav Ghosh est l’auteur de neuf livres de fiction et de six essais. Certains de ses romans auraient pu aisément recycler de manière dramatique cette expérience traumatique. À partir de son propre cas, il s’interroge sur la difficulté pour la littérature, hormis certains genres, de faire place à la catastrophe environnementale en cours, en tout cas à la mesure de sa gravité.

Un autre exemple frappant concerne la quasi-absence, dans la production littéraire récente, de l’événement peut-être le plus spectaculaire expérimenté par une métropole occidentale, le black-out et l’inondation gigantesque de New York sous l’effet de l’ouragan Sandy fin octobre 2012.

Le livre The Great Derangement. The Climate Change and the Unthinkable date de 2016. On pourrait croire que sa traduction française, dotée d’un nouveau sous-titre, D’autres récits à l’ère de la crise climatique, arrive un peu tard, et que ce qui mobilisait l’attention de l’auteur n’est plus de mise. Il n’en est rien.

Le roman, dépassé par la catastrophe

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, Le Grand Dérangement se déploie sur deux niveaux différents, mais articulés. Le premier concerne le métier d’écrivain, et la manière dont ce qui est en train d’arriver à la planète Terre affecte, ou pas, des récits qui s’y déroulent tous (hormis la science-fiction et la mythologie). Observant la quasi-absence des enjeux environnementaux des romans qui ne relèvent pas de ces genres (auxquels on pourrait ajouter la littérature enfantine), Amitav Ghosh y voit l’effet de la nature même de ce genre littéraire toujours dominant.

À partir du XIXe siècle, le roman est la traduction dans l’ordre du récit d’une conception du monde fondée sur des évolutions progressives et quantifiables, garantes d’un certain ordre général, conception qui prévaut des sciences de la terre à l’économie. S’y serait ajoutée plus récemment, sous l’influence de la montée en puissance de l’individualisme, «la prééminence du “je”» qui voit notamment l’autofiction l’emporter sur ce qu’il appelle «l’être-au-monde».

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, «Le Grand Dérangement» se déploie sur deux niveaux différents.

Aux constructions narratives d’un monde tout en graduations, où des péripéties et des variations d’amplitudes considérables peuvent bien sûr nourrir le récit, mais à l’intérieur d’une conception «continuiste», Ghosh repère comment la crise environnementale oppose ce qu’il nomme «une résistance scalaire»: le télescopage entre éléments incommensurables, l’irruption «de forces d’une ampleur impensable qui créent des connexions insupportablement intimes sur de vastes étendues de temps et d’espace».

Et si les genres qui relèvent du fantastique, toujours considérés comme mineurs, acceptent eux ces ruptures d’échelle, leur influence reste limitée du fait de n’être pas considérés comme des genres «sérieux» malgré leur succès commercial. En somme, ils souffrent d’être le plus souvent tenus pour de la littérature dite d’«évasion» alors qu’ils sont, ou au contraire pourraient être des voies d’accès au réel.

Raconter autrement

Chemin faisant, Ghosh déplace à juste titre le cœur de son interrogation. Il ne s’agit pas tant de mentionner des effets de la crise climatique et des autres dérèglements environnementaux dans le cadre de narrations que de raconter autrement, en prenant acte dans les récits eux-mêmes, du bouleversement des rapports entre être humains et non-humains, entre vivants et êtres perçus comme inertes, du sens des mots et de l’organisation des phrases. Et plus profondément de notre manière de nous représenter la réalité et de nous la raconter: «Ne nous y trompons pas: la crise climatique est aussi une crise de la culture et de l’imagination.» La possibilité de faire face à cette crise dépend de la capacité à modifier aussi ces paramètres. (…)

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Penser, écrire, agir dans un monde abimé – à propos d’un numéro de « Critique »

NB: ce texte est paru sur AOC le 25/03/2019

Coordonné par Marielle Macé et très irrigué de la pensée de Bruno Latour, un somptueux numéro spécial de la revue Critique invite à se pencher sur l’urgence des enjeux écologiques. Réunies sous le titre « Vivre dans un monde abimé », quatorze contributions y livrent, sans résignation ni désespérance, leurs propositions et pistes de réflexion.

 

Intitulé « Vivre dans un monde abîmé », le numéro 860-861 de janvier-février de la revue Critique (Éditions de Minuit) offre un extraordinaire ensemble de propositions et de réflexions, parmi les plus riches qui se puissent lire en ce moment sur les enjeux essentiels de ce temps. Ce monde abimé est bien évidemment notre monde, victime de saccages « écologiques, économiques, relationnels et politiques » comme le rappelle l’avant-propos. Les contributions ici réunies témoignent du moins de combien ces conditions exigent de réinvention de la pensée et de rapport au monde, et comment nombreux sont ceux qui, par leur action intellectuelle et concrète, répondent à cette exigence. Sans aucune possibilité d’exhaustivité, évidemment, ce numéro de Critique offre néanmoins un édifiant, et finalement réjouissant panorama des éléments de réponses aux réalités contemporaines.

Bien que Bruno Latour n’ait pas lui-même contribué à ce numéro coordonné par Marielle Macé, sa pensée l’irrigue entièrement, et il n’est pratiquement aucun des quatorze articles composant cette livraison qui n’y fassent référence. Parmi eux, un texte d’Emanuele Coccia consacrés aux deux derniers livres parus de Latour, Face à Gaïa et Où atterrir ? (tous deux aux éditions La Découverte), en explicite la cohérence et la richesse féconde avec un sens de la synthèse remarquable. Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un penseur majeur comme Coccia, désormais bien repéré grâce à l’importance de son La Vie des plantes, se consacrer entièrement à l’éclairage de la pensée d’un autre. Son texte, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », accompagne les cheminements qui ont permis à Latour de relier la critique des modernes, la compréhension des processus scientifiques et l’interrogation des modèles de sciences politiques pour élaborer une stratégie théorique reconfigurant l’ensemble des relations entre les êtres, en-deçà des distinctions entre humains et non-humains, individu et société. Il se trouve que la conjoncture est en train de donner à la réflexion et aux travaux de Latour une cohérence concrète d’une ampleur inédite, dont le texte de Coccia éclaire les fondements théoriques autour de la figure conceptuelle de Gaïa, quand les exigences de démocratie directe, la référence aux cahiers de doléance autant que les derniers soubresauts de la (non-)politique environnementale inscrivent les travaux de Latour dans l’actualité quotidienne la plus vive.

« Vivre dans un monde abimé » se compose de quatorze textes, dont deux entretiens. Il entretisse des propositions dont on peut dire, en assumant le côté schématique d’une telle division, qu’elles sont pour certaines principalement centrées sur des pratiques, et les autres principalement centrées sur une approche théorique. Parmi les premières, appuyées sur des expériences concrètes du « monde abîmé » dont la catastrophe environnementale planétaire est à la fois l’horizon et dans une certaine mesure le masque, ou du moins la simplification paralysante, figurent exemplairement les réflexions inspirées à la sociologue Sophie Oudard par ses enquêtes de terrain à Fukushima. Elle les inscrit ici dans une histoire plus longue du traitement des catastrophes nucléaires, dans leurs gigantesques différences, depuis Hiroshima et avec Tchernobyl en position pivot – figure limite, mais aussi prototypique, du monde abimé. Très différent et pourtant en totale congruence apparaît la description par Enno Devillers-Peña de l’admirable travail développé par l’association DingDongDong. Cet « Institut de coproduction de savoir » sur la maladie de Huntington, constitué à l’initiative d’Émilie Hermant et de Valérie Pihet, développe à partir de la singularité de cette pathologie et en y associant toutes les personnes qui, à des titres divers, y ont affaire, des stratégies et des pratiques qui s’avèrent exemplaires pour penser aussi les multiples problématiques suscitées par ce «monde abîmé», et appelé à l’être de plus en plus, qui est le nôtre.

Ainsi, également, de la conversation avec le jardinier Gilles Clément et le politologue Sébastien Thiery. Ils déploient la multiplicité des gestes, mais d’abord des manières d’aborder les situations qui caractérisent le travail de l’auteur du Jardin planétraire et celui du fondateur et animateur de l’association PEROU qui travaille avec les migrants et les laissés pour compte à l’invention de nouveaux rapports aux représentations, et en particuliers à l’espace. Ainsi de la juriste et philosophe politique Isabelle Delpla, spécialiste des situations de post-conflit et de post-génocide. À partir notamment de ce qui s’est passé (continue de se passer) en Bosnie, « monde abimé » ô combien, elle développe le concept de « pays vide ». Formulation discutable – à bien des égards la réflexion actuelle tend au contraire à peupler davantage, et autrement, les territoires du monde abimé – mais proposition très suggestive de penser à partir de la « vulnérabilité des formes politiques qui semblaient jusqu’alors les plus établies », à commencer par les états-nations. Et bien entendu l’article de Nathalia Kloos « Lutter dans un monde abimé », qui présente deux ouvrages dédiés à des actions reconfigurant l’action politique et citoyenne, notamment avec les ressources de l’écoféminisme, Reclaim d’Émilie Hache et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (tous deux dans la collection « Sorcières », Cambourakis éditions).

Un second fil directeur au sein de ce numéro de Critique met en valeur la réflexion de plusieurs grandes figures repères de cette pensée de l’action aux temps de l’anthropocène.  Outre Bruno Latour, la plus repérable, et à bien des égards la plus importante, est la philosophe féministe Donna Haraway, dont Thierry Hoquet présente la pensée transgressive, stimulante et sans cesse en mouvement à partir de son ouvrage Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (pas encore traduit en français), et qui déploie et actualise la pensée de l’auteure du Manifeste Cyborg. C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway (et aussi Philippe Descola, Isabelle Stengers et Vinciane Despret, autres références décisives) qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient, telle que divers néologismes entendent la qualifier à l’enseigne de la collapsologie et des Extinction Studies.(…)

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«Voyage à Yoshino», le film-forêt de la sorcière du cinéma Naomi Kawase

Ample poème animiste, le nouveau film de la réalisatrice japonaise actuellement célébrée au Centre Pompidou entraîne dans les sous-bois du désir et de la mémoire.

Les arbres sont les héros. Grands, fiers, affrontant les vents puissants, les armes bruyantes et meurtrières des hommes. Un peu comme le grand roman de cette rentrée, L’Arbre monde de Richard Powers, le nouveau film de Naomi Kawase raconte des histoires d’humains, mais en inventant un rapport à l’espace, au temps et à l’imaginaire qui serait inspiré de l’organisation des végétaux.

Le titre français avec son petit air Miyazaki (une référence non seulement très honorable mais tout à fait en phase avec ce film) cache le véritable titre, qui s’inscrit sur l’écran peu après le début de la projection: Vision.

«Vision» est supposé être le nom d’une plante médicinale aux pouvoirs puissants, celle que cherche la voyageuse écrivaine jouée par Juliette Binoche. Cette herbe magique, c’est bien sûr le cinéma lui-même, tel que le pratique la réalisatrice de La Forêt de Mogari et de Still the Water.

La voyageuse française s’appelle Jeanne. Dans la grande zone de montagnes boisées qui entoure l’antique cité de Nara, elle rencontre un garde forestier, Tomo. Voyage à Yoshino n’est pas leur histoire.

Du moins pas plus que celle du chien blanc qui accompagne Tomo dans ses randonnées. Ou l’histoire de la mort et de la vie de celui-ci et de celui-là. Ou celle de la dame qui connaît les herbes et dit qu’elle a 1.000 ans, d’un jeune homme blessé trouvé dans un fossé. D’un amant passé ou peut-être dans une autre vie, si ce n’est pas la même chose.

Branché sur mille autres

La circulation dans les histoires, les souvenirs, les rêves, les rencontres épouse les formes de ces plantes qui se développent en réseaux, souterrains, sans début ni fin, solidaires et différentes. Et là, on songe à Deleuze et Guattari et à leurs rhizomes devenus un pont-aux-ânes de la philo contemporaine si telle est notre tasse de thé vert, mais surtout au sensuel et joyeux Champignon de la fin du monde, maître ouvrage de l’anthropologue Anna Tsing traduit l’an dernier, et véritable matrice inconsciente du film.

Dessine-moi un rhizome…

Rhizomatique, lui aussi, ce film qui ne cesse d’appeler des échos, des correspondances, avec d’autres images, d’autres récits, d’autres approches. Cinéastes, écrivaines et écrivains, philosophes, anthropologues: chercheurs et artistes inventent en ce moment des formats qui prennent acte d’un autre rapport au monde. Il s’inspirent éventuellement d’héritages traditionnels non-occidentaux (c’est le cas de Kawase) mais en relation avec les enjeux politiques –donc environnementaux– les plus contemporains.

Sorcière du cinéma, habitée de forces sensorielles dont il n’importe pas de savoir dans quelle mesure elle les maîtrise, Naomi Kawase inverse grâce à l’art qu’elle pratique les puissances du temps et de l’espace à l’œuvre dans la nature. (…)

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Cannes/3: « Mad Max »+Kawase+Kore-Eda=Cannes, terre de contrastes

FURY ROAD

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En sélection officielle, le Festival était marqué ce jeudi 14 mai par trois films assez différents –on s’évitera de perdre du temps sur un quatrième, l’épouvantable Conte des contes, de Matteo Garone, en compétition officielle, navet hideux dont absolument rien d’avouable ne justifie la sélection. Disons qu’il porte avec lui l’espoir qu’on ait déjà vu le plus mauvais film de tout le festival, toutes sections confondues, ce qui est plutôt réconfortant pour l’avenir.

Mais revenons à nos trois films dignes d’intérêt. Soit, d’un côté, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-Eda (en Compétition), et An, de Naomi Kawase (en ouverture d’Un Certain Regard), et de l’autre Mad Max: Fury Road, de George Miller (Hors Compétition). Deux films japonais d’une exquise délicatesse et un film d’action américain de l’autre peuvent très bien faire une bonne journée de festivaliers. Le propos n’est pas ici de les opposer, mais au contraire de souligner que, avec leurs extrêmes différences, ils ont entièrement leur place, au Festival et sur les écrans de France et du monde.

Au nouveau Mad Max, on peut et doit adresser deux reproches, le terrible manque de charisme du remplaçant de Mel Gibson, Tom Hardy, et la laideur embarrassante de la matière numérique des images. Mais, pour le reste, avec une adresse assez virtuose, le scénario et la réalisation réussissent à associer ancrage dans le récit fondateur de la saga et prise en compte de l’état actuel du spectacle cinématographique, vigueur impressionnante des plans, récit qui fait mine de croire assez à sa propre histoire pour ne pas en faire un simple prétexte à une débauche d’explosions et de massacres, esthétique plutôt réussie de la ferraille et des corps extrêmes, et même actualité politique (les allusions au djihadisme sont à la fois claires et pas stupides).

Le ressort dramatique principal, pas vraiment hollywoodien (du moins dans l’acception bourrine du terme, volontiers associée à ce genre de production) est que chacun(e) peut sortir de la voie qui lui est tracée, ou qu’il ou elle s’est tracée. Cela vaudra pour ce vieux Max comme pour l’intéressante amazone à un bras qui lui sert de principal contrepoint (Charlize Theron), pour un zombie-warrior complètement givré comme pour une poignée de pin-ups improbables directement propulsées d’un défilé de mode dans le désert à feu et à sang. Et pour ce qui est de péter en tout sens, pas de problème, on est servi –comme c’est ce qui est prévu, on ne voit pas pourquoi on s’en plaindrait.

Vertus infinies des effets de montage des festivals, qui font se parler des films fussent-ils aussi différents que possible les uns des autres: Mad Max est bâti sur deux arguments qui sont chacun au cœur d’un des deux films japonais du jour. Il y est en effet question de ce qui fait communauté, comme construction et non comme acquis, et d’environnement. (…)

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Le documentaire sur l’environnement peine à respirer

lignepartageeauxDes films récents comme «La Ligne de partage des eaux» ou «Holy Land Holy War» témoignent de la difficulté de ce genre très présent dans les salles à transformer une inquiétude légitime en oeuvre de cinéma.

Mercredi 23 avril est sorti en salles La Ligne de partage des eaux, de Dominique Marchais, un documentaire consacré à plusieurs enjeux environnementaux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas seul –ni le seul documentaire, ni le seul à se soucier d’écologie.

Depuis une quinzaine d’années, profitant de certains dispositifs réglementaires et de l’effet d’une poignée de succès de box-office (Être et avoir, Le Cauchemar de Darwin), le nombre de documentaires sur les grands écrans ne cesse d’augmenter. En quinze ans, il est passé d’environ 40 à plus de 90 longs métrages.

Qui porte intérêt à la diversité des films et revendique la pleine appartenance de ce genre au cinéma devrait s’en réjouir. Les choses sont pourtant moins simples.

Car si on trouve en effet quelques véritables œuvres de cinéma ayant l’usage des moyens documentaires (récemment At Berkeley de Frederick Wiseman, Les Trois Sœurs du Yunnan de Wang Bing, Comme des lions de pierre d’Olivier Zuchuat, À ciel ouvert de Mariana Otero, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann), la grande majorité n’utilise caméra, micro et montage que pour illustrer un discours informatif ou polémique, ou mettre en circulation une imagerie –des activités dont la place devrait être à la télévision, si celle-ci remplissait son rôle (sic).

Un grand nombre de ces produits abordent des sujets liés à l’écologie. Qu’ils traduisent une légitime inquiétude face à l’état de la planète et le désir d’alerter et d’informer est tout à fait légitime; ce n’est pas pour autant une raison d’occuper un espace qui n’est pas le leur, celui des salles de cinéma, espace par ailleurs envahi de trop nombreuses productions (de fiction) qui le rendent déjà illisible, et quasi-inaccessible à des œuvres dont il est la seule destination possible. Mercredi 2 avril, on avait droit à la sortie simultanée de deux films sur, c’est à dire contre, le gaz de schiste (Holy Land Holy War et No Gazaran).

Cette dérive est entretenue par l’essor d’une utilisation de certaines salles comme lieux de débats sur des sujets de société (dont l’écologie) sans souci aucun de la qualité du film, du moment qu’il est l’occasion d’une mobilisation portée par des associations concernées. Mais comme on vend tout de même des billets à l’entrée, ces meetings d’un genre particulier ont la faveur d’exploitants qui en ont fait une ressource relativement stable grâce à la présence régulière de militants. Et bien sûr, l’existence de ces circuits alternatifs alimente la production de films correspondants à ces critères, critères où le cinéma n’a pas sa part.

Voilà pour le constat d’ensemble –qui touche aussi nombre de productions récentes concernant d’autres thèmes de mobilisation, tels que la grande précarité, les diverses malversations des grandes puissances financières ou la prise en charge de certaines pathologies.

Dans le cas des films directement liés aux sujets environnementaux, qui constituent le plus fort contingent au sein de cet activisme documentaire, on constate un autre problème, plus singulier et plus profond: la difficulté pour des réalisateurs qui, à n’en pas douter, se posent des questions de mise en scène, de conception formelle, de trouver comment faire un film de cinéma.

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