«Drive My Car», le grand voyage en douce

Kafuku (Hidetoshi Nishijima), le metteur en scène et Misaki (Tokô Miura) la conductrice, en mouvement et immobiles, dans le même habitacle mais pas le même monde. | Diaphana

Événement majeur du dernier Festival de Cannes, le film de Ryūsuke Hamaguchi circule avec grâce entre plusieurs récits et manières de raconter pour approcher des abîmes et inventer des chemins entre les présents et les absents, le présent et le passé.

Il est des films, plus ou moins réussis, qui suivent un chemin balisé, dont on reconnaît au passage les points d’appui, les repères et les enchaînements. Il est des films, plus ou moins réussis, qui sans cesse déjouent les usages de la narration, changent de registre, dont la mise en scène s’évertue à défaire les liens habituels entre causes et effets.

Et il est Drive My Car, qui semble construit avec les ingrédients classiques, voire conventionnels, du récit et de la réalisation, et ne cesse d’ouvrir des espaces imprévus, des brèches immenses, parfois accueillantes et parfois inquiétantes, des zones sans phares ni balises, mais propres à accueillir la rêverie de chacun·e, les questions de chacun·e, les peurs et les désirs de chacun·e.

Il est dit dans Drive My Car que le nom du personnage principal, le metteur en scène de théâtre et acteur Kafuku, signifie en japonais «bonheur dans le foyer». Mais, si le film sera constamment placé sous l’influence de Tchékhov, dont Kafuku dirige une mise en scène d’Oncle Vania, on peut aisément entendre dans son patronyme la japonisation de Kafka.

À bien des égards, le vertige cinématographique ouvrant sur les abîmes des humains qu’engendre Ryūsuke Hamaguchi peut se comparer au vertige littéraire sous les apparences d’un roman linéaire qu’engendrent Le Château ou Le Procès.

Le bonheur dans le foyer peut être, en effet, une des très nombreuses facettes par lesquelles aborder le film. Kafuku est heureux en amour avec Oto, cette femme qui elle-même l’aime infiniment, et qui pourtant le trompe, ce qu’il a découvert. Il est heureux avec elle malgré la tragédie qui les a frappés près de vingt ans plus tôt, et dont ils ne se sont jamais vraiment remis. Et puis Oto est morte.

Les vivantes et les mortes, les voix et les silences

Chaque jour, Kafuku écoute sa voix, au volant de cet objet qui semble, lui aussi, une métaphore de tout le film, sa voiture. Une voiture à première vue ordinaire, mais avec le volant à gauche, contrairement à l’usage au Japon, et d’une marque un peu singulière dans ce pays grand producteur de véhicules: une Saab 900 rouge vif, là où règnent les couleurs douces et discrètes.

Chaque jour, Kafuku écoute la voix d’Oto, qui a enregistré tout le texte d’Oncle Vania, pour l’aider à préparer sa mise en scène et l’interprétation du rôle-titre.

Qu’un petit accident, et une réglementation aux airs de décret de quelques divinités, le contraignent à laisser le volant à Misaki, jeune fille mystérieuse à force d’efficacité laconique et déférente, sera l’un de ces déplacements ni complètement improbables ni vraiment logiques qui ne cessent de décentrer le film. (…)

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Cannes 2021, jour 7: le bel envol de «Drive My Car»

Le metteur en scène Kafuku (Hidetoshi Nishijima) et la conductrice Misaki (Toko Miura), deux personnages en quête d’une place au monde, au-delà de ce qui les hante. | Diaphana

À partir d’un dispositif en apparence très simple, et en mobilisant des facettes inattendues de l’intime, le film de Ryusuke Hamaguchi réussit un miraculeux déploiement d’émotions.

Véritable révélation de la sélection officielle (Carax, Verhoeven ou même Hansen-Løve ne sont pas vraiment des découvertes), Drive My Car du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi a incontestablement marqué un temps fort de la 74e édition du festival.

Ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce réalisateur qui est une découverte, ses précédents films ont été montrés et primés dans plusieurs grands festivals, mais c’est l’accomplissement exceptionnel qu’est le film, très au-delà de ce que les œuvres précédentes permettaient d’anticiper, aussi réussies sont-elles.

Adapté d’une nouvelle éponyme de Murakami (qui figure dans le recueil Des hommes sans femme), le film se déploie avec une sorte de douceur hypnotique par grandes vagues émotionnelles.

Au centre du récit se trouve un acteur et metteur en scène de théâtre, Kafuku, qui répète sa nouvelle production, Oncle Vania de Tchekhov. Parmi les interprètes qu’il a choisis se trouve un jeune premier à qui il a attribué le rôle titre, pourtant sensément plus âgé.

Au cours du prologue, on a vu ce même Kafuku surprendre sa femme en train de faire l’amour avec ledit jeune homme, et s’esquiver sans rien laisser paraître. Peu après, cette femme qui n’a cessé de faire à son mari déclaration et manifestation de son amour, est morte.

Entre le jeune premier (Masaki Okada) et Kafuku, des jeux de paroles et d’esquive où l’innocence et la perversité, la souffrance et la superficialité se répondent et se renforcent. | Diaphana

L’essentiel du film se passe ensuite principalement dans deux lieux, un lieu fixe et un lieu mobile, un lieu collectif et un lieu privé. Le premier est la salle de répétitions, où Kafuku dirige les acteurs qui, à la table, lisent leur rôle dans plusieurs langues (japonais, chinois, coréen, langue des signes).

Le second est la voiture, cette Saab 990 turbo rouge vif où une jeune femme venue de la campagne conduit le metteur en scène et qui devient un autre espace de paroles, de pensée, de quête de vérités et d’apaisement, étrangement symétrique de l’espace théâtral. (…)

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Oxymore cinématographique

Voilà pour le cadre, dramatique et matériel. Mais ce qui précède n’a pratiquement rien dit de ce qu’engendre le film comme étonnants processus riches en émotions, en justesse sensible, en jeux d’échos entre puissances du texte littéraire (celui de Tchekhov), ressources de la multiplicité des langues, expressivité des corps et des voix.

Drive my Car a l’ampleur d’une épopée, mais une épopée où, stricto sensu, il ne se passe rien. De cet oxymore cinématographique, Hamaguchi fait une aventure intime au souffle immense et qui pourtant paraît murmurer à l’oreille de chacun.

Qui a vu ses précédents films, principalement Senses, Asako I&II et Contes du hasard et autres fantaisies, peut mesurer la continuité d’un projet artistique de longue haleine, mais aussi constater l’impressionnant saut qualitatif accompli.

Un grand geste libérateur

Ce saut concerne ce qu’on appelle, à tort ou à raison, la construction du film. Indépendamment de leurs qualités, les précédents films s’appuyaient sur des manières d’organiser le récit, de définir les personnages, d’établir des symétries et des interférences entre les lignes narratives, manières qui pouvaient être figurées sur un graphique, décrites en termes de structures et de trajectoires.