Locarno, un festival, des films, une faille

Piazza 2L’écran géant de la Piazza grande en attente des séances de nuit

Il y a les films, et il y a le festival. Il peut sembler étrange de les séparer, c’est pourtant ce qu’on éprouve de manière particulièrement sensible en débarquant à Locarno pour quelques jours, alors que se tenait, du 3 au 13 août, la 69e édition. Disons d’emblée que le bilan est positif pour les uns (les films) comme pour l’autre (le festival).

Positif au sens où parmi les films vus, un nombre significatif répond aux espoirs d’originalité, de diversité, de cohérence et d’accomplissement artistique qu’on est en droit d’espérer de la sélection d’un grand festival. Et positif au sens où la manifestation elle-même connaît une évidente prospérité. celle-ci  se traduit par l’affluence des spectateurs à pratiquement toutes les séances, les plus « grand public », sur la Piazza grande désormais totalement dédiée aux crowd-pleasers sans guère d’égards pour leur ambition artistique, comme celles fréquentées par les amateurs d’expérimentations radicales ou les retrouvailles avec des réalisations du patrimoine exhumées du néant. Elle est aussi corroborée par la présence de grands noms, vedettes ou personnalités historiques de la cinéphilie (Roger Corman, Ken Loach, Jane Birkin, Isabelle Huppert, Harvey Keitel, Mario Adorf…).

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Cette incontestable réussite de l’événement, et la confiance qu’elle inspire aux autorités locales, régionales (le Tessin) et fédérales se traduit de manière aussi concrète qu’imposante par la construction d’un nouveau Palais du Festival, qui complètera une infrastructure déjà considérable.

Parmi les films, on pointera ici quatre œuvres remarquables à la fois par elles-mêmes et par les échos qui circulent entre ces réalisations pourtant situées sur trois continents différents.

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Bangkok Nites de Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de Anocha Suwichakornpong

La proximité est plus évidente en ce qui concerne Bangkok Nites du Japonais Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de la Thaïlandaise Anocha Suwichakornpong. L’un et l’autre se situent en Thaïlande aujourd’hui, l’un et l’autre est le deuxième long métrage d’un auteur révélé par un premier film mémorable, Saudade pour le premier, Mundane History pour la seconde.

L’un et l’autre déjoue les règles de la narration classique, multiplie les personnages, les acteurs, les déplacements dans le temps et dans l’espace. Et l’un et l’autre est hanté par les massacres politiques des années 60 et 70 (ici l’écrasement de la guérilla communiste dans la province de l’Isan, là le massacre des étudiants par l’armée à l’université de Bangkok), événements qui trouvent d’inquiétant échos dans l’actualité d’un pays à nouveau soumis à une dictature militaire. L’un et l’autre a une femme, ou des femmes, comme protagonistes principaux, ici une prostituée, là une cinéaste et une ancienne militante…

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L’Idée d’un lac de Milagros Mumenthaler et Der traumhafte Weg d’Angela Schanelec

Ce sont des femmes à nouveau qui signent les deux autres films, et des personnages féminins qui y occupent une place prépondérante.

A nouveau un deuxième film après des débuts plus que prometteurs avec le beau Trois Sœurs, la réalisatrice argentine Milagros Mumenthaler présente avec L’Idée d’un lac un autre voyage dans le temps et l’espace, de la ville à cette villégiature idyllique entre lac et montagne, et dans le temps, d’un présent compliqué à un passé hanté par la disparition du père de l’héroïne, naguère victime de la junte militaire. Le moins qu’on puisse dire est que le thème n’est pas nouveau dans le cinéma latino-américain, la beauté, la finesse et la complexité de la composition du film n’en est que plus impressionnante.

Ces trois films défient, on l’a dit, les lois de la narration classique, non par quête d’une singularité mais par exigence d’un autre rapport aux êtres, au temps, au relations entre les apparences et les forces – émotionnelles, politiques, inconscientes… – qui agissent les humains. C’est à l’extrême le cas du film le plus impressionnant vu cette année à Locarno, Der traumhafte Weg de la cinéaste allemande Angela Schanelec. Ce « chemin rêvé » mène des années 80 à aujourd’hui, de la chute du Mur à l’Europe contemporaine : chemin heurté, incertain, mais jalonné de plans d’une puissance extraordinaire, comme on n’en a guère connus ailleurs que chez Robert Bresson. La cinéaste de Marseille, Nachmittag et Orly radicalise avec une puissance et une liberté impressionnantes les ressources d’une invocation du passé et de présent prêts à s’incarner dans de multiples figures, selon une logique qui doit plus à la danse contemporaine qu’au roman du 19e siècle.

Ces quatre films mémorables, travaillés par les enjeux politiques actuels en rapport avec des explorations formelles aussi inventives que légitimes, ne sont pas les seuls dignes d’intérêt découverts au bord du Lac Majeur. On reparlera bientôt du beau Jeunesse, premier film français signé Julien Samani, qui sort en salles le 7 septembre. On salue avec émotion Le Cinéma, Manoel de Oliveira et moi, évocation précise et vibrante de son mentor par le réalisateur portugais Joao Botelho. On note le cas singulier de Where Is Rocky II signé du plasticien Pierre Bismuth et qui surligne la configuration (et les limites) du territoire très fréquenté d’une partie du cinéma actuel, aux confins de la fiction, du documentaire, de l’essai et de l’art contemporain.

A ce double bilan positif (les films, le festival), il faut pourtant ajouter une coda pessimiste. Il est douteux qu’aucun des films qu’on vient de mentionner puisse sortir en salles. L’écart se creuse de plus en plus entre les recherches artistiques et les possibilités de diffusion, et donc d’un minimum de rémunération des œuvres. Et c’est là que le dualisme des deux réussites devient inquiétant. Locarno va bien. On y découvre des artistes de haut niveau. Mais Locarno ne sert pas forcément à l’avenir de ces artistes et de leurs œuvres, la disjonction entre l’événement et les films obère les effets de nécessaire visibilité, au-delà de quelques autre festivals, pour des réalisations qui méritent d’être vues et qui, il y a 5 ou 10 ans, l’auraient été.

Le problème n’est pas propre à la manifestation suisse, sa réussite même, sa prospérité en même temps que la belle exigence des choix de l’équipe de sélection menée par Carlo Chatrian, le directeur artistique, en font le lieu par excellence d’un problème de fond. Celui-ci devient de plus en plus grave, et ne pourra sans doute trouver une issue qu’en inventant enfin une viabilité économique, pour les films, dans le cadre même du considérable et toujours croissant circuit des festivals.

 

 

Il n’y a pas d’événement sans image

Image 9Une image de Shoah de Claude Lanzmann

Existe-t-il une impossibilité de montrer ? Parce que ce serait matériellement impossible ? Ou parce que ce serait moralement inadmissible ? –  deux questions complètement différentes, mais souvent confondues. La question de l’imontrable revient sans cesse, et il est souhaitable qu’elle revienne. Ça n’empêche pas d’y apporter une réponse – la mienne, seulement la mienne.

Un concours de circonstances a fait qu’en quelques jours je me suis trouvé convié dans deux prestigieuses assemblées, pour intervenir sur ces mêmes enjeux, bien que formulés différemment. D’abord dans le cadre du colloque « La Mémoire, l’histoire, l’oubli 10 ans après » organisé du 2 au 4 décembre pour célébrer l’ouverture du fond Paul Ricoeur, où j’étais invité à intervenir sur le thème « La Shoah et sa représentation ». Ensuite au colloque « La Shoah. Théâtre et cinéma aux limites de la représentation ? » organisé du 8 au 10 décembre par l’Université de Nanterre et l’Institut Nationale d’Histoire de l’Art. Je suis très reconnaissant aux organisateurs, d’autant que j’ai conscience d’avoir été, ici comme là, un « élément extérieur », n’étant pas universitaire mais critique de cinéma – c’est surtout le fait d’avoir dirigé le livre collectif Le Cinéma et la Shoah qui m’aura valu ces invitations.

En effet ces deux occasions mobilisaient les interrogations sur les enjeux sur les possibilités de faire image à partir de la Shoah, ce qui est bien légitime : comme Ricoeur l’avait si bien explicité en parlant à son propos d’ « événement limite », revendiquant le paradoxe d’une « unicité exemplaire », la Shoah aura poussé à l’extrême la question des possibilités et des conditions de l’image d’un événement. C’est bien à propos de la Shoah que s’est construite cette thèse de « l’inmontrable ». Elle résulte selon moi d’un grave malentendu. Sans l’avoir prévu, je me suis trouvé faire deux fois de suite le même plaidoyer, contre l’inexistence ou l’inutilité des images, contre l’idée d’une « limite » au-delà de laquelle on ne pourrait pas ou on n’aurait pas le droit de faire des images.

Comme on le sait, un film, Shoah de Claude Lanzmann, a cristallisé les enjeux des relations entre image, histoire et génocide, y compris sous forme de polémique fiévreuse. Mais la manière dont Lanzmann a réalisé Shoah témoigne, à cet égard, simultanément de deux choses : on peut faire des images de la Shoah, et : il faut constamment se demander : quelles images ?

Parce que Shoah, c’est 9 heures 30 d’images. D’images fortes, bouleversantes, belles, cruelles, douces, vibrantes, d’images pensées comme images. Les partis pris de mise en scène de Lanzmann, et notamment son refus de l’archive comme inadéquate à ce sujet, participent de l’impérieuse interrogation « quelles images ? », ils n’annulent pas la possibilité de l’image, bien au contraire !

Image 10Filip Müller dans Shoah

Avec ce film, le cinéaste accomplissait la requête formulée par un de ses protagonistes, le survivant du Sonderkommando Filip Müller disant, au terme de l’éprouvante description de ce qui fut son travail, c’est-à-dire récupérer les corps gazés et les brûler dans les crématoires : « il faut imaginer ». Imaginer, ce n’est pas regarder des photos. Imaginer, c’est ce que nous faisons dans notre tête, chacun, à partir de ce que nous sommes, et à partir des éléments qu’on met à notre disposition, et notamment de ce que les artistes mettent à notre disposition, en stimulant notre imagination. Cette imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de l’abomination qui s’est accomplie à Auschwitz ? Evidemment ! Mais à nouveau c’est là l’intensification à l’extrême de notre rapport au réel : notre imagination n’appréhendera jamais l’entièreté de la complexité du monde. Y compris à l’occasion d’événements moins immensément tragiques. Pas même la complexité du monde quotidien, lorsqu’il ne se passe rien d’ « historique ». Mais les œuvres, pas des moyens différents, et les œuvres d’images au premier chef, nous permettent de nous en construire des représentations imaginaires. C’est ce qu’a fait Lanzmann, c’est ce que d’autres aussi ont fait et feront, autrement. Les voies de l’art sont multiples, à condition de ne jamais se départir de l’inquiétude du « comment ? ».

Comment je montre, qu’est-ce que je cache en montrant aussi, quel type d’illusion je produis ? Là se pose encore une autre question, qui est celle du naturalisme, des effets d’une représentation qui au contraire se donne pour la réalité, qui vise à effacer la distance, l’inquiétude, le trouble du processus de représentation. Là commence le risque de l’obscène. Cela a été souligné à juste titre dans certaines représentations relatives à la Shoah, mais son questionnement concerne en fait toute représentation qui se nie comme représentation, et ainsi vise à priver celui qui la regarde de sa place réelle.

Cet enjeu proprement critique de la construction imaginaire ne cesse d’être reconduit, vis à vis des événements, souvent des tragédies plus récentes, soumises à la double menace soit de la distorsion spectaculaire, qui les rend invisibles en les engloutissant dans un « déjà-vu » trompeur, soit des différentes sortes de censure, d’occultation dont l’indifférence médiatique n’est pas la moindre. Cela n’invalide en rien ni la possibilité matérielle ni la possibilité éthique de construire la visibilité d’un événement. Mais c’est un travail, une construction complexe et sensible. Oui le cinéma enregistre le réel, mais non jamais cet enregistrement à lui seul suffit.

inglourious_basterds_02Inglourious Basterds de Quentin Tarantino

Désolé, ce n’est pas encore fini. Parce que cette visibilité construite, aujourd’hui encore plus qu’hier, ne passe pas par un rapport simple entre réalité et représentation même pensée. Il se joue sur un terrain, notre imaginaire, habité de multiples représentations préexistantes, représentations (références, images mentales, analogies…) dont le rapport avec l’événement réel est plus ou moins pertinent. Ces images pré-existantes, diffusées, ces clichés et ces archétypes que nous avons tous déjà dans la tête au moment d’imaginer un autre événement, sont le support sur et avec lequel nous construisons l’imaginaire d’un événement, lorsque les éléments nouveaux entre en collision et en combinaisons avec elles.

Ce matériau imaginaire, différent chez chacun mais massivement produit collectivement, est donc un enjeu majeur, qui peut lui-même faire l’objet d’un travail artistique. C’est exemplairement le cas d’Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Dire qu’il s’est trouvé des gens fort intelligents pour croire que le film se passe en 1944, et du coup se plaindre qu’il donnait une image fausse de l’histoire ! Alors qu’évidemment le film se passe aujourd’hui, non pas dans la France occupée par les Allemands mais dans nos esprits occupés par 60 ans d’images de guerre.

Il est possible de faire des images d’un événement, de tout évènement – et c’est difficile, même quand on a accès aux faits, même en direct, sans doute surtout dans ces cas-là. D’où que nous voyons en effet beaucoup d’images indignes, qui dissimulent et humilient, qui méprisent ce qu’elles montrent et ceux à qui elles montrent. Mais il ne sert à rien d’édicter des interdits généraux, ils seront toujours faux, et souvent dangereux. Seule la conscience critique de chacun face à des propositions d’image particulières (un film, mais aussi bien le Journal télévisé) est à même de dire, pour elle-même, si elle perçoit une ouverture sur le monde et sur la pensée ou un asservissement aux clichés, à l’ignorance et à la soumission. Et alors c’est en effet, pour celui qui regarde et qui pense, l’abjection dont parlait, il y a près de 50 ans, le critique Jacques Rivette.