Une pandémie mondiale suffira-t-elle à faire bouger France Télévisions?

Photo Shirin Abedinirad

Une véritable mise à jour des logiciels politiques de l’action culturelle, voilà qui serait une bonne nouvelle.

Très attendu par les milieux culturels, et précédé d’un pilonnage massif de tribunes dans les journaux, d’appels dans les médias et sur les réseaux sociaux, et même d’une journée entière dédiée au sujet sur France Inter le 5 mai, Emmanuel Macron a donc pris la parole pour annoncer… quelques mesures concrètes, urgentes et nécessaires, essentiellement la possibilité pour les intermittents de faire jouer le dispositif d’une année blanche en cas de besoin. En core cette annonce est-elle loin de répondre entièrement aux demandes sur ce point précis. Pour le reste, le président a énoncé beaucoup de promesses d’engagements futurs, aussi louables qu’imprécis.

L’histoire récente incite à prendre ces dernières avec une certaine circonspection, bien des annonces présidentielles les plus généreuses n’ayant pas été suivies d’effets jusque-là. Et ce n’est pas insulter l’avenir que de dire que, si Franck Riester est porteur d’une grande pensée pour réinventer la politique culturelle de la France, chacun en sera heureusement surpris. Pourtant, comme l’ont rappelé avec vigueur plusieurs de ses prédécesseurs Rue de Valois (Jack Lang dans Le Parisien, Aurélie Filippetti sur AOC), c’est bien d’une réinvention en profondeur qu’il s’agit.

Un secteur, un levier

On ne prétendra pas ici embrasser toute la question. On se contentera de s’intéresser à un secteur, et de mettre en avant un levier majeur pour y intervenir. Le secteur est celui du cinéma, le levier celui de la télévision publique, et plus précisément de ses deux chaînes leaders, France 2 et France 3. Avec malgré tout l’idée que ce qui peut se jouer là est de nature à inspirer d’autres actions, dans d’autres secteurs, et aussi avec d’autres leviers.

Le 26 avril, Le Monde publiait une tribune intitulée (par le quotidien) «Retour massif du cinéma sur France Télévisions: souhaitons que cette envie frénétique perdure après le confinement!», tribune transformée en pétition en ligne sous son titre original, «Pour une diversité du cinéma sur France Télévisions, en période de confinement… et après!». Initiée par le Festival de La Rochelle et le distributeur et éditeur vidéo Carlotta, ce texte est cosigné par un grand nombre de réalisateurs, de distributeurs, d’associations professionnelles, de responsables de festivals et de cinémathèques, et de critiques (dont l’auteur de ces lignes).

Le document prend acte de l’ajout, depuis le début du confinement, par les chaînes du service public de nouvelles cases dédiées au cinéma, soulignant leurs considérables succès d’audience, et fait un rapide état des lieux de la présence des films sur les chaînes du service public au cours des dernières décennies.

Il se réjouit d’un retour des films dans les programmes, mais il regrette que le geste de France 2 et France 3 n’ait dans un premier temps concerné que les films les plus multidiffusés, ce stock patrimonial inusable où trônent De Funès, Audiard et quelques autres.

Le sujet principal n’est pas Netflix

Depuis, il se trouve qu’a été annoncé l’achat d’une poignée de films d’auteur du catalogue MK2, pour une durée limitée et en couvrant le seul territoire français, par Netflix.

Selon un phénomène devenu systématique, la seule mention du nom de la plateforme américaine a déclenché des réactions délirantes des médias, qui se sont rués sur cette opération (de communication), laquelle sert surtout à «décomplexer» l’addiction compulsive à des produits de série grâce au vernis culturel ainsi appliqué.

Le patron de MK2, Nathanaël Karmitz, a d’ailleurs lui-même très sagement relativisé l’importance de la vente de quelques droits de quelques films à Netflix, tout en rappelant les menaces que la plateforme fait régner sur le cinéma, et notamment son écosystème en France.

Mais contrairement à ce que laissent à penser la plupart des chroniqueurs, le principal sujet n’est pas Netflix ni, plus généralement, les plateformes SVOD, mais la «vieille» télévision.

Même si elle n’excite plus l’attention médiatique, elle reste de très loin le mode de consommation audiovisuelle le plus répandu –selon les derniers chiffres, les chaînes obtiennent un taux de pénétration quotidienne de 70%, contre 6% pour la SVOD, 1% pour la VOD. Et encore est-ce en s’appuyant sur des chiffres opaques, voire contestables côté SVOD, puisqu’il semble acquis que Netflix triche. Tout le monde le sait, y compris les traders et les journalistes qui ne cessent de surjouer sa cote, mais rien n’y fait.

Toujours est-il que, peu après la pétition en faveur de la diversité et le deal Netflix-MK2, France 3 a annoncé la diffusion à partir du 11 mai de films du «patrimoine» plus ambitieux que La Soupe aux choux.

Chacun se réjouira de l’arrivée sur le petit écran de Casque d’Or, La Bête humaine, La Grande Illusion, Le Jour se lève ou Quai des brumes, arrivée qui a fait l’objet d’une communication ad hoc, mais reste tout à fait invisible sur le site de France Télévisions. Et outre que ce beau programme ne concerne que la première semaine (ensuite retour à la vieille tambouille), demeure l’idée que si l’on sacrifie à une idée tant soit peu artistique du cinéma, il faut que ce soit avec des films ayant plus de soixante-dix ans.

Aidons un peu les programmateurs

Vient alors l’envie de proposer aux programmateurs, qui peut-être n’en ont jamais entendu parler, des films français plus récents, et qui ne sont nullement des réalisations expérimentales d’une austérité radicale.

Un peu en vrac, en voici un florilège: Ma saison préférée d’André Téchiné, Le Petit Criminel de Jacques Doillon, Van Gogh de Maurice Pialat, Chocolat de Claire Denis, Les Amants du Pont neuf de Leos Carax, Les Destinées sentimentales d’Olivier Assayas, La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky, On connaît la chanson d’Alain Resnais, Saint-Cyr de Patricia Mazuy, La Sentinelle d’Arnaud Desplechin, Poulet au vinaigre de Claude Chabrol, Un divan à New York de Chantal Akerman, Sur mes lèvres de Jacques Audiard, Le 7e ciel de Benoit Jacquot, Généalogie d’un crime de Raoul Ruiz, et tant d’autres…

Des comédies, des films policiers, des intrigues sentimentales, des récits historiques, avec des vedettes, mais aussi une recherche d’écriture, un style, des personnalités singulières.

Pourquoi d’ailleurs seulement des films français? Pourquoi pas aussi, au moins, des Européens? Les Ailes du désir de Wim Wenders, La Promesse des frères Dardenne, La Chambre du fils de Nanni Moretti, Femmes au bord de la crise de nerfs de Pedro Almodovar, Au loin s’en vont les nuages d’Aki Kaurismaki, Raining Stones de Ken Loach, Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira, La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, Dans la ville blanche d’Alain Tanner…

La mauvaise réponse connue à l’interrogation sur l’absence totale de tout ce cinéma est que le public n’aime pas, n’aime plus ça. Tout le travail de terrain effectué à longueur d’années par les exploitants, les festivals, les cinémathèques, les enseignants et les «passeurs» en tout genre prouve le contraire.

Construire un public

La seule réponse qui vaille est: un public ça se construit. Mais il y a des décennies que le public des chaînes publiques est construit par elles selon les critères de la télévision privée. (…)

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Cinéma en ligne: y a pas que Netflix! Il y a même beaucoup mieux

Sur la page d’accueil d’UniverCiné.

L’offre (légale) de cinéma en ligne est aujourd’hui pléthorique, et peut permettre à chacun·e d’avoir le plaisir de la découverte grâce au travail de programmation des sites les plus innovants.

Cet article concerne les films de cinéma. C’est-à-dire les objets audiovisuels conçus pour la salle et le grand écran, ce qui leur donne des qualités singulières, que ne possèdent pas les autres produits composés d’images et de sons. Une fois qu’ils existent, ces films de cinéma peuvent aussi être vus ailleurs que dans des salles –même si c’est et ce sera toujours moins bien.

Il faut se réjouir qu’il existe des livres de peinture qui donnent accès aux grandes œuvres pour toutes les personnes qui ne peuvent les voir là où elles sont exposées. Il faut se réjouir que la télévision, la VHS, le DVD et désormais les plateformes de diffusion sur internet donnent aussi accès aux films.

Disproportion

À grand renfort de centaines de milliards de dollars d’investissement (17,3 exactement en 2020 pour les contenus, sans compter les autres milliards en marketing), la société Netflix a biaisé le débat en présentant ses produits d’appel, quelques films signés de grands noms du septième art, contre la salle de cinéma.

Mais le cœur de métier de Netflix, comme de ses rivaux directs, n’est pas la diffusion de films, c’est la diffusion de séries. Ce qui se vérifie à nouveau avec l’annonce de l’installation de bureaux en France de la firme au grand N rouge, et du lancement de nouveaux produits locaux, presque uniquement des séries.

Parmi les films mis en ligne sur la plateforme, la poignée des productions maison (les seules qui sabotent le cycle de vie naturel des films) est dérisoire par rapport à l’ensemble de la production de cinéma, et par rapport à l’offre de la plateforme. Bref, Netflix devrait occuper bien moins de place quand on parle de cinéma, et le cinéma devrait occuper bien moins de place quand on parle de Netflix.

La fin d’une époque

En outre, et surtout, tout cela concerne une époque qui est en train de se terminer, avec l’arrivée dans le jeu de Disney+, Apple TV+ et HBO Max (la plateforme de WarnerMedia), des acteurs encore beaucoup plus puissants, qui ont déjà commencé à bouleverser un paysage jusque-là dominé par l’entreprise de Reed Hastings et Ted Sarandos et, à quelques encablures, Amazon Prime Video.

Le paysage décrit par le dernier Observatoire de la vidéo à la demande que publie régulièrement le CNC, et qui porte sur la situation au début de l’automne 2019, a toutes les chances de devenir rapidement obsolète. On y trouve en tout cas quelques éclairages différents du discours dominant sur le secteur.

Par exemple seuls 6% de la population se connecte quotidiennement à un service de streaming, et si Netflix domine clairement ses concurrents (65% du marché), son audience nationale est de l’ordre de 3,5%, très loin des 20% de TF1 ou des 13,5% de France 2.

Il existe bel et bien sur internet un riche ensemble de propositions pour accéder à des films du monde entier, dans leur diversité.

Pour mémoire, les offres comparables d’origine française ont le choix entre trois options peu réjouissantes. Soient elles se désagrègent dans cet univers de mastodontes hyper-concurrentiel: CanalPlay, qui a été un moment leader, a fermé le 26 novembre 2019, remplacé par Canal+Série qui comme son nom l’indique ne propose pas de films.

Soient elles s’intègrent aux géants existants: MyCanal est désormais surtout un relais de Netflix, à quoi s’ajoute l’offre d’une autre plateforme française, OCS (filiale d’Orange), mais aussi les offres Disney et Warner. Soit enfin elles expérimentent un projet national qui pédale dans la semoule numérique depuis un bon bout de temps, et ne semble promis à aucun horizon glorieux, le projet Salto fédérant France Télévisions, TF1 et M6, et dont le lancement vient encore d’être repoussé.

Sur toutes ces plateformes, l’offre de films de cinéma est quantitativement secondaire et est appelée à le rester, même si Star Wars ou le prochain Spielberg serviront de tête de gondole à Disney+. Mais, loin de cette guerre des étoiles à coups de milliards, il existe bel et bien sur internet un riche ensemble de propositions pour accéder à des films du monde entier, dans leur diversité.

Quatre offres essentielles

Avec leurs spécialités, quatre plateformes sont particulièrement fécondes en propositions intéressantes. Pionnière en la matière, UniversCiné fédère la majorité des producteurs français indépendants. Née en 2007, la plateforme propose un très vaste choix de films dont beaucoup de titres français, mais aussi un beau florilège de cinémas du monde.

Au mois de janvier 2020, elle se dote (enfin!) d’un service par abonnement, désormais le mode d’accès le plus usité, la pratique de la SVOD (pour subscription video on demand) ayant irrésistiblement distancé l’achat ou la location à l’unité.

Assez comparable en matière de types de films, MUBI, basé à Londres, est plus international et surtout met davantage en avant son travail de programmation: chaque mois, trente films sont accessibles, un nouveau remplaçant un ancien chaque jour.

Il faut ajouter deux offres elles aussi remarquablement construites concernant le choix, mais de manière plus spécialisée. Pour le documentaire, Tënk est irréprochable quant à la sélection des titres. Ceux-ci sont proposés dans le cadre de programmations qui les rendent accessibles durant deux mois, selon des thématiques constamment renouvelées.

Une (petite) partie des titres de documentaires rendus accessibles par Tënk.

De son côté La Cinetek propose des ensembles de films du patrimoine, en fait des films du XXe siècle, selon à chaque fois le choix d’un·e cinéaste ayant dressé une liste de cinquante titres importants à ses yeux.

Un fragment de la liste des cinéastes du monde entier ayant joué les curateurs, c’est-à-dire proposé une liste de cinquante titres que La Cinetek s’emploie à rendre accessibles.

L’enjeu curatorial

La curation, aussi vilain soit le mot, est pour une bonne part le véritable enjeu. Même si les idéologues d’internet continuent d’en entretenir l’illusion, la théorie de la longue traîne popularisée par Chris Anderson et supposée permettre des accès plus diversifiés a depuis longtemps largement démontré sa fausseté. (…)

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Avanies historiques et beautés singulières de la Berlinale

À mi-parcours, le Festival de Berlin est d’ores et déjà marqué par une situation historique inédite. Mais il aura révélé, même à demi-enfouis dans une programmation toujours plus pléthorique, une poignée de films mémorables.

Malgré ses affiches aux couleurs électriques, la 69e édition de la Berlinale, qui se tient du 7 au 17 février, a souffert de plusieurs circonstances, prévisibles ou pas.

Il s’agit en effet de la fin d’un règne, celui de son patron Dieter Kosslick, qui a pour le meilleur (et aussi pour le moins bien) beaucoup développé la manifestation, affirmant sa place de numéro 2 mondiale –derrière Cannes, mais devant Venise ou Toronto.

Dieter Kosslick lors de la soirée d’ouverture de sa dernière Berlinale comme directeur | Berlinale

L’action du pétulant Kosslick aura été caractérisée par une extension dans d’innombrables directions –vers les enfants, la communauté LGBT+, les amis des animaux, les gourmets, etc.– de la programmation, sans oublier de vigoureux efforts côté marché du film, côté nouvelles technologies, côté star system…

Il reviendra à son successeur et à sa successeuse, le tandem inédit constitué par le programmateur cinéphile Carlo Chatrian, jusqu’à l’été dernier –excellent– directeur du Festival de Locarno, et la productrice Mariette Rissenbeek d’inventer la suite.

Il leur faudra si possible remédier à l’aspect illisible et surdimensionné qu’a pris la manifestation, non sans d’ailleurs obtenir un incontestables succès auprès des Berlinois et des Berlinoises: très peu cinéphiles tout le reste de l’année, elles se pressent en masse dans les salles en février pour découvrir des films, dont beaucoup d’œuvres audacieuses, loin des sentiers ordinairement battus par le grand public.

Chaque jour durant le Festival, le public berlinois patiente en longues files pour acheter les billets des projections | JMF

Les nouveaux responsables auront en outre à relever ce défi en arrivant privés des dirigeants historiques des deux grandes sections parallèles à la compétition officielle que sont le Panorama, Wieland Speck, et le Forum, Christoph Terhechte. Le premier est parti goûter une retraite bien méritée, le second envolé vers la direction du Festival de Marrakech.

En outre, la manifestation berlinoise devra modifier ses dates traditionnelles de début février, et surtout –grand sujet dans les milieux spécialisés– se placer sur le calendrier annuel des événements cinématographiques après les Oscars.

En repoussant pour 2020 l’ouverture au 20 février, elle compte bénéficier éventuellement de leurs retombées, au lieu d’être marginalisée comme c’est actuellement le cas sur un terrain où c’est Venise qui tire depuis quelques années tous les profits de la course ultra-médiatisée aux Academy Awards.

Le facteur chinois

À ces éléments prévisibles s’en est ajouté un autre, inattendu, avec l’exclusion en plein déroulement du Festival d’un des titres les plus en vue de la compétition, One Second du réalisateur chinois Zhang Yimou.

Sous prétexte de problèmes techniques, c’est bien un acte de censure de la part du gouvernement de Pékin qui a frappé le cinéaste pourtant proche du régime, lui qui fut entre autres le grand ordonnateur des cérémonies des Jeux olympiques.

Une image de One Second, le film de Zhang Yimou retiré à la dernière minute de la compétition officielle | Berlinale

Mais on sait combien l’actuelle brutale reprise en main par le président Xi Jinping de nombreux secteurs, notamment économiques et culturels, passe par des coups portés de manière spectaculaire à des personnalités singulièrement en vue. En outre, l’époque à laquelle est situé le film, la Révolution culturelle, demeure largement tabou.

Cette interdiction frappe à la dernière minute un lauréat historique de la Berlinale: l’ours d’or en 1988 pour son premier film, Le Sorgho rouge, a joué un rôle majeur dans l’apparition de la Chine sur la scène cinématographique internationale. De plus, elle bloque un film dont le scénario est un chant d’amour au cinéma, et qui avait obtenu l’autorisation officielle.

Très inhabituelle, cette mesure se place à l’intersection de deux enjeux majeurs pour la Berlinale. Le premier est son rapport, intense, voire à l’occasion exagéré, à la politique.

Cette dimension fait partie de l’ADN d’une manifestation explicitement née (en 1951) de la Guerre froide. Et dans les sélections pléthoriques, nombreux sont les titres dont la présence dans une grande manifestation de cinéma ne se justifie que par leur thème, plutôt que par les talents de mise en scène de leur auteur ou autrice.

Un beau dinosaure mongol

Le deuxième est la place importante qu’occupe, à Berlin comme sur les écrans de tous les grands festivals, le cinéma chinois. Vérification immédiate et éclatante avec le premier film vu aussitôt débarqué Potsdammer Platz, Öndög –mot qui, comme chacun sait, signifie «dinosaure» en langue mongole.

Öndög de Wang Quan’an: dans la steppe, la nuit, s’esquissent d’étranges rencontres. | Berlinale

Signé du réalisateur plusieurs fois primé à Berlin Wang Quan’an (dont un Ours d’or pour Le Mariage de Tuya), c’est… une merveille. Accompagnant un jeune flic obligé de garder toute une nuit, en pleine steppe, un cadavre et l’accorte gardienne de troupeau qui vient lui tenir compagnie, le film semble inventer les bonheurs de filmer comme au premier jour du cinéma, plan après plan.

Lumière, mouvement, passage du temps, richesse et organisation de l’espace, humour, sensualité, frissons: d’un scénario minimal, Wang fait une fresque intense, un bonheur de spectateur par des voies aussi inattendues qu’imparables.

Retrouvailles françaises

Un festival de cinéma, c’est ainsi, entre autres, une série de rendez-vous avec des cinéastes plus ou moins déjà célèbres ainsi que l’invitation à des découvertes.

Vingt-cinq films plus tard, côté découverte, on avouera n’avoir guère été gâté parmi les tentatives de cette année.

Outre les retrouvailles réussies avec des réalisateurs français (François Ozon, André Téchiné, Jean-Gabriel Périot –en attendant Agnès Varda) qu’il sera temps de raconter lorsque sortiront Grâce à Dieu (le 20 février), L’Adieu à la nuit (le 24 avril) et Nos Défaites (pas encore daté), il convient de mentionner les très belles propositions d’au moins quatre cinéastes inventifs, audacieux, singuliers.

Un poème, un constat, un rêve, une aventure

Avec Une rose ouverte, le cinéaste libanais Ghassan Salhab compose un poème, mi-déclaration d’amour à une femme morte il y a cent ans, mi-requiem pour une grande idée dissoute dans l’acide du temps.

Une rose ouverte de Ghassan Salhab

La femme s’appelait Rosa Luxembourg, penseuse et combattante, assassinée par la soldatesque le 15 janvier 1919 à Berlin, son corps jeté dans le Landwehrkanal. (…)

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Un tour du monde par Locarno

Du 1er au 11 août, la 71e édition de la manifestation tessinoise a rappelé l’importance des enjeux liés aux grands festivals de cinéma, et offert un panorama stimulant et diversifié, avec vues sur les horreurs contemporaines.

Photo: La Piazza Grande, cathédrale à ciel ouvert de la grand messe cinéphile quotidienne.

Il régnait inévitablement un parfum singulier sur la 71e édition d’un des plus anciens et des plus importants festivals de cinéma européens.

L’annonce du départ de son directeur artistique, le talentueux Carlo Chatrian, pour occuper la même fonction à la encore plus prestigieuse Berlinale avait en effet été l’une des principales annonces du mercato des festivals internationaux, particulièrement animé cette année.

Locarno, un festival, des films, une faille

Piazza 2L’écran géant de la Piazza grande en attente des séances de nuit

Il y a les films, et il y a le festival. Il peut sembler étrange de les séparer, c’est pourtant ce qu’on éprouve de manière particulièrement sensible en débarquant à Locarno pour quelques jours, alors que se tenait, du 3 au 13 août, la 69e édition. Disons d’emblée que le bilan est positif pour les uns (les films) comme pour l’autre (le festival).

Positif au sens où parmi les films vus, un nombre significatif répond aux espoirs d’originalité, de diversité, de cohérence et d’accomplissement artistique qu’on est en droit d’espérer de la sélection d’un grand festival. Et positif au sens où la manifestation elle-même connaît une évidente prospérité. celle-ci  se traduit par l’affluence des spectateurs à pratiquement toutes les séances, les plus « grand public », sur la Piazza grande désormais totalement dédiée aux crowd-pleasers sans guère d’égards pour leur ambition artistique, comme celles fréquentées par les amateurs d’expérimentations radicales ou les retrouvailles avec des réalisations du patrimoine exhumées du néant. Elle est aussi corroborée par la présence de grands noms, vedettes ou personnalités historiques de la cinéphilie (Roger Corman, Ken Loach, Jane Birkin, Isabelle Huppert, Harvey Keitel, Mario Adorf…).

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Cette incontestable réussite de l’événement, et la confiance qu’elle inspire aux autorités locales, régionales (le Tessin) et fédérales se traduit de manière aussi concrète qu’imposante par la construction d’un nouveau Palais du Festival, qui complètera une infrastructure déjà considérable.

Parmi les films, on pointera ici quatre œuvres remarquables à la fois par elles-mêmes et par les échos qui circulent entre ces réalisations pourtant situées sur trois continents différents.

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Bangkok Nites de Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de Anocha Suwichakornpong

La proximité est plus évidente en ce qui concerne Bangkok Nites du Japonais Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de la Thaïlandaise Anocha Suwichakornpong. L’un et l’autre se situent en Thaïlande aujourd’hui, l’un et l’autre est le deuxième long métrage d’un auteur révélé par un premier film mémorable, Saudade pour le premier, Mundane History pour la seconde.

L’un et l’autre déjoue les règles de la narration classique, multiplie les personnages, les acteurs, les déplacements dans le temps et dans l’espace. Et l’un et l’autre est hanté par les massacres politiques des années 60 et 70 (ici l’écrasement de la guérilla communiste dans la province de l’Isan, là le massacre des étudiants par l’armée à l’université de Bangkok), événements qui trouvent d’inquiétant échos dans l’actualité d’un pays à nouveau soumis à une dictature militaire. L’un et l’autre a une femme, ou des femmes, comme protagonistes principaux, ici une prostituée, là une cinéaste et une ancienne militante…

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L’Idée d’un lac de Milagros Mumenthaler et Der traumhafte Weg d’Angela Schanelec

Ce sont des femmes à nouveau qui signent les deux autres films, et des personnages féminins qui y occupent une place prépondérante.

A nouveau un deuxième film après des débuts plus que prometteurs avec le beau Trois Sœurs, la réalisatrice argentine Milagros Mumenthaler présente avec L’Idée d’un lac un autre voyage dans le temps et l’espace, de la ville à cette villégiature idyllique entre lac et montagne, et dans le temps, d’un présent compliqué à un passé hanté par la disparition du père de l’héroïne, naguère victime de la junte militaire. Le moins qu’on puisse dire est que le thème n’est pas nouveau dans le cinéma latino-américain, la beauté, la finesse et la complexité de la composition du film n’en est que plus impressionnante.

Ces trois films défient, on l’a dit, les lois de la narration classique, non par quête d’une singularité mais par exigence d’un autre rapport aux êtres, au temps, au relations entre les apparences et les forces – émotionnelles, politiques, inconscientes… – qui agissent les humains. C’est à l’extrême le cas du film le plus impressionnant vu cette année à Locarno, Der traumhafte Weg de la cinéaste allemande Angela Schanelec. Ce « chemin rêvé » mène des années 80 à aujourd’hui, de la chute du Mur à l’Europe contemporaine : chemin heurté, incertain, mais jalonné de plans d’une puissance extraordinaire, comme on n’en a guère connus ailleurs que chez Robert Bresson. La cinéaste de Marseille, Nachmittag et Orly radicalise avec une puissance et une liberté impressionnantes les ressources d’une invocation du passé et de présent prêts à s’incarner dans de multiples figures, selon une logique qui doit plus à la danse contemporaine qu’au roman du 19e siècle.

Ces quatre films mémorables, travaillés par les enjeux politiques actuels en rapport avec des explorations formelles aussi inventives que légitimes, ne sont pas les seuls dignes d’intérêt découverts au bord du Lac Majeur. On reparlera bientôt du beau Jeunesse, premier film français signé Julien Samani, qui sort en salles le 7 septembre. On salue avec émotion Le Cinéma, Manoel de Oliveira et moi, évocation précise et vibrante de son mentor par le réalisateur portugais Joao Botelho. On note le cas singulier de Where Is Rocky II signé du plasticien Pierre Bismuth et qui surligne la configuration (et les limites) du territoire très fréquenté d’une partie du cinéma actuel, aux confins de la fiction, du documentaire, de l’essai et de l’art contemporain.

A ce double bilan positif (les films, le festival), il faut pourtant ajouter une coda pessimiste. Il est douteux qu’aucun des films qu’on vient de mentionner puisse sortir en salles. L’écart se creuse de plus en plus entre les recherches artistiques et les possibilités de diffusion, et donc d’un minimum de rémunération des œuvres. Et c’est là que le dualisme des deux réussites devient inquiétant. Locarno va bien. On y découvre des artistes de haut niveau. Mais Locarno ne sert pas forcément à l’avenir de ces artistes et de leurs œuvres, la disjonction entre l’événement et les films obère les effets de nécessaire visibilité, au-delà de quelques autre festivals, pour des réalisations qui méritent d’être vues et qui, il y a 5 ou 10 ans, l’auraient été.

Le problème n’est pas propre à la manifestation suisse, sa réussite même, sa prospérité en même temps que la belle exigence des choix de l’équipe de sélection menée par Carlo Chatrian, le directeur artistique, en font le lieu par excellence d’un problème de fond. Celui-ci devient de plus en plus grave, et ne pourra sans doute trouver une issue qu’en inventant enfin une viabilité économique, pour les films, dans le cadre même du considérable et toujours croissant circuit des festivals.

 

 

Cannes/9 Cinéma français: les enfants gâtés

Premier bilan mitigé du cinéma français en lice sur la Croisette: quelques grands films et découvertes mais surtout des longs métrages qui font preuve d’une paresse rembourrée par les moyens conséquents dont ils disposent.url-2Vincent Lindon dans La Loi du marché de Stéphane Brizé

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Les affiches de Mon roi de Maïwenn, Marguerite et Julien de Valérie Donzelli et Les Deux Amis de Louis Garrel.

On avait, avant même l’ouverture du Festival, pointé le nombre anormalement élevé de films français sélectionnés cette année à Cannes, et notamment en compétition –5 titres plus le film d’ouverture et le film de clôture, soit un record absolu et un déséquilibre flagrant dans une sélection de seulement 21 titres. Ce constat purement quantitatif se devait bien sûr d’être révisé à la lumière des films eux-mêmes, considérés un par un lorsqu’il aurait été possible de les voir.

En attendant les derniers participants, notamment en compétition ceux signés Guillaume Nicloux et Jacques Audiard, on peut tirer un premier bilan, très mitigé. À ce jour, il y a bien eu de grands films français à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs (L’Ombre des femmes, de Philippe Garrel, et Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Desplechin), et de belles découvertes aussi, à la Semaine de la critique (Ni le ciel ni la terre, de Clément Cogitore) et à l’Acid (De l’ombre il y a, de Nathan Nicholovitch). Et la sélection officielle alors? Ben oui…

Signalons d’abord n’avoir pas tout vu de ce qui est montré à Un certain regard. Soulignons ensuite avec force la présence de deux titres tout à fait honorables, et qui d’ailleurs se ressemblent. On a déjà mentionné les qualités du film d’ouverture, La Tête haute, d’Emmanuelle Bercot, on fera volontiers de même avec La Loi du marché, de Stéphane Brizé (sorti le 20 mai).

Porté de bout en bout par Vincent Lindon, impeccable, on y retrouve la prise en charge rigoureuse d’un problème majeur de la société contemporaine, le chômage, et ses effets destructeurs sur les personnes. La Loi du marché est conçu comme une succession de pages arrachées à une sorte de journal intime d’un ouvrier dont l’usine a fermé. Sans grande phrase ni grands gestes, l’homme se bat simultanément pour retrouver du travail, pour permettre à son fils de faire des études, pour ne pas laisser la situation détruire sa famille et lui faire perdre toute estime de lui-même.

Le film est d’une rigoureuse et bienvenue sécheresse, il se révèle d’autant plus émouvant qu’il est précis et sans enjolivures romanesques ni sentimentales. Entouré d’acteurs non professionnels, l’acteur participe d’une proposition qui à la fois affirme et questionne sans cesse, avec une sorte de modestie butée du meilleur aloi.

Le contraste est frappant avec les deux autres titres déjà présentés en compétition. (…)

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Cannes/3: « Mad Max »+Kawase+Kore-Eda=Cannes, terre de contrastes

FURY ROAD

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En sélection officielle, le Festival était marqué ce jeudi 14 mai par trois films assez différents –on s’évitera de perdre du temps sur un quatrième, l’épouvantable Conte des contes, de Matteo Garone, en compétition officielle, navet hideux dont absolument rien d’avouable ne justifie la sélection. Disons qu’il porte avec lui l’espoir qu’on ait déjà vu le plus mauvais film de tout le festival, toutes sections confondues, ce qui est plutôt réconfortant pour l’avenir.

Mais revenons à nos trois films dignes d’intérêt. Soit, d’un côté, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-Eda (en Compétition), et An, de Naomi Kawase (en ouverture d’Un Certain Regard), et de l’autre Mad Max: Fury Road, de George Miller (Hors Compétition). Deux films japonais d’une exquise délicatesse et un film d’action américain de l’autre peuvent très bien faire une bonne journée de festivaliers. Le propos n’est pas ici de les opposer, mais au contraire de souligner que, avec leurs extrêmes différences, ils ont entièrement leur place, au Festival et sur les écrans de France et du monde.

Au nouveau Mad Max, on peut et doit adresser deux reproches, le terrible manque de charisme du remplaçant de Mel Gibson, Tom Hardy, et la laideur embarrassante de la matière numérique des images. Mais, pour le reste, avec une adresse assez virtuose, le scénario et la réalisation réussissent à associer ancrage dans le récit fondateur de la saga et prise en compte de l’état actuel du spectacle cinématographique, vigueur impressionnante des plans, récit qui fait mine de croire assez à sa propre histoire pour ne pas en faire un simple prétexte à une débauche d’explosions et de massacres, esthétique plutôt réussie de la ferraille et des corps extrêmes, et même actualité politique (les allusions au djihadisme sont à la fois claires et pas stupides).

Le ressort dramatique principal, pas vraiment hollywoodien (du moins dans l’acception bourrine du terme, volontiers associée à ce genre de production) est que chacun(e) peut sortir de la voie qui lui est tracée, ou qu’il ou elle s’est tracée. Cela vaudra pour ce vieux Max comme pour l’intéressante amazone à un bras qui lui sert de principal contrepoint (Charlize Theron), pour un zombie-warrior complètement givré comme pour une poignée de pin-ups improbables directement propulsées d’un défilé de mode dans le désert à feu et à sang. Et pour ce qui est de péter en tout sens, pas de problème, on est servi –comme c’est ce qui est prévu, on ne voit pas pourquoi on s’en plaindrait.

Vertus infinies des effets de montage des festivals, qui font se parler des films fussent-ils aussi différents que possible les uns des autres: Mad Max est bâti sur deux arguments qui sont chacun au cœur d’un des deux films japonais du jour. Il y est en effet question de ce qui fait communauté, comme construction et non comme acquis, et d’environnement. (…)

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Henri Langlois, derviche programmateur

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D’abord, les artistes. Le geste est fort et clair. En entrant dans l’exposition consacrée à Henri Langlois par la Cinémathèque française, ce sont d’emblée des œuvres d’art qui accueillent le visiteur.

Que leurs auteurs soient plutôt considérés cinéastes (Godard, Garrel) ou plasticiens (Alechinski, Alberola, Cesar, Rosa Barba) n’importe pas ici, ou plutôt c’est justement ce qui excède leur différence qui sera un des fils de cette… quoi? Exposition, oui, peut-être; composition aussi bien, et machine à comprendre par la vue et les émotions, labyrinthe évoquant les circonvolutions d’un cerveau hanté.

S’agit-il de celui d’Henri Langlois, né à Smyrne il y a pile un siècle, mort à Paris en 1977, personnage devenu mythologique bien au-delà du geste qui a porté toute son existence, la création permanente de la Cinémathèque française? En tout cas celui d’un être qui aurait incarné, rêvé, fabriqué, plaidé, imposé une certaine idée de l’être au monde de l’art. Et cet art ne pouvait être que celui par excellence de son temps, donc le cinéma –mais surtout pas contre les autres arts, au contraire comme force dynamique qui les concernait tous.

Dominique Païni a conçu cet espace. Païni fut le directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000, et donc un successeur de Langlois. Il est surtout une des personnes qui ont le plus et le mieux réfléchi à la question du «cinéma exposé» –aussi le titre d’un de ses livres. Exposé, en effet, mais sans opposition entre son mode naturel d’exposition, la projection, et les dispositifs propres à ce qu’on nomme d’ordinaire exposition, une mise en espace d’objets. C’est tout simple (sic), il suffit de trouver où se joue l’intelligence commune entre les films et tous les objets (y compris des séquences ou des films) qui entrent en juste résonance avec eux. L’exposition Hitchcock et l’art au Centre Pompidou en 2001 en constitue toujours aujourd’hui un exemple inégalé. Sauf que… sauf qu’au sens habituel du mot, Henri Langlois n’était pas un artiste, et pas un cinéaste.

Qu’exposer pour saluer le créateur d’une institution? Certainement pas ce que Langlois exposa lui-même, dans le Musée du cinéma dont il finit par ouvrir les salles dans le Palais de Chaillot, à côté de la salle de projection. S’il a toujours insisté pour accoler aux mots «Cinémathèque française» ceux de «Musée du cinéma», ce n’était certes pas dans le seul but de montrer les traces matérielles de quelques dizaines de films très aimés. Le Musée du cinéma selon Langlois, c’était l’ensemble, et d’abord les salles de projection –Avenue de Messine, puis à Chaillot et rue d’Ulm.

Et le grand geste fondateur de Langlois, ce ne fut pas de conserver les films –pratique décisive à laquelle il se dédia aussi, qu’il contribua à inventer (y compris avec des erreurs graves), mais où il avait été précédé par d’autres, notamment le British Film Institute ou le MoMa à New York, avec son département cinéma dirigé par Iris Barry dès 1934, deux ans avant la fondation de la Cinémathèque par Langlois et Georges Franju.

L’apport décisif et fécond de Langlois aura consisté à ne pas se contenter de stocker le plus de films possible dans les meilleures conditions possibles, mais à les montrer. À programmer. (…)

P1070122Un des organigrammes imaginaires dessinés par Langlois

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Venise 70-4 (1/09) De toutes les couleurs, à toutes les vitesses

Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie grâce à une unique  rencontre, avec un film, parfois avec une personne – et que cela suffise largement. Il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie parce que, de manière en général non concertée, des films se font écho, semblent se parler d’une séance à l’autre, quand bien même rien ne semblait les rapprocher. Et il arrive qu’une journée dans un festival soit réussie exactement pour la raison inverse, parce qu’on aura croisé en chemin des réalisations que rien de perceptible ne rapproche, hormis le plaisir qu’on a pris à les regarder, et que cette hétérogénéité même, qu’il serait vain de vouloir réduire, témoigne de la vitalité et de la diversité de cet arte cinematografico au service duquel la Mostra s’affirme exister, comme ce devrait être le cas de tous les festivals, dans toutes les langues. Et c’est ce qui s’est produit avec les 5 films vus ce samedi.

Soit, dans l’ordre (de découverte) :

Judi Dench et Steve Coogan dans Philomena de Stephen Frears

Philomena de Stephen Frears, sans doute un des rares véritables cinéastes classiques contemporains. Son admirable The Queen en avait donné un exemple il y a 6 ans, auquel fait suite par dessus quelques réalisations récentes de moindre intérêt cette transposition d’un fait divers devenu un reportage de presse et un livre. La quête de la vieille dame à la recherche du fils dont elle avait accouché 50 ans plus tôt et que lui avaient enlevé les bonnes sœurs irlandaises qui l’avaient sous leur garde témoigne de la réussite de ce genre très difficile : un mélodrame intelligent. Un mélo pour de bon, mais qui ne méprise ni ses personnages, ni ses spectateurs, et parvient en suivant un fil aussi linéaire que possible à construire une multiplicité de possibilités de compréhension des clivages du monde tel qu’il est, tel qu’il fabrique tant et tant de malheur pour ceux qui l’habitent, tel aussi qu’il est malgré tout habitable.

Lu Yulai dans Trap Street de Vivian Qu

Trap Street, premier film de la réalisatrice chinoise Vivian Qu, est une histoire d’amour kafkaïenne, qui vire au thriller fantastique, mais un fantastique entièrement indexé sur le contrôle paranoïaque des autorités du pays. Une situation où les nouvelles technologies sont à la fois vecteurs d’autonomie individuelle, d’aliénation nouvelle et de contrôle étatique accru. Grâce aussi à ses acteurs, et à un filmage dont l’instabilité renvoie à la fragilité du rapport au réel du personnage principal, Trap Street réussit à relancer en permanence les dés d’une construction en clair-obscur, où la dimension documentaire et la dimension onirique se soutiennent avec vigueur.

Alba Rohrwacher dans Con il fiato sospeso de Costanza Quatriglio

Con il fiato sospeso (« Le souffle coupé »), moyen métrage de l’Italienne Costanza Quatriglio, est un cri vibrant comme une guitare hard rock et étouffé comme un sanglot pour un ami disparu. Cet étrange poème aux allures documentaires évoque les conditions dans lesquelles des recherches médicales ont été menées par des étudiants utilisés par l’industrie pharmaceutique, au péril de leur vie. Il le fait d’une manière qui ne cesse de troubler et d’émouvoir, souvent sans qu’on sache bien pourquoi, alors même que se dessine peu à peu la ligne directrice qui le guide.

Rédemption de Miguel Gomes

Rédemption est aussi un moyen métrage, qui permet de retrouver Miguel Gomes, un an et demi après Tabou. Composé de quatre « lettres » lues en voix off dans quatre langues européennes (portugais, italien, français, allemand) tandis qu’à l’écran apparaissent des images venues de films de famille ou d’archives filmées entretenant un lien mouvant, indirect mais jamais entièrement rompu avec ce qu’on entend, le film engendre une sorte de rêverie où reviennent les idées d’innocence, de désir de pouvoir, d’inquiétude pour lavenir. La chute, gag foudroyant, rééclaire l’ensemble, sans diminuer la qualité et complexité de ce qui a été éprouvé durant la projection.

Le vent se lève de Hayao Miyazaki

Le vent se lève de Hayao Miyazaki a toutes les raisons de figurer en bonne place parmi les grandes réussites du cinéaste japonais. Placé sous le signe inattendu de Paul Valery, affrontant la grande difficulté de construire un récit conforme aux idéaux qui portent toute l’œuvre du réalisateur alors que son héros est le fabricant d’un célèbre avion de guerre, le Zéro, Le vent se lève fait de cette contradiction un des nombreux ressorts qui nourrissent la complexité non du récit (qui est très simple), mais de la dynamique narrative de ce qui aussi sans doute le film le Miyazaki le plus directement ancré dans des faits réels (l’histoire du Japon des années 1910 à la défait en 1945), même si les dimensions oniriques restent très présentes, et très créatives. Parmi les nombreuses autres ressources du film, il faut citer, de manière peut-être plus visible que jamais, un véritable plaisir de dessiner, dessiner des avions bien sûr, mais aussi des trains, des voitures, des bateaux, des maisons, des champs, des hangars, le vent dans les herbes, d’une manière à la fois admirablement juste et étonnamment inventive.

Une pensée apitoyée, au sortir de cette journée, pour ceux qui racontent un peu partout que le cinéma serait un art fatigué ou usé.

 

Quelques jours à Locarno

Pays barbare de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi

Premiers jours du 66e Festival de Locarno qui a lieu du 7 au 17 août, premier festival sous la direction artistique de Carlo Chatrian, après trois belles années pilotées par Olivier Père. Pas assez de temps sur place pour porter un avis d’ensemble sur une programmation marquée, en tout cas, par un judicieux souci de diversité et de renouvellement : beaucoup de noms peu ou pas connus parmi les sélectionnés, avec en contrepoint d’une belle rétrospective (déjà lancée avant le changement de capitaine). Haute société, Diner at 8, Philadelphia Story, Madame porte la culotte, Sylvia Scarlett… : George Cukor, cinéphilie joyeuse et sophistiquée, valeur sure qui ne doit en aucun cas devenir seulement valeur refuge face au risque principal encouru par le festival, et qui n’a fait que se confirmer au cours des dernières années. A savoir le risque qu’il s’agisse de moins en moins d’une programmation, et de plus en plus d’un assemblage de propositions ciblées, destinées à des publics différents qui au mieux s’additionneront, mais en se séparant de plus en plus. Le défi le plus visible, et le plus périlleux, concerne le haut lieu du festival que sont les projections géantes sur l’écran tout aussi géant de la Piazza grande : année après année, on y voit s’accumuler les navets complaisants, les faux films d’auteurs racoleurs, toujours plus loin des belles propositions des autres sections.

Parmi la quinzaine de films découverts durant ces quatre premiers jours, quelques rencontres mémorables. Grande retrouvaille avec un couple d’artistes toujours aussi inspiré, toujours aussi vigoureux, Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi. Avec Pays barbare, ils poursuivent leur travail sur des films d’archives re-filmés, re-teintés, ralentis, recadrés, pour interroger les horreurs tapies dans les images anciennes, afin d’éclairer leurs résurgences contemporaines, de l’Italie fasciste à l’Italie actuelle – et pas que l’Italie.

Notre Sunhi de Hong Sang-soo

Retrouvailles aussi, mais sur un autre mode, celui d’une conversation qui semblait s’être à peine interrompue, tant Hong Sang-soo paraît désormais moins ajouter à toute vitesse de nouveaux titres à sa proliférante filmographie que poursuive un récit unique, chaque film étant comme un nouveau chapitre d’un seule et interminable histoire, de celles qu’on raconte très tard et en ayant copieusement bu. Notre Sunhi est un nouvel épisode, joyeusement cruel, mélancolique et hilarant, qui fait graviter trois hommes justement pitoyables autour d’une jeune fille. Il y a du Max Ophuls dans cette élégance brillante et désabusée, même si les plans fixes du Coréen semblent aux antipodes des arabesques de l’auteur de La Ronde.

Le soir tombe sur Bucarest de Corneliu Porumboiu

Plans séquences en caméra fixe encore pour l’extrêmement réjouissant nouveau film du Roumain Corneliu Porumboiu. Il est question d’énormément de choses dans ce film de très simple facture qu’est Le soir tombe sur Bucarest, il s’y joue surtout quelque chose de rarissime : l’idée qu’une conversation entre deux personnages pourrait être vraiment intéressante, pour elle-même et pas seulement comme élément d’une construction dramatique – qu’elle est aussi. Racontant quelques moment d’un tournage, les scènes mettent aux prises un réalisateur et son actrice, la productrice, un autre réalisateur, et chaque situation acquiert une valeur autonome d’une très haute qualité, en même temps qu’elle se révèle partie d’une composition ironique et lucide.

On ne mentionnera ici que pour mémoire deux films français dont la sortie est attendue prochainement, les deux réussites que sont Gare du Nord de Claire Simon et Tonnerre de Guillaume Brac. Pas question en revanche de passer sous silence la belle découverte d’un film anglais parfaitement imprévisible, Exhibition de Joanna Hogg, drôle d’histoire d’amour-haine à trois entre une maison d’architecte et le couple qui l’habite depuis 18 ans, et qui s’apprête à la vendre.  Pas véritablement de narration mais une manière de faire vivre l’espace et la lumière, les affects et les échanges, manière nonchalante et inquiète à la fois qui constitue une véritable proposition de cinéma, singulière et stimulante.

Il faut aussi mentionner deux très beaux documentaires. Le premier est un journal filmé du cinéaste, producteur et ingénieur du son portugais Joachim Pinto, qui a partie liée avec beaucoup de ce qui s’est fait de plus magnifique dans son pays (donc dans l’histoire du cinéma mondial). Joachim Pinto est malade, gravement malade, beaucoup de ses amis sont morts – dont Serge Daney, Robert Kramer, Joao Cesar Monteiro, Raoul Ruiz… cette chronique bouleversante des travaux et des jours, des voyages et des angoisses, des chiens et des compagnons devient un immense chant de vie, vibrant comme une déclaration d’amour.

Cas limite, Manakamana paraitra une blague ou une provocation stupide à qui ne l’a pas vu. Mais qui aura accepté de monter à bord de cette succession de trajets en télécabine montant puis descendant du sommet d’une montagne népalaise s’apercevra surpris que minimalisme et répétition ont peu à peu donné naissance à curiosité, humour, richesse du détail et du sens. La réalisation de Stephanie Spray et Pacho Velez pourrait sembler relever davantage de l’installation, fondée sur un dispositif unique. Il n’en est rien, la durée, les phénomènes de reconnaissance et les écarts (entre les passagers successifs, mais aussi entre deux moments, deux lumières, deux axes de prise de vue) se révèlent au contraire d’une fécondité inattendue, et qui doit tout au cinéma.