Cannes 2025, jour 4: un passé qui ne passe pas

Stéphanie (Léa Drucker), l’enquêtrice passionnée de Dossier 137.

«Dossier 137» de Dominik Moll et «Eddington» d’Ari Aster ont en commun de raviver l’un et l’autre la mémoire d’événements récents, qui éclairent chacun à sa façon l’actualité.

Depuis l’ouverture du Festival, principalement consacrée aux horreurs, catastrophes et drames du monde contemporain, l’interaction des films de cette édition avec l’actualité n’a cessé d’être évoquée.

Mais les films, y compris de fiction, interagissent aussi avec la réalité de bien d’autres manières. C’est le cas de deux des titres en compétition, qui mobilisent le vécu d’époques récentes que nous tendons déjà sinon à oublier, du moins à refouler dans un passé révolu, quand ce qu’elles évoquent influence grandement notre présent.

L’écart temporel entre les faits évoqués et le moment d’en projeter des récits reconstruits par la fiction pour le grand écran, incite –ou devrait inciter– à essayer de mieux comprendre ce qui se passe en ce moment, voire ce qui est susceptible de se passer bientôt.

«Dossier 137» de Dominik Moll

L’effet de cet écart temporel est évident dès les premières minutes, montages de photos prises sur les lieux. Quoi? Nous avons vécu ça? Chez nous? Il y a moins de dix ans?

«Ça», c’est le mouvement des «gilets jaunes», et en particuliers les émeutes sur les Champs Élysées et alentours en décembre 2018. Depuis, le Covid, les guerres en Ukraine et à Gaza, la réforme des retraites, une dissolution, Bétharram et l’élection de Donald Trump ont contribué à reléguer dans un «avant» qui déjà s’estompe, l’ensemble des événements extraordinaires qui se sont produits alors, sous des formes différentes partout en France mais entre autres dans la capitale.

L'inspectrice face au mur des pouvoirs de toute nature qui s'interpose entre elle et les faits. | Haut et court

L’inspectrice face au mur des pouvoirs de toute nature qui s’interpose entre elle et les faits. | Haut et court

Documentaires ou fictions, il existe une filmographie conséquente consacrée aux «gilets jaunes» –ce site en recense vingt-trois, tous documentaires, et il n’est pas exhaustif. Mais une part de l’effet que produit le film de Dominik Moll tient à l’éloignement dans le temps et surtout dans la mémoire collective, et à la force qu’il imprime à ce qu’il faut bien appeler un retour du refoulé.

L’autre ressort majeur, et peu fréquent dans ce genre de film politico-policier, tient à la manière dont est raconté ce que fait concrètement la commissaire enquêtrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) interprétée par Léa Drucker dans cette «fiction inspirée de faits réels», comme en avertit un carton au début.

Même si elle se nourrit de nombreux autres ressorts plus classiques, commentaires politiques, relations psychologiques, tensions émotionnelles, rebondissements dramatiques, l’enquête sur les conditions dans lesquelles un jeune manifestant a été grièvement blessé par un tir de flash-ball impressionne et passionne par le détail des procédures et des moyens techniques mobilisés.

La multiplicité et l’hétérogénéité des sources, les manières de pouvoir ou pas s’en servir et les relier, les niveaux d’interférences de forces hétérogènes, ne relevant pas du même domaine et pourtant entrant en résonance ou en conflit, est le carburant le plus efficace pour la trajectoire du film.

Et c’est d’y avoir donné accès qui permet, à la fin, ce que dit l’enquêtrice à sa supérieure, dépliant explicitement les ressorts qui ne sont pas seulement ceux du récit, ou d’un événement précis, mais qui sont au principe même de ce qui fait société, ou devrait le faire, et y parvient de moins en moins.

Le film de l’auteur de La Nuit du 12 est porté notamment par Léa Drucker impressionnante, pour la deuxième fois en tête d’affiche d’un film important de cette édition du Festival après L’Intérêt d’Adam.

Elle y incarne moins une personne, ou même un personnage (de fiction) qu’une idée –la Vérité, la Justice– et il faut en effet toute la force de l’actrice pour que cela ne paraisse pas trop abstrait. En cela, plus encore que comme reconstitution des fameux «faits réels», Dossier 137 à la fois décrit et interroge un état des choses qui est, lui, tout à fait contemporain.

«Eddington» d’Ari Aster

Cette fois ce n’est plus le séisme «gilets jaunes» à l’échelle française, mais le maelström Covid à l’échelle de l’Amérique profonde dont le quatrième film de l’auteur de Midsommar ranime la mémoire, sur un mode de grand guignol déglingué et hyper violent.

Dans une bourgade du Nouveau Mexique où doit bientôt avoir lieu l’élection ou réélection du maire, le port du masque imposé par les autorités mais refusé par le shérif sert de premier détonateur à une succession d’affrontements qui iront du coup de gueule à la gifle, et d’un coup de feu à un massacre à la mitrailleuse lourde.

Le shérif (Joaquin Phoenix) face au maire (Pedro Pascal) dont il convoite le poste. | Metropolitan FilmExport

Le shérif (Joaquin Phoenix) face au maire (Pedro Pascal) dont il convoite le poste. | Metropolitan FilmExport

Au passage sont convoqués les délires complotistes, liés ou pas à la pandémie avec une passion pour la pédophilie et pour le mysticisme, le mouvement Black Lives Matter, les emballements des réseaux sociaux, l’usage délirant des armes à feu, l’invasion manipulée par des intérêts locaux des data centers prédateurs, le conflit avec les communautés amérindiennes, le gouffre sans fond des protestations et contre-protestations de tous les groupes et sous groupes, y compris contre eux-mêmes… (…)

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«Les Révoltés», un moment historique au vertige du présent

Continue de courir, camarade, le vieux monde est toujours derrière toi

Composé d’images réalisées en mai-juin 1968, le film de Michel Andrieu et Jacques Kebadian rend leur richesse aux événements et permet de prendre la mesure de ce qui a changé depuis.

Comme au début de Vertigo d’Alfred Hitchcock, cela s’éloigne et se rapproche en même temps. Ce qui s’éloigne: cet étrange moment qu’aura été la commémoration de Mai 68, cinquante ans après. Cinquante ans! La naïveté, la manipulation roublarde et le passéisme infantile ou gâtifiant s’y seront donnés la main, non sans une part de générosité qu’il convient de saluer, sans illusion sur ses effets.

Fort heureusement il n’y a ni naïveté, ni manipulation ni passéisme dans le film de Michel Andrieu et Jacques Kebadian. Et s’il doit sans doute à cette machinerie commémorative qui a occupé le printemps 2018 d’avoir vu le jour, il n’en relève à aucun titre. Il accomplit en effet un double travail, nécessaire et compliqué, de mise à distance et d’adresse au présent, voire à l’avenir.

Et c’est alors que s’approchent, ou semblent s’approcher, des effets d’images récentes, associées à un mouvement des «gilets jaunes» qui n’existait pas quand le film a été terminé. D’où le vertige singulier suscité par une œuvre qui gagne encore en complexité par la manière dont elle rencontre l’actualité.

Des icônes qui réduisent le champ du réél

En regardant le film comme tout film mérite de l’être, sans prérequis ni longueur d’avance, que voit-on? L’étonnante richesse des images. Et des images en mouvement. On connaît l’étrangeté du rapport à l’image filmée des événements de 68. Alors que tout se déroulait dans l’espace public, alors que les outils d’enregistrement étaient disponibles, alors que cinéastes et étudiants en cinéma de toutes qualités pouvaient filmer et souvent l’ont fait, ce qui s’est établi comme les traces audiovisuelles de Mai 68 est étrangement restreint.

En cinquante ans, l’imagerie s’est encore réduite en se concentrant sur quelques «icônes», quelques clichés, éradiquant encore un peu plus dans la mémoire collective ce que furent la diversité, la complexité, les contradictions, les bifurcations et convergences de ce moment.

Les deux auteurs ont retrouvé des images –y compris celles qu’ils avaient eux-mêmes tournées à l’époque– mais ils les ont surtout organisées par un travail à la fois au montage et sur le son, pour restituer cette énergie, cette violence, cette joie, cette surprise permanente, cette imagination.

Ils aident à appréhender les événements, qu’ils cadrent avec précision et une légitimité qui n’excluerait pas d’autres approches, les mois de mai et juin 1968, ce moment qu’on ne sait toujours pas nommer.

Cette difficulté à nommer ce qui fut un mouvement révolutionnaire –mais pas une révolution, et encore moins «La Révolution»–, est un ressort majeur du film. Un flou souligné par l’imprécision du titre, Les Révoltés.

Bouillonnant mais pas fouillis, l’agencement des actes collectifs qui se produisent durant ces quelques semaines n’est évidemment qu’incomplètement documenté par les images filmées ici. N’y figurent pas les universités de province, les mines de Lorraine, les chantiers navals de Saint-Nazaire, cent et cent autres lieux singuliers porteurs d’une histoire longue qui se reconfigure à cette occasion avant de continuer son cours.

Jusqu’à preuve du contraire, on ne dispose d’images de ce qui s’est joué. Mais la composition des plans dans le film en accueille la possibilité, en suggère l’existence. L’essentiel, dans ce projet qui ne vise à aucune exhaustivité, est ailleurs.

Il est dans ce qui établit la singularité de ce moment défini par la conjonction de deux phénomènes sous l’emprise d’un troisième, qui ne leur est pas étranger et est pourtant différent.

Conjonction de trois phénomènes

Le premier phénomène est la révolte d’une jeunesse surtout étudiante, issue des classes moyennes produites par les Trente Glorieuses, en révolte contre un ensemble de conventions «sociétales» d’un autre âge.

Le deuxième phénomène est l’acmé d’une combattivité ouvrière, et plus largement des travailleurs (une partie des paysans, une partie du tertiaire aussi). Cette combattivité a alors derrière elle 150 ans d’histoire, et à travers d’innombrables épisodes, ses structures, sa mémoire, ses manières d’imaginer et de formuler d’autres façons de vivre.

Insurrection étudiante et mobilisation ouvrière, deux images des Révoltés

En France, ces deux élans, l’un lié à une période très précise, la fin des années 1960, et l’autre à une à une histoire longue, auront été concomitants et dans une certaine mesure convergents.

Leur convergence tient à un troisième phénomène qui est, lui, mondial. Elle se produit sous l’effet de la croyance diffuse, atmosphérique, associée à d’innombrables facteurs aussi hétérogènes que la révolution cubaine, les décolonisations, Jean-Luc Godard, les mouvements de libérations nationales, la pilule, le Vietnam, le mouvement noir américain, les soulèvements étudiants de Berkeley à Tokyo, le free jazz et le rock’n’roll, Che Guevara, Bob Dylan et Léo Ferré, les flower people, les Nouvelles Vagues au cinéma, le dégel soviétique… La croyance que le monde est en train de basculer, qu’il existe une possibilité historique de tout changer.

Confus et utopique? Peut-être ou peut-être pas. Mais ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est que partout dans le monde au même moment des dizaines de millions de gens ont partagé ce sentiment. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à cette époque-là. (…)

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