«Le Cas Richard Jewell» de Clint Eastwood, exercice de démagogie calibrée

Richard Jewell (Paul Walter Hauser) soumis au détecteur de mensonge. | via Warner Bros. France

Le réalisateur s’inspire d’un événement advenu il y a près de vingt-cinq ans pour fabriquer une mécanique dramatique en mineur, au message politique très actuel.

Richard Jewell est gros et moche. Il est malséant, voire déplaisant de parler ainsi de quelqu’un, mais c’est le principal ressort du nouveau film de Clint Eastwood. Car Richard Jewell est un héros.

Poursuivant la série de portraits de personnages contemporains qu’il considère comme exemplaires, Eastwood ajoute une nouvelle figure au tueur d’élite Chris Kyle (American Sniper), au pilote Chesley Sullenberger (Sully) et aux trois passagers ayant interrompu un attentat à bord d’un Thalys (Le 15h17 pour Paris).

Tel que joué par Paul Walter Hauser, mais qu’on a toute raison de croire très ressemblant au modèle et à ce qui lui est advenu, en 1996 à Atlanta, Jewell est un adulte de 33 ans qui habite toujours avec sa mère, un homme solitaire et instable, attirant fréquemment les moqueries.

Ses manies et ses obsessions lui valent de perdre souvent son emploi, voire d’avoir des petits problèmes avec la justice. Sa principale obsession est de devenir policier, il l’a d’ailleurs brièvement été, et de faire strictement respecter la loi et l’ordre.

Engagé comme vigile pour les Jeux olympiques qui se tiennent dans la capitale de la Géorgie, son obsession sécuritaire lui permet, malgré l’ironie de ses collègues et l’insouciance du public, de découvrir un colis piégé et d’éviter un massacre.

Célébré par tous les médias, il en devient très vite la tête de turc après que le FBI l’a identifié comme principal suspect dudit attentat. Selon la logique perverse typique des intellectuels, le fait même qu’il ait sauvé des gens en fait un probable coupable.

Un petit film, voulu comme tel

Le trente-huitième film d’Eastwood relate pas à pas ces événements, en mettant en contraste la naïveté au cœur pur du moustachu en surpoids et la rouerie malsaine de ses ennemis, les agents du FBI et les médias vautours –mais aussi de tout ce qui ressemble à de la pensée, théorie policière ou travail de la presse.

Contrairement à ce que claironne la publicité, Richard Jewell n’est pas un très grand Eastwood. Son principal intérêt est au contraire d’être un tout petit film, voulu comme tel. Une série B, aux moyens modestes, et sans vedettes.

L’histoire devait à l’origine être filmée par Paul Greengrass, avec Jonah Hill dans le rôle-titre et Leonardo DiCaprio dans celui de l’avocat qui vient défendre Jewell. Cela aurait donné un tout autre film –on dira pour aller vite un film de gauche, alors qu’il s’agit là sans aucun doute d’un film de droite. Un film fort adroitement agencé, et dont les mécanismes sont bien intéressants à observer, plus encore à l’ère Trump.

Visages de la toute-puissance maléfique de l’appareil d’État, les agents du FBI maltraitent et manipulent. | via Warner Bros. France

Le choix d’acteurs, d’ailleurs excellents, mais peu connus, est le symptôme d’un parti pris qui concerne tout le film: c’est une toute petite histoire, elle ne fait sens qu’en tant que telle. C’est l’histoire de monsieur Tout-le-Monde.

Et il importe au plus haut point de la raconter au ras des pâquerettes: la caractérisation des personnages est simpliste, l’enchaînement de péripéties annoncées des kilomètres à l’avance, le dénouement répond aux règles du genre.

La boussole libertarienne

C’est exactement à ce prix qu’Eastwood, qu’on sait capable de choix de mise en scène autrement audacieuse comme de positions moins conformes à cette histoire officielle et bien pensante qu’il a si vigoureusement dénoncée dans Mémoires de nos pères, peut déployer le mécanisme paradoxal de son film.

En conformité avec l’idéologie libertarienne à l’américaine qui est sa principale boussole politique, le réalisateur peut ainsi à la fois exalter les vertus individuelles des défenseurs de l’ordre, et s’en prendre aux institutions d’État, ici représentées par le corps le plus prestigieux de la police, qu’on voit se livrer à une série de manipulations et de mauvais traitements à l’encontre d’honnêtes citoyens, sans égard ni pour la vérité ni pour la morale. (…)

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Les fleurs de cinéma et les épines politiques de «La Mule»

Earl Stone, héros de «La Mule» et nouveau double à demi-fictif de Clint Eastwood

Le nouveau film de et avec Clint Eastwood confirme à la fois sa maestria de cinéaste et ses penchants idéologiques discutables.

Il n’y a pas de raison particulière de faire du trente-septième long métrage réalisé par Clint Eastwood, 88 ans, ce qu’on appelle un film testament, au sens où ce serait le dernier –ce qui n’est pas sûr– et où il y exprimerait des «dernières volontés», artistiques ou politiques. Il est en revanche très possible d’y reconnaître un condensé des traits significatifs de cette œuvre considérable.

Voici donc Earl Stone, naguère horticulteur prospère, ruiné par internet et qui, à son âge avancé, devient «mule», c’est-à-dire transporteur de drogue pour un cartel mexicain.

Se donnant pour la vingt-troisième fois le premier rôle dans l’une de ses réalisations, Eastwood y associe à nouveau les ressources immenses de son charme d’acteur et de son talent de metteur en scène.

Une recette imparable

À cet égard, il est bien l’héritier, et même l’incarnation, d’un classicisme hollywoodien où présence physique, fluidité du récit, inscription paraissant évidente d’un personnage dans les paysages et les légendes d’Amérique permettent une composition dont la séduction ne se dément pas depuis un siècle.

Le dosage au trébuchet de l’humour, du sentiment et des notations réalistes sont les adjuvants d’une recette aussi efficace et pas vraiment imitable que celle du Coca-Cola. Ce charme, au sens magique du mot, tient en grande partie à l’immense potentiel d’évocation que ces ingrédients mobilisent.

En pianiste doué, Eastwood ne se prive pas de jouer sur le clavier des nostalgies et des souvenirs, lui dont la seule silhouette convoque une foule de personnages, de Bronco Billy à l’entraîneur de Million Dollar Baby et de Josey Wales au Kowalski de Gran Torino.

Un acteur et un personnnage, avec derrière eux une longue traîne de souvenirs mythiques

Mais ce sont aussi bien les chansons qu’écoute Stone au volant de son pick-up, impeccable florilège de country et de soul, ou les grands espaces et les ciels immenses du Midwest à jamais hantés par l’imagerie du western, qui contribuent à ce sentiment de familiarité chaleureuse, à la fois souriante et vaguement régressive.

De manière moins apparente, l’élégance synchrone de l’acteur, de la caméra et du montage, déployant une sorte de pavane de séduction irrésistiblement gracieuse, font de The Mule, après bien d’autres titres mais de façon exemplaire, un petit joyau de mise en scène.

Une étrange came

Cinéaste doué et ayant été à la très bonne école –Sergio Leone et Don Siegel en particulier, Michael Cimino aussi–, Eastwood a atteint depuis au moins Pale Rider (1985) une maestria aussi impressionnante que dans l’ensemble d’une extrême discrétion.

Elle lui sert ici pour raconter une histoire qui condense, là aussi de manière plutôt allusive, tout un pan du «personnage Eastwood», associé à ses prises de position politiques. Non sans une certaine rouerie, La Mule est en effet un vigoureux plaidoyer pour les valeurs fondamentales d’un ultralibéralisme réactionnaire.

S’appuyant sur le gigantesque capital de sympathie dont dispose d’emblée un personnage qu’il interprète, Eastwood commence par faire l’éloge d’un hédonisme sans foi ni loi, traduction dans le quotidien du droit imprescriptible de chacun à satisfaire tous ses appétits, y compris au détriment des autres.

Lorsque son aveuglement a mené à la ruine le petit entrepreneur, il se refait en travaillant pour des truands et en approvisionnant une grande ville en centaines de kilos d’héroïne.

Andy Garcia en débonnaire chef de cartel à l’ancienne

Mais c’est pour sauver son petit commerce, n’est-ce pas? Et puis ce grand vieux monsieur est si sympathique. Le public se retrouve peu ou prou dans la situation de la police, qui ne soupçonne pas un tel personnage –artifice de scénario qui jamais ne risque d’amener ledit public à s’interroger sur son adhésion au héros. (…)

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