Foudroyante beauté politique – sur Bushman de David Schickele

Ce mercredi sort sur les écrans un objet cinématographique sidérant, venu d’un autre monde, les États-Unis de la fin des années 60, météorite noire d’une éclatante puissance politique. Jamais distribué alors ni depuis, Bushman de David Schickele est à la fois portrait d’une époque et mise en question de plusieurs situations d’oppression et d’incompréhension, où la beauté et l’humour participent d’une réflexion ambitieuse, quand l’oppression et l’injustice finissent par venir reconfigurer le film lui-même.

Le type marche sur la grande route. Il est pieds nus. Il est noir. Ses chaussures sont en équilibre sur sa tête. Ce sont les toutes premières images, comiques et réalistes, sensuelles et intrigantes. Le paysage ne laisse guère de doute, on est aux États-Unis.

Mais cet homme noir convoque une autre image, venue d’Afrique. Il fait du stop. A l’écran, une inscription indique « 1968 : Martin Luther King, Bobby Kennedy, Bobby Hutton[1] ont été tués il y a peu ».  Un autre plan montre des personnes en marche, en Afrique. Autre inscription : « Au Nigeria, la guerre civile vient d’entrer dans sa deuxième année, sans issue en vue. »

Retour sur la route américaine, contre tout attente un bizarre tricycle motorisé piloté par un homme blanc, très amical et tout à fait raciste, embarque le marcheur du début. Dans le véhicule qui fait des acrobaties, une bouteille de scotch à la main, l’homme noir prénommé Gabriel dit qu’il vient du Nigeria pour éduquer les Américains, continue à parler dans une langue de son pays. Apparait une cérémonie traditionnelle dans un village de la brousse, au Nigeria. Rien n’est prévisible, tout est vivant, et riche de complexité. Seulement trois minutes se sont écoulées et il est clair qu’on se trouve devant un objet cinématographique sidérant. La beauté et la liberté des plans en noir et blanc nourrissent un récit aux multiples rebondissements, travaillé par des enjeux politiques, historiques et intimes d’une incroyable richesse.

À elle seule, la remise en question du rapport aux Noirs au sein de la société raciste américaine par la présence d’un Noir non-américain, habité de projets et porteurs d’un regard singulier, en même temps que relié à une autre tragédie historique (ce qu’on nous appellerons la Guerre du Biafra, horreur entre les horreurs), tandis que prolifèrent les modes de contestations intérieures aux États-Unis de l’époque où révolte étudiante, mouvement hippie, refus de la guerre au Vietnam et insurrection Black Panther se côtoient et se chevauchent sans se confondre.

Gabriel, bien préoccupé aussi par le désir que lui inspire les jeunes femmes qui croisent son chemin, circule entre lieux et contextes, regarde et comprend, se moque et se fait rouler, ou jeter. Il n’y a pas de personnages secondaires dans Bushman, chaque figure, surtout féminine, acquiert dès son apparition une présence, une singularité, une manière d’exister bien à elle. Et ce n’est pas la moindre des marques de l’incontestable force de la mise en scène dont fait preuve… qui déjà ? David Schickele ? C’est qui, celui-là ? Un immense cinéaste, même pas oublié puisqu’il n’a jamais été connu. Et son film non plus, qui fut montré dans quelques festivals en 1971 mais jamais distribué commercialement, enterré sans avoir été vu, dans une Amérique qui ne voulait assurément pas de cette attention aux Noirs, de cette attention aux mouvements de contestation, de cette liberté de filmer, de cette capacité à connecter liberté des corps et des affects et conflits politiques, ici et là-bas.

Pourtant il y en a eu, des films indépendants à cette époque, transgressifs, marginaux, tout ce qu’on veut, et qui ont circulé, au moins dans des circuits alternatifs. Pas celui-là ? Malchance ou maladresse peut-être, mais aussi possiblement refus de cette radicalité-là, de cette puissance d’incarnation et de questionnement, porté par un sens du cadre et du mouvement sidérant.

Une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.

Petit-fils d’un écrivain alsacien pacifiste au parcours lui-même remarquable, René Schickele, le jeune homme (il a 33 ans quand il réalise le film en 1970), qui sera aussi un musicien accompli, n’en est pas tout à fait à son coup d’essai. Ancien membre du Peace Corps, cette agence gouvernementale créée par Kennedy et composée de volontaires envoyés dans les pays des Suds apporter bienfaits du développement et influence étatsunienne[2], il a été actif au Nigeria, où il réalisa en 1966 un documentaire, Give Me a Riddle. Un de ses principaux protagonistes, Paul Okpokam, intellectuel activiste, dut ensuite s’exiler. À San Francisco, où il suivait des cours de théâtre, Okpokam retrouve son ancien prof d’anglais américain, qui prépare son premier film de fiction, au milieu de l’agitation contestataire et de la violence de la répression policière, tandis que la guerre civile fait rage dans son pays d’origine. Il devient l’interprète principal du Bushman en gestation, malgré l’extrême faiblesse des moyens disponibles.

À des titres divers, Schickele et Okpokam ont une relation avec la situation nigériane, qui devient une composante importante du projet. Se joue alors au sein du film une tension exceptionnelle, exceptionnelle sinon unique dans un film américain : la mise en interaction d’un point de vue étatsunien et d’un point de vue « d’ailleurs », ici nigérian. Il y a pléthore de films américains avec des personnages et des situations non-américains, mais tout est toujours vu selon une approche unique – c’est vrai à l’évidence du mainstream hollywoodien[3], mais aussi bien du Vietnam filmé par Cimino, Coppola ou Oliver Stone, ou même par Robert Kramer. Les images documentaires dans un village de brousse nigérian, possiblement des souvenirs ou des rêveries de Gabriel mêlées avec ce qu’il peut apprendre dans les médias de ce qui se passe chez lui, et sa relation avec l’ensemble de ses interlocuteurs, extrêmement différents entre eux mais tous Américains, introduisent des déplacements inédits, où l’humour est un puissant ressort critique.

Tous ces éléments affleurent indirectement tandis qu’on suit les tribulations de Gabriel, ses rencontres, ses mésaventures parfois comiques, parfois dramatiques. Le personnage, largement inspiré de celui qui l’interprète, est doté d’une ironie lucide et d’une capacité à déplacer les multiples biais et clichés, entre Noirs, entre blancs progressistes de divers profils, dans un environnement général d’une violente hostilité qui interfère avec les utopies d’alors et l’idéologie du cool. La voix off de Gabriel commentant avec ironie, et auto-ironie, les situations auxquelles il est confronté est l’une des multiples dimensions dans lesquelles se déploie la richesse d’un film qui semble en permanence s’inventer, à partir d’une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.

Une déambulation sur le trottoir entrecoupées d’images de destruction d’immeubles du ghetto, un passant qui bondit devant la caméra pour une pantomime improvisée, une joyeuse scène d’amour physique en pleine nature, des souvenirs précis de la manière dont les indépendances africaines ont été volées par les puissances d’argent, la rencontre étonnamment attentive avec un jeune homme gay en mal de compagnie, les photos des atrocités au Biafra, un jeune Black Panther qui s’entraine au maniement d’arme, un camping sous la neige en pleine campagne idyllique…

Le film se livre volontiers, et avec gourmandise, aux réalités multiples et contradictoires au sein desquelles il se construit. Mais la violence du réel viendra l’impacter de manière bien plus radicale, transformant Bushman en œuvre encore plus riche et significative, assigné à une forme tragiquement ouverte. (…)

LIRE LA SUITE

«Sabotage», thriller écologiste à l’épreuve des règles du genre

Six membres du commando réuni pour faire sauter un pipeline passent à l’action.

Le film de Daniel Goldhaber met en scène, selon les codes du film de braquage, la préparation d’un attentat par de jeunes activistes défenseurs de l’environnement.

Venus des quatre coins des États-Unis, ou du ranch d’à côté, huit jeunes gens ont convergé vers ce trou perdu dans le désert texan. Le modèle est immédiatement reconnaissable: c’est celui des Sept Samouraïs, ou de la série Mission: impossible: des profils différents, avec des compétences et des motivations diverses, assemblés pour accomplir une tâche particulière.

Sans doute serait-il plus juste de convoquer comme référence la franchise Ocean’s Eleven, puisque l’équipe ainsi constituée a pour objectif de commettre un acte illégal: faire sauter un pipeline. Celui-ci est leur cible, à la fois comme symbole de l’addiction généralisée aux énergies fossiles et comme responsable direct de destructions et d’expulsions locales.

Une part importante du film est consacrée à la préparation de l’attentat, puis au déroulement de son exécution, émaillée de multiples rebondissements. Mais, récit d’une aventure, Sabotage fait aussi place aux réflexions et aux débats qui animent ses personnages, à leurs raisons d’agir et à leurs arguments.

Un double enjeu

Se revendiquant de l’esprit, sinon de la lettre, de l’essai d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline, le jeune réalisateur américain Daniel Goldhaber mobilise donc explicitement les codes du film de braquage dans ce contexte très particulier, avec un double enjeu.

Le premier est évidemment de tirer parti des effets de suspense du genre, et de transformer en thriller efficace ce plaidoyer pour que la résistance à la destruction de l’environnement ait éventuellement recours à des actes violents.

L’usage d’explosifs, plus encore peut-être le fait de rompre le tabou fondateur de la propriété privée, sont en effet des actes qu’on peut qualifier de violents, y compris en ne cessant de rappeler qu’à aucun moment il n’est question de tuer ou de blesser qui que ce soit. Ce qui fait une certaine différence avec le sens usuel, jusqu’à une date récente, du mot «terroriste»[1].

Le second enjeu de cet assemblage d’individus différents entre eux, même s’ils appartiennent pratiquement tous à la même génération (un seul, le fermier, est un peu plus âgé), concerne les motivations des protagonistes. Une part essentielle du film est ainsi consacrée aux parcours qui mènent ces jeunes gens au passage à l’acte collectif.

Là se situe la limite du dispositif narratif adopté par le cinéaste: les besoins du genre, qui assure le côté spectaculaire de Sabotage, et potentiellement sa capacité à attirer un public relativement large (encore qu’on doute qu’une sortie le 26 juillet soit à cet égard le meilleur moyen), fragilisent la proposition politique dont il est porteur.

Et cela est vrai quelle que soit l’opinion de chacune et chacun à propos du passage à l’acte lui-même. Le scénario dispose que les parcours individuels des huit protagonistes sont marqués par des drames et des traumatismes personnels. Ces drames et ces traumatismes sont dès lors supposés légitimer l’action radicale illégale.

Ces parcours individuels justifient –ou souhaitent justifier– la décision d’agir au-delà du pacifisme revendiqué, qui est aujourd’hui l’attitude de la quasi-totalité des activistes de l’écologie. Ce qui n’empêche pas du tout que ceux-ci se fassent traiter d’écoterroristes, et soient régulièrement réprimés de manière ultraviolente, aux États-Unis aussi.

Dans le film, cette justification par les trajectoires personnelles est à double détente. (…)

LIRE LA SUITE

«Showing Up», quelque chose d’atmosphérique

Lizzie (Michelle Williams) parmi les œuvres de sa voisine et propriétaire Jo.

Dans le sillage d’une artiste qui lui ressemble, Kelly Reichardt radicalise en douceur la proposition d’un cinéma nourri d’une égale considération pour tout ce qui fait exister un environnement.

C’était l’an dernier au Festival de Cannes, une des dernières séances de la compétition officielle. Très vite après que la lumière s’est éteinte et que l’écran s’est allumé est venu le moment où vous traverse l’esprit que ce film est trop beau, trop juste, trop délicatement précis pour Cannes.

Dans le contexte de cette manifestation, les œuvres qui refusent obstinément les effets de manche et les numéros tape-à-l’œil sont d’emblée handicapées (et on a vu depuis la Palme d’or couronner son exacte antithèse). Le huitième film de Kelly Reichardt affirme de tels refus avec une tranquille assurance.

Cela le condamne-t-il à disparaître, balayé par le flux? C’est tout le contraire: un an plus tard, il s’avère avoir laissé dans la mémoire une empreinte à la fois profonde et légère, quelque chose d’atmosphérique et de vital.

Autoportrait à peine déplacé, Showing Up raconte quelques jours de la vie de Lizzie, artiste céramiste qui vit et travaille parmi d’autres artistes dans une ville de province américaine –Portland où, en effet, vit et travaille aussi la cinéaste.

Après Wendy et Lucy, La Dernière Piste et Certaines Femmes, celle-ci y retrouve dans le rôle principal Michelle Williams, impressionnante de retenue grêlée de troubles et de nervosités. Elle aussi, à sa manière, renouvelle l’idée même qu’on se fait du jeu d’acteur ou d’actrice.

Et sa présence contribue à distiller la sensation d’une continuité dans les réalisations successives de l’autrice, malgré la différence évidente entre les contextes et les ressorts dramatiques apparents de chaque film.

Pas un sport de combat

Alors qu’elle prépare une exposition de son travail, Lizzie vit mal ses relations avec son père, avec sa mère, avec son frère, avec sa voisine, et même avec son chat.

Aucune explication particulière à ce mal-être, mais un sentiment d’urgences contradictoires, de fragilités et d’inquiétudes qui concernent tout autant ses émotions personnelles, ses besoins matériels ou sa création artistique.

Le déploiement du film ressemble dès lors à ces œuvres en réseau que compose l’artiste plasticienne new-yorkaise Michelle Segre. Kelly Reichardt l’avait filmée en préparant Showing Up, ce qui donna naissance à un court-métrage qui fut présenté au Centre Pompidou en 2021 lors du grand hommage rendu à la cinéaste.

Certaines de ces œuvres figurent dans le film, elles sont attribuées à Jo, qui est à la fois elle aussi artiste, la voisine et la propriétaire de Lizzie, pas pressée de faire réparer le chauffe-eau.

Une idée de l’artiste plus proche de l’artisanat que du génie (ou du champion, ou du vainqueur). | Diaphana

Plus proche de l’artisane que de l’artiste en majesté, Lizzie fait écho à l’approche de la mise en scène d’une réalisatrice qui ne cesse de confirmer qu’elle est une des figures majeures du cinéma contemporain, mais en déjouant tous les codes de la domination et de l’affirmation du pouvoir.

Aussi ténus soient les fils narratifs qui tissent Showing Up, dans le film les êtres et les personnes existent d’une présence rarement ressentie, présence qui en fait une expérience aussi forte que son argument narratif peut paraître mince. Parce que le cinéma n’est pas, ou en tout cas n’a pas obligation d’être un sport de combat.

Défaire le point de vue

Encore l’enjeu d’un tel projet de cinéma va-t-il bien au-delà de la seule mise en acte de ce «pacifisme» de la mise en scène, qui n’empêche évidemment pas d’assumer des points de vue et des engagements. Le cinéma de Kelly Reichardt, et tout particulièrement Showing Up, déplace et questionne ces mots qui paraissent évidents, «point de vue», «engagement». (…)

LIRE LA SUITE

«First Cow», un autre monde d’aventures est possible

King Lu (Orion Lee) et Cookie (John Magaro), en chemin vers des lendemains incertains. | Condor Distribution

À la fois intense et doux, le nouveau film de Kelly Reichardt explore dans un univers de western sauvage les voies d’une étonnante amitié entre deux hommes.

Il y a ce moment, magique et comique à la fois, où King Lu ayant convié Cookie dans sa cabane au milieu des bois, l’invité s’empare d’un balai pour faire un peu de ménage, puis va cueillir des fleurs qu’il met dans un vase. Ces actes sont accomplis avec un naturel complet, comme des possibilités évidentes de comportement d’un homme accueilli par un autre.

On est dans ce qui ressemble plutôt à un western, au début du XIXe siècle dans une nature sauvage parcourue de trappeurs qui ne le sont guère moins. Cookie, qui s’appelle en réalité Figowitz et s’occupe de l’intendance de chasseurs de peaux de castors, a rencontré un peu plus tôt ce marin chinois essayant d’échapper à une bande de trappeurs russes qui veulent le tuer.

La boue, la dureté des existences et des mœurs, de multiples formes de violence d’un monde en train d’émerger sont le contexte de ce qui va définir la tonalité du film. C’était là d’emblée, mais la scène dans la cabane l’a rendu évident: le parti pris d’une douceur possible en semblable contexte, d’une délicatesse qui est à la fois celle de la relation entre les deux personnages principaux et celle de la mise en scène, de la manière de filmer de Kelly Reichardt.

Les codes ont changé

Cette douceur est le contraire d’une complaisance ou d’une mièvrerie. C’est un acte de bravoure et de fierté, l’affirmation contre 120 ans d’histoire du cinéma qu’on peut raconter les histoires autrement qu’on l’a toujours fait. Autrement qu’en cherchant les effets-chocs, qui sont toujours des actes de pouvoir, de domination –domination consentie et même très massivement demandée par les spectateurs.

Plus précisément, c’est l’affirmation qu’un genre aussi archétypal que le western, genre qui joue un rôle si important dans la construction des représentations (pas seulement aux États-Unis), peut être traité selon d’autres codes.

Avec son septième long-métrage, la cinéaste poursuit ainsi son cheminement, en parfaite cohérence avec l’esprit de Old Joy et de Certaines Femmes, et bien sûr de La Dernière Piste qui se situait déjà dans un univers inspiré du western, mais très différemment.

Mais s’il s’inscrit à l’évidence dans la continuité de l’œuvre de Kelly Reichardt, œuvre en ce moment présentée intégralement au Centre Pompidou, First Cow en constitue un sommet –ce qui, au passage, justifie de consacrer un article spécifique à ce film, une semaine après avoir proposé un portrait de son autrice à l’occasion de la rétrospective, en revendiquant cette insistance aux côtés de ce qu’on considère comme une œuvre d’une importance sans équivalent aujourd’hui.

Des confiseries au goût de l’enfance

Devenus amis, Cookie et King Lu se lancent dans un petit commerce aussi lucratif qu’improbable en pareil milieu: la fabrication de beignets. Ceux-ci remportent un succès immédiat auprès des rudes habitants du comptoir, lieu de rendez-vous de trappeurs et de divers aventuriers, ainsi que des membres des communautés amérindiennes des environs.

Pépites inattendues, ces modestes friandises deviennent illico des objets de fiction très féconds, selon un processus typique du cinéma de Reichardt. Ils sont à la fois un objet de projection imaginaire, où par le plaisir du goût tous ces types frustes retrouvent ce qui leur manque (un souvenir d’enfance, une évocation d’un lieu ou d’une atmosphère), l’objet permettant aux deux héros d’imaginer leur futur grâce à l’argent qu’ils en tirent, et une ressource illégale qui va déclencher les péripéties à venir.

Dans la nuit, la vache, objet de convoitise et d’affection. | Condor Distribution

L’ingrédient essentiel à leur fabrication (chez Kelly Reichardt, on sait toujours comment les choses sont fabriquées) est le lait, lait que les deux compères se procurent en allant traire nuitamment et clandestinement la seule vache des environs, propriété exclusive du notable du lieu, le chef du poste de transaction des fourrures.

Tout cela n’est que le début des tribulations à rebondissements de Cookie et King Lu. First Cow est bien un film d’aventures où l’on retrouve toutes les péripéties requises, mais traitées de façon inhabituelle. Cette façon n’a rien d’une quête ostensible d’originalité, elle ne comporte aucun effet de manche stylistique.

Bien au contraire, avec un sens très sûr des rythmes, des cadres, des enchaînements de mouvements et de pauses, de paroles et de silence, de mobilisation calibrée de la musique, elle compose un assemblage d’événements, de relations, d’imaginaires suggérés d’une richesse dont on perd vite le compte, dont on ne réalise qu’après combien tout cela était vivant, habité.

Personnages masculins, film féminin

First Cow, à la suite des précédents films mais de manière encore plus accomplie et active de s’inscrire dans un cadre de références codé par la violence et les actes de puissance, de domination, est un film au féminin. (…)

LIRE LA SUITE

Kelly Reichardt, cinéaste essentielle, pour aujourd’hui et pour demain

La réalisatrice pendant le tournage de Wendy et Lucy.

La rétrospective consacrée à la réalisatrice américaine et la sortie de «First Cow» scandent la reconnaissance de plus en plus partagée d’une figure majeure du cinéma contemporain.

Le 14 octobre s’ouvre au Centre Pompidou à Paris une rétrospective intégrale de l’œuvre de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, en sa présence. Le 20 octobre, son nouveau film, First Cow, sort dans les salles. Ces deux événements scandent, en France, la reconnaissance progressive d’une figure majeure du cinéma contemporain.

La première et principale raison de s’intéresser aux films de Kelly Reichardt est simple à énoncer: elle est une excellente réalisatrice. Tous ses films sont passionnants. Ils méritent chacun et pris dans leur ensemble l’attention de quiconque s’intéresse au septième art.

Pour s’en convaincre, il faudra voir River of Grass (1994), Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013), Certaines femmes (2016) et donc First Cow, événement du Festival de Berlin 2020 dont l’arrivée sur nos grands écrans a été retardée par la pandémie –et sur lequel on reviendra au moment de sa sortie.

Simple à énoncer, cette raison est en revanche extrêmement complexe à expliciter, tant les choix de mise en scène qui définissent ce qu’on appellerait le style de Kelly Reichardt reposent sur un ensemble de décisions souvent relativement peu spectaculaires. Prises un à une, elles ne semblent pas spécialement originales. Mais, quand on les remet dans la composition d’ensemble, elles prennent tout leur sens.

Une logique intérieure, aussi impérative que délicate

Cet arrangement change à chacun des films. Films qui méritent, comme toujours avec les grands cinéastes, d’être regardés un par un plutôt que d’emblée subsumés sous quelques généralités.

Oui, elle inscrit chaque long-métrage dans un territoire géographique qui joue un rôle décisif dans le récit. Oui, il s’agit toujours d’y circuler, de l’occuper physiquement. Oui, elle aime laisser advenir les événements, fussent-ils minuscules, dans la durée du plan. Oui, les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

                              Daniel London, Will Oldham et Lucy dans Old Joy. | Splendor Films

Oui, elle coécrit le scénario de tous ses films depuis Old Joy avec son complice Jon Raymond. Oui, elle semble avoir trouvé avec le chef opérateur Christopher Blauvelt le partenaire idéal pour faire ses images. Oui, elle assure seule le montage.

Oui, elle s’en tient à des économies modestes de production –y compris lorsqu’elle tourne avec des vedettes –Michelle Williams, Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sasgaard, Laura Dern, Kristen Stewart.

Mais ce qui frappe, en regardant ses films, c’est surtout leur côté «organique», la manière dont chacun semble se développer selon une logique intérieure, aussi impérative que délicate. Cette logique modélise, selon une alchimie indiscernable, tous ses choix –du casting aux mouvements de la caméra et des personnages en passant par la lumière, l’usage des sons et le choix des musiques sans oublier le rythme du montage.

Les mots sont souvent pour elle un moindre enjeu que les gestes et les espaces.

Le cinéma de Kelly Reichardt échappe à ces deux extrêmes périlleux: la prétention à la «mise en scène invisible», crédo du Hollywood classique prêt à toutes les manipulations; et l’affirmation des effets de style, marque d’un cinéma moderne qui trop souvent s’y est enfermé dans la contemplation de ses propres artifices.

Chez elle, les outils et la mémoire du cinéma font partie des ressources mobilisées de manière assumée, mais sans être utilisées comme un procédé ou une fin en soi

Une «évasion» et des rencontres

Si chaque film raconte un trajet, sans nécessairement relever de ce qu’on appelle le road movie, c’est peut-être qu’elle-même a suivi un singulier parcours.

Née en 1964 dans une morne banlieue de Miami, fille de deux policiers, elle trompe son ennui d’adolescente renfermée en s’initiant à la photo avec l’appareil qu’utilisait son père pour photographier les scènes de crime.

Elle décrira comme une véritable «évasion» le fait d’avoir intégré une école d’art à Boston, puis d’avoir pu travailler comme assistante auprès de cinéastes indépendants à New York, notamment Hal Hartley et Todd Haynes.

                                 Lisa Bowman dans River of Grass. | Splendor Films

Tourné dans les Everglades de son enfance et de son adolescence, son premier film, River of Grass, comporte des éléments autobiographiques, sinon dans l’intrigue, du moins dans l’atmosphère. Il sera achevé grâce à une énergie peu commune et malgré la complète absence de moyens ou d’expérience professionnelle.

Il vaut à la réalisatrice de trente ans la reconnaissance immédiate de son talent après sa sélection au Festival de Sundance. Mais il faudra douze ans à Kelly Reichardt pour arriver à mener à bien le suivant. Entretemps, elle aura enseigné (elle le fait toujours). Elle aura aussi beaucoup exploré les ressources du cinéma expérimental et d’autres formes d’arts visuels.

Elle découvrira également Portland et ses environs, épicentre d’un ample mouvement artistique et sociétal au nord-ouest des États-Unis depuis une vingtaine d’années. L’Oregon deviendra le décor de la plupart de ses films à venir.

Chacun de ses films suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales.

Old Joy, qui ressort en salle le 13 octobre, permettra un début de visibilité internationale pour cette autrice dont le ton singulier s’affirme avec cette errance de deux amis dans la forêt. On y fait aussi la connaissance de Lucy, la chienne de la réalisatrice, qui occupera un rôle essentiel au point de devenir un personnage à part entière, y compris lorsqu’elle disparaîtra, dans le film suivant.

Et ensuite… Ensuite, il y aura des histoires d’amour, des explosions, des solitudes, des coïncidences, des éclats de rire, des dangers mortels, des Indiens, une avocate, des trahisons, toujours la chienne Lucy, des rivières, un Chinois, la forêt, le désert et la ville, la neige et la canicule… Sans tous les résumer, on peut juste écrire que chacun suit son chemin avec une intensité propre parcourue d’énergies originales, qu’inspire le dieu des petites choses et un grand sens de l’état du monde.

L’Amérique retraversée

Un sens politique donc, même s’il ne se traduit jamais en énoncés –sens qui légitime le titre du livre passionnant qu’a consacré Judith Revault d’Allones à la cinéaste, Kelly Reichardt – l’Amérique retraversée (et qui est aussi le titre du programme de la rétrospective du Centre Pompidou). Cet ouvrage, le premier consacré à la réalisatrice, est d’autant plus bienvenu qu’outre les textes précis et sensibles de son autrice, il est composé en grande partie de documents de travail et d’archives de la cinéaste, qui permettent d’entrer dans le détail de ses manières de faire. Il présente en outre plusieurs entretiens importants, notamment ceux de Reichardt avec Todd Haynes et avec un autre de ses alliés, le réalisateur Gus Van Sant.

Retraversée géographiquement par ses films, l’Amérique du Nord l’est surtout historiquement, et comme imaginaire. La cinématographie de Kelly Reichardt, sous ses approches variées, fait bien cet ample travail de réinterroger les images et les histoires que les États-Unis ont fabriquées et continue de fabriquer, pour elle-même et à destination du monde entier.

Michelle Williams dans La Dernière piste.

L’exemple le plus explicite serait La Dernière piste, qui n’est pas un anti-western, comme on en a connus beaucoup, mais une réinvention critique de tous les codes du genre.

De manière caractéristique chez cette cinéaste, il ne s’agit pas d’inverser les signes: il s’agit de les interroger, de les déplacer, de les reconfigurer – parfois imperceptiblement. Cette approche vaut pour toute son œuvre, même quand elle se montre moins explicite.

Au confluent de trois histoires

Cinéaste de première importance dans le paysage contemporain, Kelly Reichardt est aussi, et du même mouvement, une figure décisive dans trois registres différents, ce qui achève de lui conférer une place d’exception. Elle incarne simultanément une riche histoire, une autre beaucoup moins peuplée et un enjeu essentiel –pas seulement pour le cinéma. Enjeu qui pour l’instant se formule surtout au futur. (…)

LIRE LA SUITE

Le long des routes, le monde habité de «Nomadland»

Le troisième film de Chloé Zhao déploie un récit ouvert sur les façons d’habiter, en solitaire et ensemble, un monde abîmé mais où il serait possible de construire sa place.

Il arrive que ce qui entoure un film finisse par prendre trop d’importance par rapport au film lui-même –y compris quand cet environnement est légitime, et favorable.

Légitime, l’attention suscitée par la réalisatrice depuis que Nomadland a commencé à Venise, où il a obtenu un Lion d’or tout à fait mérité, l’extraordinaire moisson de récompenses qui a culminé avec les trois Oscars les plus prestigieux (film, mise en scène, actrice principale), l’est assurément.

Frances McDormand et Chloé Zhao sur le tournage de Nomadland, film né de la collaboration entre deux femmes. | Searchlight Pictures

Comme est légitime la visibilité soudain accordée au parcours de cette jeune réalisatrice chinoise partie vivre aux États-Unis en allant tourner ses deux premiers longs-métrages dans une réserve Sioux Lakota, les admirables Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider, dûment repérés par les grands festivals et les cinéphiles sans sortir d’une certaine confidentialité.

Or c’est bien à cette réalisatrice que Disney avait confié, avant la gloire liée à Nomadland, la réalisation d’un blockbuster issu de l’univers Marvel, Les Éternels, dont la sortie est annoncée pour le 3 novembre, la propulsant à un tout autre niveau de visibilité.

À quoi s’est encore ajoutée la violente polémique déclenchée en Chine contre la jeune femme originaire de Pékin, accusée d’avoir médit sa patrie, escarmouche de l’affrontement sino-américain montée en épingle des deux côtés du Pacifique à la veille de la cérémonie des Oscars.

Tout cela, et le fait évident qu’une partie des honneurs dévolus à Chloé Zhao tiennent à une volonté d’affichage à propos d’une femme non blanche et, en particulier aux États-Unis où les Asiatiques subissent des formes brutales de racisme, d’une Chinoise, ne devrait en aucun cas masquer ou minimiser ce fait décisif: Nomadland était, dès sa première projection, et reste aujourd’hui d’abord et surtout un excellent film.

Né de la collaboration entre deux femmes, la réalisatrice et l’actrice principale, également productrice Frances McDormand, le film accompagne le parcours de Fern.

Forcée par un enchaînement de circonstances économiques et personnelles aussi destructeur que banal de quitter sa maison dans une petite ville de l’Amérique profonde, cette sexagénaire énergique découvre la vie nomade, jalonnée de boulots saisonniers, dans un van qui est à la fois son véhicule et son domicile.

D’autres manières de vivre

Elle découvre surtout le peuple de celles et ceux qui vivent ainsi dans les marges de l’Amérique, et y développent un vaste répertoire de pratiques et de relations qui déplacent, de manière paisiblement critiques, la quasi-totalité des rapports dominants calibrés par la société états-unienne –et pour une bonne part donnés comme modèle au monde entier.

Ces nomades du XXIe siècle, ni trash ni dépressifs malgré des conditions d’existence difficiles, déploient des réponses locales à l’échelle d’individus ou de petits groupes, aussi bien entre eux que face à ceux (familles installées, employeurs, autorités diverses) auxquels ils ont affaire.

Le parti pris de ne pas insister sur les violences et les horreurs qui inévitablement accompagnent aussi ces parcours en fait assurément une fable, mais surtout un geste de considération pour des femmes et des hommes si souvent enfermés dans des visions misérabilistes.

Avec Nomadland, on peut parler d’une sorte de diplomatie de la représentation, qui ne comporte aucun happy end artificiel mais choisit de mettre en valeur les ressources de ses protagonistes plutôt que d’insister sur la critique du système, aussi légitime et nécessaire soit celle-ci par ailleurs.

C’est comme si Zhao et McDormand avaient préféré murmurer que d’autres manières d’exister sont possibles, sans recourir aux grandes orgues dénonciatrices, même s’il est évident que ce monde-là est un monde violent et injuste.

Un film hybride

La présence à l’écran d’une actrice connue parmi un grand nombre de protagonistes qui sont, eux, des gens qui vivent réellement les situations décrites –dispositif qu’on perçoit en voyant le film sans qu’il soit besoin que des informations périphériques viennent l’établir– participe activement de ce processus.

Cette présence partagée incarne la nature hybride de Nomadland, récit de fiction inséré dans une approche documentaire, qui s’appuie sur le livre Nomadland: Surviving America in the Twenty-First Century de la journaliste Jessica Bruder, décrivant la vie de personnes, pour la plupart relativement âgées, privées de logement et jetées sur les routes par le krach de 2008.

Ainsi se reconfigure ce que la cinéaste met en œuvre depuis ses débuts: de multiples assemblages d’éléments réalistes inspirés de l’existence des gens apparaissant à l’écran et d’éléments narratifs composés, d’une manière à la fois dynamique et respectueuse. (…)

LIRE LA SUITE

«Ganja & Hess», morsure à vif d’un passé incandescent

Ganja (Marlene Clark), forte femme qui n'est pas au bout de ses surprises. | Capricci
Ganja (Marlene Clark), forte femme qui n’est pas au bout de ses surprises.

L’édition DVD du film de Bill Gunn, sortie près de cinquante ans après sa réalisation, donne enfin accès à une œuvre inventive et provocante, faux film de vampire et vrai brûlot, jalon majeur de l’histoire du cinéma afro-américain.

L’histoire peut se raconter de deux manières, depuis aujourd’hui ou depuis le moment où elle a commencé, il y a un demi-siècle. Mais c’est sans doute en la reprenant depuis le début qu’on perçoit le mieux combien Ganja & Hess est un film important aujourd’hui.

Parce qu’à le rencontrer comme ça au détour d’une programmation ou d’un bac de DVD, le risque existe d’être dérouté –le mot est faible– par cette déferlante d’embardées entre codes du film de vampire, mythologie africaine, burlesque psychédélique et vigueur pamphlétaire.

 

Le deuxième et dernier film mis en scène par Bill Gunn est déstabilisant aujourd’hui comme il le fut à l’époque de sa réalisation, en 1972. Il est aussi une œuvre importante dans l’histoire du cinéma comme dans la difficile et douloureuse histoire de l’entrée dans la lumière des minorités, histoire toujours en cours.

Lorsqu’il réalise ce film, Gunn est un scénariste et dramaturge noir de 38 ans, ayant obtenu une certaine reconnaissance professionnelle au théâtre, ce qui lui a valu d’écrire le script du Propriétaire, premier film de Hal Ashby (qui deviendra célèbre grâce au deuxième, Harold et Maud) au tout début de la décennie.

En 1970, il réalisait lui aussi son premier film, Stop, produit par la Warner… qui le remisa aussitôt sur une étagère sans le distribuer, à la suite d’un classement X surtout pour sa dimension homosexuelle.

Le filon de la Blaxploitation

Mais à ce moment-là, les grands studios, en pleine déconfiture, avaient trouvé un filon qu’ils allaient exploiter pendant quelques années: le film de genre avec et pour des Noirs. Ce qu’on allait appeler la Blaxploitation.

Le mouvement ne venait pas de Hollywood mais du cinéma indépendant, avec un film ouvertement transgressif et revendicatif, Sweet Sweetback’s Baadasssss Song du cinéaste, acteur, écrivain et musicien Melvin Van Peebles (1971).

Le film obtient un succès inattendu avec un box-office (100 fois son –dérisoire– budget), ce qui attire l’attention de l’industrie. Le phénomène suscite la production d’une palanquée de films, eux aussi autour d’histoires de gangsters et de flics noirs, filmées par des équipes elles aussi principalement afro-américaines.

Les plus connus sont Les Nuits rouges de Harlem (1971) de Gordon Parks avec l’inspecteur Shaft joué par Richard Roundterre, et Superfly (1971), signé par Gordon Parks Jr, fils du précédent. Les dates ici sont importantes, elles témoignent de la rapidité avec laquelle tout cela s’est mis en place.

Ces films suscitent un discours autour de la fierté accompagnant le fait que les personnages principaux sont noirs, mais aussi la discussion quant au fait qu’ils s’inscrivent dans le cadre de récits et de mises en scène calquées sur les modèles dominants d’une société qui continue d’opprimer les minorités –débat qui ne ressurgira que de façon très marginale lorsque, des décennies plus tard, le blockbuster Black Panther deviendra le supposé nouvel emblème de la Black Pride.

Polars et films d’horreur

Si le polar fournit, de très loin, le principal cadre de référence aux films de Blaxploitation, d’autres genres sont explorés. Ainsi notamment le film d’horreur, avec le succès de l’explicitement titré Blacula (1972).

C’est dans ce contexte que des producteurs, Jack Jordan et Quentin Kelly, passent commande à Bill Gunn d’un film de vampires noirs. La réponse, Ganja & Hess, ne leur plaira pas du tout.

 

Le réalisateur Bill Gunn dans un second rôle décisif et exposé.

Le film bénéficie pourtant, pour interpéter le personnage principal, ce Dr Hess Green devenu dépendant au sang humain, d’un acteur ayant conquis une certaine visibilité grâce à son rôle majeur dans le déjà culte La Nuit des morts vivants de George Romero, Duane Jones.

À partir des prémices classiques du film de vampire, le film déploie une succession de séquences oniriques, burlesques ou provocatrices (ou tout cela à la fois), avec aussi une liberté de filmer les corps –noirs, nus, femme et homme– tout à fait inattendue.

Il renvoie aux phénomènes d’addictions, à l’histoire de l’art comme enjeu politique, aux héritages culturels –et très peu à la figure romanesque du vampire, le mot n’est d’ailleurs jamais prononcé.

Quand Ganja entre en scène

Le film commence avec un extraordinaire preacher qui s’avérera un personnage secondaire. La succession des scènes ne suit aucune chronologie, digresse, s’éclate ou se roule en boule: avec une détermination qui n’empêche pas les sourires à la dérobée, Gunn déploie son film dans un registre plus proche de la transe que de la narration conventionnelle.

Ganja & Hess trouve toute son ampleur avec l’arrivée de son héroïne, jouée par Marlene Clark, qui n’a à l’évidence pas eu la carrière qu’elle méritait. Sensuelle et ironique, d’une vitalité qui irradie l’écran, elle déplace et intensifie toute l’inventivité de la proposition de Bill Gunn, bien décidé à toréer à mort les poncifs du film d’horreur. (…)

LIRE LA SUITE

«Un jour de pluie à New York» et «Ad Astra», aux extrêmes du cinéma d’auteur américain

Quatre des stars du film de Woody Allen: Selena Gomez (Chan), Timothée Chalamet (Gatsby), New York et la pluie.

Sortant en France le même jour, les nouveaux films de Woody Allen et de James Gray sont exemplaires de formes très éloignées du cinéma haut de gamme tel qu’il peut se pratiquer aux États-Unis.

Personne n’est obligé –c’est-à-dire qu’il n’existe non seulement aucune contrainte extérieure, du genre marketing envahissant, mais non plus, de l’intérieur du film, aucun chantage au grand sujet, à la révélation de quoi que ce soit, au tour de force imposant l’admiration. C’est juste le nouveau Woody Allen.

Qui y entrera sans exigence particulière y trouvera un bonheur de cinéphile qui, pour être sans prétention, n’en est pas moins d’une exceptionnelle finesse et sensibilité.

Avec un petit air de très jeune Woody, Timothée Chalamet incarne cet étudiant, Gatsby, plus doué pour les jeux d’argent que pour les études, qui veut offrir à sa dulcinée provinciale, Ashley (Elle Fanning), une journée inoubliable dans sa New York natale.

Rien ne se déroulera comme prévu pour le jeune homme, mais tout à fait comme les choses se passent dans un film de l’auteur de Manhattan et des quarante-sept autres longs-métrages qui composent son œuvre, incroyablement cohérente et vivante.

Dans la grande ville filmée comme une sorte de boîte aux trésors et aux souvenirs, figurez-vous qu’il va rencontrer une autre femme, qu’elle va rencontrer un autre homme, et même plusieurs.

C’est comme si on tirait, en suivant Gatsby, toute une guirlande de lumières. Avec la fille brune (Selena Gomez) embrassée pour de faux sur le tournage d’un film d’étudiant réalisé par un copain viendra toute une série de mises en relation, qui connectent avec élégance désir physique et différences de classes et de castes, orgueil et préjugés.

Ashley (Elle Fanning), jeune cinéphile exaltée fascinée par une star de Hollywood (Diego Luna).

Comme on tirerait, avec la blonde Ashley, une autre liane scintillante, voici la rencontre avec un grand auteur de cinéma tourmenté par son ego et le sens de son œuvre, puis un scénariste en vue et une star masculine. Elles entraînent sur la piste de tribulations qui questionnent le désir, la façon et la possibilité de respecter ce en quoi on croit, y compris l’idée de soi-même.

Rire qui détruit et capital de cristal

Dans cette comédie aux couleurs acidulées, le rire brise les couples.

Dans ce récit saturé de références culturelles (musique, peinture, cinéma, littérature), la vérité sort de la bouche des putains et ni l’argent, ni la famille, ni l’éducation ne sont des repères stables.

Dans ce conte tout entier situé chez les princes et princesses de l’Amérique, les capitaux (financiers, culturels, physiques) sont de cristal fragile.

Dans cette pantomime ludique, le destin est placé sous le signe monumental de l’inexorable passage du temps, mais sous l’apparence grotesque de l’horloge de Central Park.

Moraliste assurément, mais tout le contraire d’un moralisateur, Woody Allen se joue avec une légèreté aérienne des grandes questions, interroge les dispositifs de représentation –mentale, artistique, sociale– en semblant se contenter de tresser ensemble les deux brins d’aventures inventées de toutes pièces, avec vaudeville et burlesque, mélancolie et sens du détail.

Fabuliste qui ne rechigne ni au fantastique, ni à la digression, le cinéaste sait jouer de manière de plus en plus sophistiquée et féconde sur un clavier difficile, voire périlleux: celui des clichés. (…)

LIRE LA SUITE

Avec «The Mountain», Rick Alverson allume un feu glacé et hypnotique

Andy (Tye Sheridan) et le Dr Fiennes (Jeff Goldblum).

L’«odyssée américaine» d’un médecin sur les routes pour pratiquer des lobotomies et du jeune homme qui l’accompagne dessine un vertigineux parcours dans une société fascinée par ses démons.

À quel moment cela devient-il évident? Et pourquoi? Difficile de répondre, mais ce qui est sûr, c’est qu’avant le premier quart d’heure de projection de ce film signé d’un auteur dont on avoue ne rien savoir, à propos d’un sujet pour lequel on n’a pas d’intérêt particulier, on sait.

On sait se trouver en présence d’un véritable film de cinéma, d’une proposition forte, émouvante, riche de multiples niveaux tout en étant très simple à suivre.

Il ne s’agit même pas ici de se demander si The Mountain est un grand film, mais de constater avec certitude et gratitude que c’est du cinéma, ce qu’on est en droit d’attendre du cinéma –et qui se rencontre si peu souvent sur les écrans, y compris ceux desdites salles de cinéma.

Quelque part en province aux États-Unis, plutôt dans le nord, dans les années 1950 à en croire le modèle des voitures et des postes de télévision, Andy, jeune homme renfermé, vivote dans l’ombre de son père dominateur, viril. La mère n’est pas là, elle a été internée.

Le jeune homme travaille là où règne son père, cette patinoire immaculée où l’homme fort et sûr de lui fait tournoyer avec légèreté de gracieuses patineuses, et parfois en emmène une jusqu’à un coin isolé. Le fils ne dit rien, ne fait rien d’autre qu’écouter et regarder. Le père meurt.

Un homme surgit, il est médecin, il voyage d’hôpital psychiatrique en hôpital psychiatrique, où il pratique en grand nombre des opérations dont il est un spécialiste reconnu. Andy devient l’assistant du Dr Fiennes et, requis de tirer le portrait des patients, se révèle un bon photographe. Il ne dit toujours rien. Si, une fois, après une séance d’électrodes brutales: «C’est aussi ce que vous avez fait à ma mère?»

Trouble, inquiétant, d’une ironie subtile

Les plans sont comme posés, avec une sorte de certitude du regard, du cadre, de la durée. Les couleurs sont brunes et beiges, avec beaucoup de blanc: le blanc des lieux de soin dedans, le blanc de la neige et de la glace dehors. Les paroles sont rares et nécessaires, les silences troublants, parfois inquiétants, parfois d’une ironie subtile.

Au cœur de ce minimalisme vibrent une violence, une douleur, une étrangeté. Ce sont des lobotomies que pratique le Dr Fiennes avec dextérité et autorité, sinon une arrogance qui masque plus ou moins ses failles. Andy, qui partage souvent sa chambre de motel, les entrevoit.

Délibérément placé dans le registre de la retenue et de la demi-teinte, The Mountain n’est pas un film monotone. Il survient des événements, des rencontres, des changements de rythme.

Il y aura une jeune femme mystérieuse et attirante, Susan, et Jack son père, étrange gourou illuminé interprété comme en transe par Denis Lavant. Il y aura cette image de montagne, qui était chez Andy, qui est chez Jack et Susan.

Jack (Denis Lavant), guérisseur aux méthodes bizarres et imprécateur hypnotique.

Il y aura une aventure, des aventures, du sang vite effacé et de la terreur rentrée, du désir, un voyage. À ce moment, il semble que tout puisse arriver dans le film, et en même temps ce qui arrive est nécessaire, implacable. (…)

LIRE LA SUITE

Les fleurs de cinéma et les épines politiques de «La Mule»

Earl Stone, héros de «La Mule» et nouveau double à demi-fictif de Clint Eastwood

Le nouveau film de et avec Clint Eastwood confirme à la fois sa maestria de cinéaste et ses penchants idéologiques discutables.

Il n’y a pas de raison particulière de faire du trente-septième long métrage réalisé par Clint Eastwood, 88 ans, ce qu’on appelle un film testament, au sens où ce serait le dernier –ce qui n’est pas sûr– et où il y exprimerait des «dernières volontés», artistiques ou politiques. Il est en revanche très possible d’y reconnaître un condensé des traits significatifs de cette œuvre considérable.

Voici donc Earl Stone, naguère horticulteur prospère, ruiné par internet et qui, à son âge avancé, devient «mule», c’est-à-dire transporteur de drogue pour un cartel mexicain.

Se donnant pour la vingt-troisième fois le premier rôle dans l’une de ses réalisations, Eastwood y associe à nouveau les ressources immenses de son charme d’acteur et de son talent de metteur en scène.

Une recette imparable

À cet égard, il est bien l’héritier, et même l’incarnation, d’un classicisme hollywoodien où présence physique, fluidité du récit, inscription paraissant évidente d’un personnage dans les paysages et les légendes d’Amérique permettent une composition dont la séduction ne se dément pas depuis un siècle.

Le dosage au trébuchet de l’humour, du sentiment et des notations réalistes sont les adjuvants d’une recette aussi efficace et pas vraiment imitable que celle du Coca-Cola. Ce charme, au sens magique du mot, tient en grande partie à l’immense potentiel d’évocation que ces ingrédients mobilisent.

En pianiste doué, Eastwood ne se prive pas de jouer sur le clavier des nostalgies et des souvenirs, lui dont la seule silhouette convoque une foule de personnages, de Bronco Billy à l’entraîneur de Million Dollar Baby et de Josey Wales au Kowalski de Gran Torino.

Un acteur et un personnnage, avec derrière eux une longue traîne de souvenirs mythiques

Mais ce sont aussi bien les chansons qu’écoute Stone au volant de son pick-up, impeccable florilège de country et de soul, ou les grands espaces et les ciels immenses du Midwest à jamais hantés par l’imagerie du western, qui contribuent à ce sentiment de familiarité chaleureuse, à la fois souriante et vaguement régressive.

De manière moins apparente, l’élégance synchrone de l’acteur, de la caméra et du montage, déployant une sorte de pavane de séduction irrésistiblement gracieuse, font de The Mule, après bien d’autres titres mais de façon exemplaire, un petit joyau de mise en scène.

Une étrange came

Cinéaste doué et ayant été à la très bonne école –Sergio Leone et Don Siegel en particulier, Michael Cimino aussi–, Eastwood a atteint depuis au moins Pale Rider (1985) une maestria aussi impressionnante que dans l’ensemble d’une extrême discrétion.

Elle lui sert ici pour raconter une histoire qui condense, là aussi de manière plutôt allusive, tout un pan du «personnage Eastwood», associé à ses prises de position politiques. Non sans une certaine rouerie, La Mule est en effet un vigoureux plaidoyer pour les valeurs fondamentales d’un ultralibéralisme réactionnaire.

S’appuyant sur le gigantesque capital de sympathie dont dispose d’emblée un personnage qu’il interprète, Eastwood commence par faire l’éloge d’un hédonisme sans foi ni loi, traduction dans le quotidien du droit imprescriptible de chacun à satisfaire tous ses appétits, y compris au détriment des autres.

Lorsque son aveuglement a mené à la ruine le petit entrepreneur, il se refait en travaillant pour des truands et en approvisionnant une grande ville en centaines de kilos d’héroïne.

Andy Garcia en débonnaire chef de cartel à l’ancienne

Mais c’est pour sauver son petit commerce, n’est-ce pas? Et puis ce grand vieux monsieur est si sympathique. Le public se retrouve peu ou prou dans la situation de la police, qui ne soupçonne pas un tel personnage –artifice de scénario qui jamais ne risque d’amener ledit public à s’interroger sur son adhésion au héros. (…)

LIRE LA SUITE