Éditions DVD, un bouquet d’alternatives et de découvertes

Ida Lupino et Jean-Pierre Mocky, la géopolitique de Los Angeles vue par Hollywood, un grand auteur indien…: à l’écart des courants dominants de la consommation, l’édition DVD multiplie les propositions singulières de rencontres ou de retrouvailles avec des œuvres filmées, mettant en valeur des auteurs et autrices, des films rares, oubliés ou seulement trop vite devenus hors d’atteinte, développant des stratégies de soutien à la diversité, à l’innovation, à la pédagogie, démarches porteuses de multiples plaisirs.

La cause est entendue, le DVD et son cousin le Blu-ray sont aujourd’hui une forme minoritaire de rencontre entre des films et des spectateurs.

Le temps est loin où, au début de ce siècle, les supports matériels faisaient figure de secteur le plus dynamique dans la diffusion des œuvres de cinéma. Et cette marginalisation a été aggravée par le choix des fabricants d’ordinateur de supprimer les lecteurs DVD intégrés à leurs produits, ou aisément connectables.

De manière constante depuis 2010, les différentes formes de diffusion en ligne n’ont cessé de progresser pour occuper une place sans cesse croissante dans la manière dont les films sont regardés. Quantitativement, l’affaire est pliée, et probablement sans retour. Mais les films sur support vidéo n’ont pas disparu, et ils sont encore achetés : plus de 33 millions de DVD et Blu-ray ont ainsi été vendus l’an dernier[1].

Surtout, la contrepartie qualitative à cette diminution quantitative se déploie dans la multiplicité des propositions éditoriales singulières, réunissant des intégrales ou d’auteurs majeurs, mettant en valeur des œuvres devenues inaccessibles ou restées injustement méconnues, permettant la découverte de cinéastes importants que les canaux traditionnels de distribution avaient négligés, réunissant des titres autour d’une thématique ou d’un axe de réflexion.

Les suppléments et souvent des livrets pouvant offrir un ensemble de connaissances et de perspectives important participent également de la construction de cette offre à laquelle des dizaines d’éditeurs contribuent de manière régulière et significative[2]. Au moment d’envisager les cadeaux pour la fin de l’année, coffrets ou objets singuliers recèlent des propositions très diverses, riches de découvertes ou de retrouvailles particulièrement réjouissantes. On citera ainsi pour mémoire, parmi les sorties récentes, les coffrets Lars von Trier ou Agnès Varda en écho à l’exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque française, ceux dédiés à La Trilogie d’Apu composée des trois premiers chefs-d’œuvre de Satyajit Ray ou les trois films de Jeanne Moreau, cinéaste.

Ces éditions de prestige sont parmi les plus visibles d’une offre qui recèle des propositions tout aussi dignes d’attention. Ensemble, les unes et les autres font vivre une des alternatives à la massification des goûts et des consommations que les offres en ligne n’ont cessé d’aggraver. Les analyses ne cessent confirmer combien la théorie de la « longue traine » (long tail) de Chris Anderson, mantra des thuriféraires de la mise en ligne à tous crins, était une escroquerie intellectuelle, version techno et culturelle du concept néo-libéral du ruissellement – pour simplifier, plus les gros grossissent, plus les petits vont aussi en profiter.

Le phénomène ne cesse de s’amplifier sous l’effet des algorithmes et de l’IA, comme l’a récemment rappelé Dominique Boullier ici-même. Face à ces processus massifs, le maintien et l’inventivité de ces zones de découvertes, de remises en perspective ou d’approfondissement que constituent les éditions DVD n’en sont que plus précieux. Il arrive aussi qu’un tel objet permette de rendre visible et de saluer une aventure collective au long cours, aux enjeux à la fois économiques et artistiques. C’est avec un tel objet que débute la petite liste qui suit.

Shellac, 20 ans, 20 films

Société indépendante de production, de distribution et d’édition DVD, également associée à la programmation de salles, Shellac célèbre ses 20 ans avec ce coffret en forme de boite au trésor. On y trouve, donc, vingt titres qui jalonnent une aventure audacieuse, marquée par un esprit de découverte mais aussi une opiniâtreté à défendre ses valeurs dans un environnement qui n’a cessé de devenir de plus en plus difficile, depuis que Thomas Ordonneau, qui en est toujours le dirigeant, l’a créée il y a deux décennies.

On y retrouve nombre des figures majeures du cinéma d’auteur français, d’une grande diversité allant de Claire Simon à Justine Triet, en passant par Damien Manivel, Pierre Creton, Emmanuel Mouret, Serge Bozon, Virgil Vernier. On trouve également beaucoup des plus grandes signatures de l’art du cinéma dans le monde au présent : Lav Diaz, Miguel Gomes, Lucrecia Martel, Cristi Puiu, Angela Schanelec, Pietro Marcelo… Cette diversité, qui s’accompagne fréquemment d’une fidélité au long cours des cinéastes dont la société marseillaise a souvent accompagné les débuts, est représentée dans le coffret, lequel privilégie logiquement les noms reconnus – parmi lesquels auraient aussi pu apparaître Béla Tarr, Chantal Akerman, Philippe Grandrieux…. C’est une part significative de la vitalité du langage cinématographique contemporain qui est ainsi réunie.

Mais il serait juste que cette célébration 20/20 attire aussi l’attention sur l’ensemble d’une politique éditoriale qui, au-delà du travail essentiel concernant les films en salles (dont les trois que programme la société dont le nom est l’acronyme de Société Héliotrope de Libre Action Culturelle), utilise les ressources du DVD pour un « travail de fond ». Celui-ci, auquel donne accès le site de l’éditeur, met notamment en valeur le travail au long cours de cinéastes importants, et plus ou moins invisibilisés par le fonctionnement du marché : René Allio, Paul Vecchiali, André Labarthe, Vincent Dieutre, Richard Copans, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Régis Sauder…

Il permet aussi de donner accès à des films devenus invisibles, comme l’admirable Lettre à la prison de Marc Scialom, un des titres essentiels de l’histoire coloniale et décoloniale française. Ou en offrant une visibilité et une pérennité à des œuvres de fait exclues du marché en salle, comme par exemple le beau L’Île aux oiseaux de Maya Kosa et Sergio da Costa, ou les réalisations de Clément Schneider. À noter que Shellac ne néglige pas pour autant l’offre en ligne, à laquelle donne accès son club de location VOD.

Ida Lupino, une réalisatrice à Hollywood (Films du Camelia)

On connaît le paradoxe, particulièrement aigu en ce qui concerne Ida Lupino. Après des décennies de marginalisation, le mouvement #MeToo suscite l’attention autour des femmes cinéastes. Mais aussitôt s’active le risque que celles-ci ne se mettent à exister que comme « femme-cinéaste » (c’est Chantal Akerman qui utilisait le tiret, pour dénoncer l’expression).

Ida Lupino ne fut pas, loin s’en faut, la seule réalisatrice à Hollywood. Outre la Française Alice Guy, dont l’œuvre est enfin et à juste titre reconnue, et qui mena une part considérable de sa carrière aux États-Unis, il y eu un nombre significatif de femmes derrière la caméra au début du XXe siècle, dont Frances Marion, Lois Weber, Dorothy Arzner…, à tous les postes importants, comme le rappelle le documentaire Et la femme créa Hollywood de Klara et Julia Kuperberg. Mais Lupino est un cas unique d’actrice reconnue (elle a joué dans 70 films et est la vedette de grands films de Raoul Walsh, Fritz Lang, Nicholas Ray…) s’étant imposée comme productrice et réalisatrice, à une époque où aucune autre femme n’occupait une telle place dans l’industrie du show-business.

Rappeler cela est vrai, et important, mais insuffisant. Il faut aussi, surtout, insister sur le fait que ses sept films, et singulièrement les quatre ici réunis en coffret (Not Wanted et Never Fear de 1949, The Hitch-hicker et The Bigamist de 1953) impressionnent d’abord par la diversité et la singularité de leurs thèmes et de leur mise en scène. La situation traitée sans pathos ni moralisme d’une fille-mère (Not Wanted), l’affrontement traité de manière nuancée et sensible d’une maladie invalidante (Never Fear), un film noir aux frontières du loufoque, de la peur et du documentaire (The Hitch-hicker), une étrange construction autour de la double vie d’un homme qui devient occasion d’interroger les codes sociaux avec une liberté d’esprit et une absence de moralisme exceptionnelles (The Bigamist) portent chacun de ses films – sans oublier l’approche, alors unique, du viol dans Outrage, réalisé en 1950.

Comme il se doit, ou plutôt se devrait, l’essentiel est de regarder les films. D’y découvrir une inventivité formelle, une attention aux corps, aux visages, aux lumières, aux cadres d’une richesse étonnante, et jamais répétitive. Véritable artiste de la mise en scène (sans effets de manche esthétisants), Ida Lupino est aussi porteuse d’une conception féministe de la réalisation par son choix de corps non formatés, sa disponibilité à des relations, parfois très secondaires pour l’intrigue, mais qui traduisent la réalité des rapports de domination dans la société, et en particulier les conformismes dont Hollywood fut l’une des plus puissantes machines de reproduction.

Pour le dire d’une phrase, Ida Lupino était une remarquable cinéaste, et ses films sont de grands bonheurs pour leurs spectateurs. Chacun des quatre titres édités est accompagné d’un excellent bonus par l’érudite enseignante Yola Le Caïnec, et le coffret comporte aussi un utile livret composé de textes de la critique newyorkaise Ronnie Scheib.

Mani Kaul, le secret bien gardé du cinéma indien (E.D. Distribution)

Après avoir bénéficié d’une sortie en salle au début de 2023, leur première distribution sur des écrans français, ces quatre films vertigineux de beauté et d’invention sont désormais disponibles en DVD. Très différents entre eux, ils sont autant de traductions d’une même ambition pour le cinéma. Quatre voies pour une même quête des puissances poétiques de l’image et du son, des formes et des rythmes, chacune de ces voies tracée autour d’une inoubliable figure féminine.

Mani Kaul fut l’élève d’un des plus grands artistes du cinéma bengali, Ritwik Ghatak. Chef de file de ce qu’on a appelé dans les années 1970 le nouveau cinéma hindi, Kaul a réalisé douze longs métrages de fiction entre 1969 et 2005. Il a aussi été une figure majeure de l’enseignement du cinéma en Inde, au Film and Television Institute of India à Pune, où il avait d’abord été étudiant, et où il a été le mentor de plusieurs générations de réalisateurs.

Uski Roti, son premier film (1969), semble d’abord relever du cinéma réaliste dans le monde rural surtout illustré par les grands réalisateurs bengalis de la génération précédente. Deux sœurs dans une maison isolée en pleine campagne, le mari de l’une chauffeur de bus souvent absent non seulement pour son travail mais pour profiter des plaisirs de la ville, l’autre jeune femme en butte à la concupiscence d’un voisin, dessinent un motif reconnaissable. (…)

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Mani Kaul, quatre fois l’audace de la beauté

L’amoureuse intransigeante d’Un jour avant la saison des pluies,  Malika (Rekha Sabnis), est l’une des héroïnes incandescentes du cinéma de Mani Kaul.

Inédits en France, quatre films du cinéaste indien témoignent d’une œuvre splendide et variée, n’ayant cessé d’explorer les ressources du cinéma.

Chaque semaine, outre la déferlante de nouveaux titres, les salles de cinéma françaises accueillent un nombre significatif de films dits «du patrimoine», qui attirent d’ailleurs assez souvent un public conséquent. Contrairement à l’obsédante et injuste rengaine décliniste, ce phénomène participe de la vitalité du cinéma aujourd’hui, et le fera plus encore demain.

Mais s’il est presque impossible de rendre compte semaine après semaine de l’actualité des nouveautés, il l’est plus encore de celle des reprises et autres rétrospectives. C’est dans ce paysage foisonnant jusqu’à l’embouteillage qu’il importe d’autant plus d’accorder une attention particulière à quatre films qui arrivent sur les grands écrans ce mercredi 4 janvier.

S’ils ont été réalisés entre 1969 et 1990, ce sont pourtant bien des «nouveaux films», au sens où ils n’ont jamais été distribués en France. Pas plus qu’aucun autre de leur réalisateur, le cinéaste indien Mani Kaul.

L’essentiel ici n’est évidemment pas leur caractère inédit, mais le fait que chacun d’eux est splendide, et qu’ils sont à la fois très différents entre eux et autant de traductions d’une même ambition pour le cinéma. Quatre voies pour une même quête des puissances poétiques de l’image et du son, des formes et des rythmes, chacune tracée autour d’une inoubliable figure féminine.

Né en 1944 au Rajasthan, Mani Kaul fut l’élève d’un des plus grands artistes du cinéma bengali, Ritwik Ghatak, celui dont Satyajit Ray disait que «comme créateur d’images puissantes dans un style épique il était virtuellement sans égal dans le cinéma indien». Chef de file de ce qu’on a appelé dans les années 1970 le nouveau cinéma hindi, Kaul a réalisé douze longs métrages de fiction entre 1969 et 2005.

Il a aussi été une figure majeure de l’enseignement du cinéma en Inde, au Film and Television Institute of India à Pune, où il avait d’abord été étudiant, et où il a été le mentor de plusieurs générations de réalisateurs.

«Uski Roti»

Parfois appelé Notre pain quotidien, ce premier film de 1969 semble d’abord relever du cinéma réaliste dans le monde rural surtout illustré par les grands réalisateurs bengalis de la génération précédente. Deux sœurs dans une maison isolée en pleine campagne, le mari de l’une chauffeur de bus souvent absent non seulement pour son travail mais pour profiter des plaisirs de la ville, l’autre jeune femme en butte à la concupiscence d’un voisin, dessinent un motif reconnaissable.

Balo (Gamila), la jeune femme enfermée dans l’idée qu’elle se fait de son devoir/E.D. Distribution

Mais, outre la beauté du noir et blanc très contrasté et l’intensité des présences physiques, il émane de cette chronique une sorte de folie qui pousse à l’extrême les enjeux qu’il évoque.

Le comportement obsessionnel de l’épouse soumise apportant chaque soir à son époux insaisissable son «pain quotidien», la violence masculine, la misère matérielle, affective et culturelle d’un monde sous le signe d’injustices aussi brutales que semblant éternelles, transforment le film en une sorte d’incantation, à la fois terrible et magnifique.

Mani Kaul filme un visage de femme, un champ immense, un orage, un vieillard rencontré par hasard, avec une intensité qui parfois confine à la transe et qui fait de chaque plan un temps fort, dont l’assemblage s’éloignant peu à peu de la narration classique conquiert une puissance poétique impressionnante, aux longs échos bien après que se soit achevée la projection.

«Un jour avant la saison des pluies»

Adapté d’une pièce de théâtre, le deuxième film de Mani Kaul, réalisé en 1971, se passe presque entièrement dans la pauvre maison qu’habitent une jeune fille, Malika, et sa mère. La jeune fille résiste à la pression familiale et villageoise qui veut la marier selon les usages. Elle, elle aime absolument l’écrivain Kalidasa, d’abord rejeté par tous les autres parce que misérable, puis remarqué par le prince qui dès lors l’invite à la capitale avant de le nommer au loin, laissant Malika solitaire mais pas moins déterminée à rester fidèle à ses sentiments.

Le poète amoureux (Arun Kopkar) choisira une autre voie, loin de Malika. | E.D Distribution

De ce motif classique, le cinéaste fait une surprenante composition, mêlant les registres, accueillant truculence et méditation, brutalité des relations et changements de tons nuancés. L’utilisation des paroles, parfois dialogues prononcés par les personnages, parfois énoncés en voix off alors qu’on les voit à l’image la bouche fermée, parfois encore disjointes de la situation sur l’écran, déploie de singulières ressources, émouvantes ou délibérément dissonantes.

La pièce était un mélo, le film se révèle un songe sensoriel et déstabilisant, où l’art du cadre et le sens du montage, ainsi que la manière admirable de filmer les actrices en les magnifiant loin des dispositifs du star system, vibrent d’une colère à fleur de peau contre les injustices et ce qui enferme les hommes et plus encore les femmes.

«Duvidha» («Le Dilemme»)

En 1973, le troisième film de Mani Kaul n’est pas seulement sa première réalisation en couleur, mais l’occasion de chercher dans l’utilisation de ces couleurs des ressources expressives inédites. Il transpose un conte fantastique traditionnel où un jeune marchand, à peine marié, doit laisser son épouse pour s’occuper au loin des affaires familiales. Il est replacé auprès de la belle par un esprit qui a pris l’apparence du marié. (…)

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