La déflagration «Saint Omer», plaidoyer pour un abîme

Laurence Coly (Guslagie Malanda), accusée, coupable, condamnée, mais encore bien davantage, que le vocabulaire juridique échoue à nommer et à comprendre.

À travers le regard d’une jeune écrivaine, le film d’Alice Diop reconstitue le procès d’une mère qui a tué son bébé, entrebâillant avec rigueur et émotion l’accès à de multiples mystères qui hantent les rapports à la féminité, à la maternité, à l’héritage colonial.

Elle entre. Et tout est changé. L’espace, le temps, l’usage de la parole. Le lieu est pourtant le plus codifié qui soit, le plus propre à cadrer la singularité des individus, et leur pouvoir de perturbation: une salle de tribunal.

Menottée d’abord, Laurence Coly est d’emblée porteuse de cette puissance de déplacement. Elle parle, d’elle et de ce qu’elle a fait: tuer sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur une plage la nuit.

Les mots, précis, tranchants, concernent moins le moment du crime que ce qui s’est produit avant, ou ailleurs. Ces mots déposent comme sur une table des éléments disjoints d’explication de l’inexplicable.

Elle parle de perte de contrôle et d’organisation bien réglée, de puissances occultes et des rapports avec ses parents, du père de l’enfant et du pays où elle s’est installée, elle la jeune Sénégalaise brillante promise à des études qu’elle n’a jamais faites. Ce qu’elle dit est tissé de dissimulation, d’honnêteté et d’incompréhension. Ce qu’elle ne dit pas est vertige.

Un point hors-champ

Elle est en scène, sous les regards de la juge, du procureur, du public. La seule qui ne la regarde pas –la disposition des lieux fait qu’elle lui tourne le dos– est celle qui a passé le plus de temps avec elle depuis son arrestation: son avocate. Beaucoup plus tard, celle-ci redira dans ses mots à elle, ceux d’un plaidoyer, une manière d’avoir affaire à ce qui s’est joué. Et ce sera foudroyant.

Dans le public se trouve la jeune écrivaine, Rama. Elle est venue de Paris, où elle enseigne la littérature, à Saint-Omer, assister au procès de Laurence. Elle n’a rien dit à son compagnon, père de l’enfant dont elle est enceinte.

D’origine sénégalaise, mais née en France, elle a éprouvé une proximité avec cette accusée au parcours pourtant à bien des égards différent. Dans cette ville pauvre du Nord, cette jeune Parisienne noire n’est, elle non plus, pas à la place où l’attendraient ceux qui la regardent.

Au tribunal, Rama regarde Laurence. Mais que regarde Laurence? Droite et ferme comme une funambule sur un fil invisible, elle fixe un point hors-champ, qui est comme l’épicentre de ce film-séisme.

Il n’y a pas de nom pour ce qu’elle a fait, pour les raisons et déraisons qui le lui ont fait faire, pour ce qu’elle a vécu. Elle est assurément coupable au regard de la loi, elle ne le nie pas, mais de tout ce qui a fait ce qui est advenu, qu’est-ce que cela dit?

Rama, elle, essaie de comprendre –à la fois les arrière-plans du parcours de Laurence, et ses propres motivations. Elle sait que ce sera partiel, et que les éléments ne raccorderont pas entre eux. Séisme émotionnel et politique, Saint Omer est aussi ce film-archipel, qui affirme fièrement son refus de tout bouclage. Les zones d’ombre, les clairs-obscurs, les éléments contradictoires y sont inévitables et nécessaires.

Rama (Kayije Kagame) et la mère de Laurence (Salimata Kamate) dans les rues de Saint-Omer entre deux audiences. | Les Films du Losange

Oui, il y a bien les enjeux de l’héritage colonial, ceux de la maternité, de la sororité, de la transmission, la question de l’emprise. Il y a les règles du jeu judiciaire et médiatique, le racisme, les inégalités matérielles et culturelles. Il y a, d’une manière ou d’une autre, la place du surnaturel, et assurément le pouvoir des mots. Et davantage encore.

L’espace d’un monde commun

Plus le film avance, plus l’accusée répond au procureur et à la juge, plus l’écrivaine qui l’écoute et la regarde est travaillée par ce qui dissemble et ce qui ressemble entre sa propre situation et celle de la femme dans le prétoire, plus le film se charge de mystères.

Mystères au pluriel, activés par le passé et le présent, les paroles et les regards, les angoisses qu’on peut dire, celle qu’on affuble de noms et celles que nul ne peut formuler.

Ce sont des réseaux de forces qui innervent le film, sans forcément se relier. Ce sont des questions, brûlantes ou glaciales, vibrantes ou plombantes, qui font partie de ce monde –notre monde commun.

Ce monde qu’habitent, aussi, toutes ces personnes très différentes qui figurent à la fin du film, et qui ont assisté à ce déploiement d’affects et de pulsions qui ont si puissamment affecté Rama, au point de finir par la terroriser.

Son personnage est un écho, fictif et stylisé, de la place tenue par la réalisatrice. Pas plus qu’on ne connaîtra le verdict du procès, on ne saura si Rama écrira son livre. Mais on sait sans l’ombre d’un doute qu’à ce que l’affaire criminelle a pu lui inspirer, Alice Diop a, elle, trouvé une manière de répondre: le cinéma.

Saint Omer part d’une situation précise, un fait divers réel qui a donné lieu à un procès (l’affaire Fabienne Kabou, jugée en 2016). Il est mis en film par une cinéaste qui a des raisons personnelles de se sentir concernée par cet événement, comme le savent tous ceux qui ont vu ses précédents films, jusqu’au récent documentaire Nous, qui fut un des événements du début de cette année.

La présidente du tribunal (Valérie Dréville) et l’avocate (Aurélia Petit). | Les Films du Losange

Et c’est très exactement de là, depuis cet espace dessiné par la véritable affaire, le parcours personnel de la réalisatrice, et les possibilités de la mise en scène de cinéma que s’élabore l’énergie singulière, et perceptible par quiconque, du premier film de fiction d’Alice Diop.

Ces possibilités de la mise en scène, ce sont par exemple le cadrage et les puissances du hors-champ comme celles d’instants de frontalité affirmée. Ce sont le montage et l’agencement des ellipses et des mises en parallèle, la ressource d’archives vidéo et l’articulation des intérieurs (le tribunal, la chambre d’hôtel, l’appartement de Rama et celui de sa famille) et extérieur. C’est la composition des couleurs et des lumières en intelligence avec ce que demande de singulier le fait de filmer des visages de femmes noires.

Quatre et quatre femmes

Et c’est, dans ce cas tout particulièrement, l’intensité et la subtilité de l’interprétation des quatre actrices qui portent toute l’émotion, la complexité et les mystères du film. (…)

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«Madres Paralelas», amours de femmes dans un palais des glaces

 
Complicité, manipulation, tendresse et menace se reconfigurent constamment entre Ana (Milena Smit) et Janis (Penelope Cruz).

Grâce notamment à l’interprétation toute en finesse de ses deux actrices principales, le film le plus accompli d’Almodóvar depuis une bonne décennie compose une émouvante, subtile et finalement joyeuse carte des émotions.

 

Le nouveau film d’Almodóvar est une véritable bénédiction. Une planche de salut dans l’océan de niaiserie familialiste réactionnaire qui a submergé les films du monde entier.

À partir du canevas a priori le plus inféodé aux diktats du schéma familial, le cinéaste espagnol, au meilleur de son talent, ne cesse de montrer que, sur ce thème comme sur tout autre, le cinéma est à même de faire vivre la liberté des personnes –personnages et spectateurs–, l’imaginaire et la complexité des émotions au lieu de (se) soumettre aux conformismes dominants.

Deux femmes, Janis dans la quarantaine et Ana encore adolescente, accouchent en même temps. Elles se lient d’amitié à la maternité. Elles ont chacune une fille. Bientôt, Janis, qui adore son bébé, a des doutes sur le fait que sa petite Cecilia soit bien son enfant.

De test ADN en retrouvailles avec Ana, puis de faux-semblants en double jeu, se met en place une sorte de marivaudage tendu des émotions maternelles, des désirs féminins et des formes innombrables que prend l’amour –porté aussi aux hommes à l’occasion, même si c’est de manière très marginale.

Madres Paralelas est peut-être le film le plus hitchcockien du réalisateur de Parle avec elle et de La Piel que habito. Il s’y déploie un mécanisme de suspens qui évacue tout le grand-guignol, les accessoires lourdauds du crime et de la violence physique, pour faire des affects l’unique terrain où se jouent les intrigues, les coups de théâtre, les manipulations. Tous ces ressorts ne tendent jamais vers un jugement moraliste. Ils accueillent l’irisation infinie des pulsions, des angoisses, des inclinations.

Marqueterie de précision

Si le film est aussi beau et aussi touchant, c’est qu’on perçoit combien ce nettoyage des habituels oripeaux du mélodrame est au fond le signe d’un immense respect. Respect pour ces femmes que nous voyons, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui peuvent éprouver de l’empathie pour ce qu’elles éprouvent. Rien, jamais, n’est décidé d’avance par un moule préexistant, qu’il soit réputé naturel ou de civilisation.

Madres Paralelas est un film très écrit, très scénarisé. Comme toujours chez Almodóvar, rien n’est naturaliste dans cette construction aux allures de marqueterie de précision, où le choix des costumes, des couleurs, des lumières, tout autant que le réglage des péripéties, des gestes et des tonalités émotionnelles concourent à une proposition finalement très ouverte, et qui laisse tant de liberté à tout un chacun.

Parallèles et symétriques, convergentes et perpendiculaires, droites et courbes, les mères sont les héroïnes d’un mélodrame qui ne manque ni d’humour ni d’étrangeté. | Pathé

En pareil cas, la prise en charge par les interprètes est décisive. Ils et elles –elles, en l’occurrence– doivent du même élan répondre avec une extrême précision du cheminement sur les toiles d’araignée émotionnelles que tisse le film, et ne jamais réduire leur personnage à sa seule fonction narrative ni à une définition univoque.

Pour sa septième participation à un film d’Almodóvar depuis Tout sur ma mère, Penélope Cruz incarne une Janis impressionnante d’intériorité palpitante, d’indécidabilité dans le réseau de ses besoins, de ses impulsions et de ses retenues.

Face à elle, la quasi-débutante Milena Smit fait vibrer, de la vulnérabilité à la menace et du désir dévorant à l’affection, de multiples cordes sensorielles, qui ne cessent de se recombiner en impressionnants arpèges.

De manière délicate, cette circulation dans le labyrinthe des relations intimes de deux femmes trouve aussi à s’inscrire dans une histoire collective, une histoire douloureuse et au long cours: celle des crimes franquistes et du rapport à la mémoire qui travaille toujours l’Espagne, plus de quatre-vingts ans après la fin de la guerre civile. (…)

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