L’élan savoureux et tonique de «Vingt dieux»

Totone (Clément Faveau), jeune aventurier d’une vie à inventer.

Premier film AOC, le long-métrage de Louise Courvoisier réinvente dans des contextes connus la singularité d’un rapport aux êtres et aux lieux, au désir et au quotidien.

Dès le plan d’ouverture, qui suit de dos un personnage massif déambulant dans une fête en plein champ sous un soleil de plomb, la présence physique, celle des humains et celle des éléments, les sons, les corps, les rythmes s’imposent par leur force et leur singularité situées.

On ne reverra plus le type qui allait renouveler un fut de bière pour que tout un chacun et toute une chacune continue de s’enivrer sans retenue. Le personnage principal, un adolescent surnommé «Totone», occupe bientôt en toute exubérance le centre de l’écran. Son père, grand amateur d’alcool lui aussi, est comme beaucoup de ceux qui l’entourent éleveur et fabricant de comté dans cette région du Jura.

Ce n’est alors que l’esquisse d’un film à la fois branché sur les modes de vie contemporains et certaines de leurs dimensions archaïques, sur l’énergie d’un drame qui emprunte au western comme à la chronique, et sur le courant alternatif entre dureté de l’existence, absence de compréhension du monde et volonté de tout essayer.

Au fil des trafics, larcins, affrontements, trahisons, rencontres d’amitié ou d’amour, jamais Vingt dieux ne se repose sur un acquis, sur une facilité dramatique ou de définition qui préexisterait aux personnages et à leurs relations.

Faire un fromage, faire un film, la belle aventure

Au sein du parcours du jeune homme sommé par les circonstances d’inventer un chemin vers l’âge adulte, la plupart des interactions –avec ses copains, avec sa petite sœur, avec la jeune fermière, dans la pratique de sports mécaniques et la consommation d’alcool, dans le travail de la ferme, dans une entreprise où il trouve brièvement un emploi– mobilisent pourtant des figures repérées.

Mais c’est pour y laisser advenir des interactions toujours organiques, qui viennent des êtres plutôt que d’une «idée de scénario». Parmi ces personnages, le plus inhabituel est… Un fromage.

La fabrication de cette meule de comté élevée au rang de Graal par Totone est accompagnée par Louise Courvoisier avec une attention qui fait toute sa part au suspens, au mystère, et à la précision documentaire.

Avec la petite sœur et les copains, et le chaudron où peut-être se fera l'alchimie du présent et de l'avenir. | Pyramide Distribution

Avec la petite sœur et les copains, et le chaudron où peut-être se fera l’alchimie du présent et de l’avenir. | Pyramide Distribution

Ce qui se joue autour de la réalisation du projet, dans sa matérialité attentive comme dans ce que cela convoque de savoir, de tradition, de capacité à se dépasser, à se réinventer sans se trahir, est une magnifique opération d’alchimie laitière et cinématographique. (…)

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Cannes 2024, jour 4: «Bird», «Diamant brut», «Furiosa», «Vingt Dieux», rages adolescentes

Totone (Clément Favreau) et Claire (Lucas Garret) dans «Vingt Dieux» de Louise Courvoisier

Les films d’Andrea Arnold et de Louise Courvoisier inventent d’impressionnants personnages adolescents portés par une fureur de vivre qui irradie l’écran. De manière moins convaincante, cette tension est aussi au centre du blockbuster de George Miller comme du premier film d’Agathe Riedinger.

Fille ou garçon, dans les cités, à la campagne ou dans un désert de science fiction, des figures d’adolescent(e)s habitées d’une rage d’exister et prêtes à tout pour s’inventer au moins une survie ont dessiné des pointillés inégaux mais significatifs à travers les sélections du début de festival. Avec, au passage, la présence plus que remarquable de trois réalisatrices.

«Bird» d’Andrea Arnold (Compétition officielle)

Désormais valeur sûre du cinéma d’auteur (et, donc, d’autrice) européen, la Britannique Andrea Arnold impose séquence après séquence à la fois une véritable héroïne de cinéma, Bailey, et une manière bien à elle de raconter son histoire.

Bailey (Nikiya Adams) lors d’un rare moment d’abandon, dans Bird d’Andrea Arnold. | Ad Vitam

Au son tonitruant du hard rock et des exubérances violentes des voix qui répondent à l’agressivité des tatouages et des gestuelles dans les cités déshéritées, entre terrain vague, squat et immeubles pourris, il n’y a pas vraiment de sens à être une fille de 12 ans.

C’est bien ainsi que le vit Bailey, qui affirme une maturité et une combattivité aussi inépuisables qu’intraitables, face à son père infantile et possessif qui va se marier, à son demi-frère dont la copine de 14 ans est enceinte, aux mecs qui trainent, friment ou menacent.

Pourtant quelque chose d’autre va se frayer un chemin, qui ne change pas Bailey mais la rend plus forte et plus complexe, lorsqu’elle croise en plein champ le curieux type qui dit s’appeler Bird. Et qui, de fait, semble passer l’essentiel de son temps perché sur les toits.

Mais dans Bird, le film, il n’y a pas une histoire mais six ou sept, il n’y a pas un univers (social et adolescent) mais une multiplicité de rapports au monde, de l’onirisme délirant au réalisme ras du bitume.

La manière dont, avec ses multiples protagonistes pas tous humains (les oiseaux, les chevaux, les chiens et d’autres encore ont un rôle à eux dans l’affaire), la cinéaste de Fish Tank et d’American Honey circule entre ces lignes de récits poétiques, brutales, joueuses, raides dingues, affectueuses, voilà la véritable merveille du film.

Elle fait que celui-ci, au-delà de ses personnages pourtant de plus en plus attachants, devient un sorte de conte épique à la fois très contemporain et mythologique, porté par un élan de mise en scène d’une rare puissance et d’une grande délicatesse.

«Diamant brut» d’Agathe Riedinger (Compétition officielle)

La proximité avec le film d’Andrea Arnold de ce premier long métrage lui aussi centré sur une jeune fille prête à tout pour ne pas subir le déterminisme du monde misérable où elle est née, en l’occurrence du côté de Fréjus, ne rend pas service au film d’Agathe Riedinger.

Et il est vrai que si on retrouve dans Diamant brut une énergie rageuse comparable à celle de Bailey, la situation de Liane, fascinée par les réseaux sociaux et entièrement vouée à son rêve d’être choisie par un casting de téléréalité peine à créer un lien entre le personnage et qui la regarde.

Liane (Malou Khebizi), corps trafiqué et accessoires douloureux, fascinée par son image dans Diamant brut d’Agathe Riedinger. | Pyramide Distribution

Les ravages physiques et mentaux de l’univers frelaté auquel elle adhère corps et âme sont omniprésents sans ouvrir vers aucune dynamique, tandis qu’autour de Liane se déchaine un rodéo d’affects, d’injonctions, de modèles et contre modèles de comportements.

Plus que le sort de la jeune fille, finalement scellé par un coup de force scénaristique qui aurait pu aussi bien être à l’opposé, c’est d’ailleurs cette palette aussi sinistre que contrastée de ce qui se présente à une jeune femme pauvre dans la France d’aujourd’hui –pour le dire sans détour, le choix entre de la merde et de la merde– qui est le véritable matériau d’un film aux promesses seulement en partie tenues. (…)

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