Cannes 2024, jour 6: «Les Damnés», «L’Invasion», «Ground Zero», «An Unfinished Film»: chroniques de guerre

Dans un monde en proie aux destructions, il faut aussi récupérer, reconstruire, tenir -une image de L’Invasion de Sergei Loznitsa.

En Ukraine et à Gaza, mais aussi dans la violence de la répression en Chine au moment du Covid ou de manière plus métaphorique, les grands conflits actuels s’invitent sur les écrans cannois.

Le Festival de Cannes a beau faire tout ce qu’il peut pour renforcer les parois de sa bulle à l’écart d’une actualité marquée par de multiples conflits, ceux-ci s’y invitent de bien des manières. Non par effraction, mais du fait même du fonctionnement du cinéma.

Quatre crises majeures ouvertes récemment habitent de manière plus ou moins explicite certains titres découverts sur la Croisette ces derniers jours. La guerre en Ukraine avec L’Invasion de Sergei Loznitsa et l’écrasement de Gaza sous les bombes avec Ground Zero, projet collectif piloté par Rashi Masharawi, sont ceux qui se confrontent le plus clairement à une guerre en cours.

Mais aussi, de manière moins directe, An Unfinished Film de Lou Ye revient directement sur ce qu’a été la violence de la réponse des États à la pandémie du Covid, exemplairement en Chine, a fortiori à proximité du foyer où la pandémie est apparue. Quant aux Damnés de Roberto Minervini, s’il s’agit en apparence d’un film historique, il est tout entier habité par le rapport des humains à la guerre, et par l’opposition de plus en plus violente entre deux factions des États-Unis.

Des films qui, chacun à sa façon, savent et veulent ne pas être du côté des pouvoirs –politiques, médiatiques et dans les modes de représentation et de récit. Ces pouvoirs qui font les guerres.

«Les Damnés» de Roberto Minervini (Un certain regard)

Connu pour ses documentaires attentifs aux profondeurs du Sud des États-Unis dans leurs aspects les plus sinistres, le réalisateur italien depuis longtemps installé en Amérique semble changer sa caméra d’épaule. Son nouveau film est en effet une fiction historique, située durant la guerre de Sécession, dans une région où cette période est rarement évoquée, la Californie.

Mais la manière dont Roberto Minervini accompagne un détachement de soldats nordistes affrontant d’abord les difficultés de la vie quotidienne dans un coin sauvage, les rigueurs de la discipline et la difficulté pour un groupe de types de cohabiter, avant d’avoir affaire à un ennemi invisible, se révèle peu à peu une approche de la situation de guerre d’une façon bien plus générale.

Un des jeunes troufions de l’armée fédérée, pas bien sûr de ce qu’il a à faire dans ce coin perdu. | Shellac Distribution

Les Damnés documente des états physiques et psychiques qui dans une certaine mesure concernent les soldats de toutes les guerres. Et aussi, en partie, participent de ce qui s’est construit aux États-Unis durant les années 1861 à 1865, et qui reste incroyablement prégnant dans le pays actuel, comme le réalisateur est bien placé pour l’avoir constaté, notamment dans son film The Other Side.

Film de guerre assurément, mais film d’ambiance plutôt que d’action, porté par une relation sensible aux paysages, aux corps et aux imaginaires de ces hommes loin de tous leurs repères, Les Damnés distille un trouble attentif à des réalités qui sont loin de ne concerner que le passé.

Sa forme délibérément non spectaculaire, quand le spectaculaire participe si communément de l’exaltation des penchants guerriers, fait qu’il continue de résonner longtemps après que la projection est terminée.

«L’Invasion» de Sergei Loznitsa (Séances spéciales)

Avec son nouveau documentaire, le cinéaste ukrainien entreprend un travail d’une audace inédite. À partir d’images tournées dans de multiples endroits du pays depuis l’agression russe du 24 février 2022, il déploie une attention au plus proche de situations significatives, qui passent d’ordinaire sous le radar des médias comme des représentations liées à la propagande, dont la très nécessaire propagande appelant à soutenir le combat dezs Ukrainiens.

Certaines des multiples formes par lesquelles les Ukrainiens rendent hommage aux morts sur le front et entretiennent l’esprit de combat contre l’agresseur. | Atom and Void

Aux côtés des camarades de combat et des familles lors de l’enterrement de soldats morts sur le front, à l’occasion d’un mariage avant que l’heureux élu ne retourne dans les tranchées, dans une café-librairie où les gens amènent tous les livres russes qu’ils avaient chez eux (une attitude que Loznitsa a publiquement regrettée, ce qui lui a valu d’être violemment critiqué), dans une maternité ou un hôpital, à chaque fois les opérateurs sur place ont, à la demande du cinéaste, filmé longuement, et sous différents angles. Des angles qui ne cherchent pas à être systématiquement glorificateurs.

Grâce à cette approche, la guerre en Ukraine n’est plus seulement visualisation de mouvements de troupe sur des cartes et statistiques de victimes et de destructions. Elle se densifie de présences humaines différenciées, de lieux singuliers, des mots qu’utilisent ici un prêtre, là un officier, ailleurs, un adolescent ou une vieille dame.

Les humains et leurs mots, leurs gestes, leurs habits, leurs quotidiens différenciés selon de multiples aspects sont au cœur de l’approche attentive, jamais simplificatrice, du réalisateur de Maïdan.

Dérangeant en ce qu’il déplace des imageries simplistes, L’Invasion matérialise sous une forme cinématographique cela même que Poutine cherche à écraser sous les bombes: le droit à la nuance, à la prise de recul, à la discussion contradictoire. Loznitsa n’est pas un militaire ni un propagandiste, c’est un cinéaste. Et c’est en cinéaste qu’il contribue au combat, pour leur liberté et la nôtre.

«Ground Zero. The Untold Stories of Gaza» (hors sélections)

Ici, c’est l’un des réalisateurs qui dit explicitement en voix off que son but est que le massacre ininterrompu depuis des mois dans la bande de Gaza ne soit pas qu’une affaire de statistiques.

Ici aussi, une des missions confiées au cinéma est de rendre aux personnes leur individualité, leur singularité, contre la propagande meurtrière qui réduit les Gazaouis à une masse indistincte et dangereuse pour mieux les tuer par dizaines de milliers.

Dans un des épisodes, l’enfant qui va chaque jour rejoindre son maître d’école… au cimetière où il est enterré. | Coorigines

Cela est énoncé dans l’un des seize courts métrages produits, tournés et montés par des réalisateurs et réalisatrices de Gaza, dans l’enclave sous les bombes. (…)

LIRE LA SUITE

Cannes 2021, jour 8: quelques nouvelles du monde depuis la Croisette

Parmi les nombreuses manières de prendre en charge les tragédies du monde contemporain, la très impressionnante réponse de Little Palestine.

Par des moyens stylistiques différents, et aux effets inégaux, certains films du Festival prennent en charge des situations de crise ou de catastrophe qui font écho à l’état général du monde contemporain.

Repérée d’emblée, la faiblesse de la présence du vaste monde dans sa diversité se confirme jour après jour. Néanmoins, on trouve au fil des diverses sélections du Festival un certain nombre d’occasions de rencontrer des descriptions de situations contemporaines, hors de l’épicentre franco-européo/nord-américain.

Sans surprise, ces nouvelles sont globalement de mauvaises nouvelles. Outre la nouvelle sélection ajoutée au programme des sections officielles, Cinéma&climat, et qui vise à mettre en évidence différentes manières dont les films prennent en charge la catastrophe environnementale en cours, il s’agit surtout ici de l’état des sociétés.

Et la question, comme cela devrait toujours être le cas à propos de films, porte tout autant sur les manières de faire du cinéma pour se confronter à ces situations qu’au sujet en tant que tel.

D’un peu partout arrivent donc des récits de crises, de drames, d’états en déréliction des sociétés. Pour en rendre compte, ces films se partagent entre différentes approches, aux conséquences très différentes.

«La Civil» de Teodora Ana Mihai

Arcelia Ramirez interprète la mère-courage de La Civil. | Menuetto

L’une de ces approches est celle de l’illustration littérale d’un discours qui expose et dénonce des situations effectivement dramatiques. Ainsi La Civil, de la réalisatrice mexicaine Teodora Ana Mihai, présenté à Un certain regard.

Aux côtés d’une mère courage dont la fille a été enlevée par des gangsters, le film dénonce la violence délirante des gangs, la pratique très répandue des kidnappings suivis de viols, de torture et de meurtre, la corruption et l’impuissance des autorités, l’omniprésence de la violence.

Thriller efficace, le film reste dans une position univoque qui finit par faire se demander dans quelle mesure la mise en scène utilise les bénéfices spectaculaires que lui rapportent les horreurs évoquées tout autant qu’elle les dénonce.

«Hit the Road» de Panah Panahi

Une autre approche relève de l’évocation «en creux». C’est ce que construit Panah Panahi (le fils de Jafar) avec son premier film, Hit the Road (à la Quinzaine des réalisateurs).

Accompagnant une famille en route vers la frontière pour faire sortir clandestinement d’Iran le fils ainé, il s’appuie sur des comportements extrêmes ou farfelus des différents personnages (le père, la mère, le fils cadet, et même le chien) pour déplier par allusion un contexte marqué par la répression et l’absence de perspectives d’avenir.

La stylisation, où se mêle burlesque et crise de nerfs, est ici un moyen détourné de rendre perceptible non seulement une situation d’oppression, mais ses effets sur les citoyens.

«Babi-Yar (Context)» de Sergei Loznitsa

Très différemment, ce travail en creux est aussi ce que fait Sergei Loznitsa avec Babi-Yar (Context). Le montage d’archives habilement travaillé et sonorisé concerne tout autant l’accueil réservé en 1941 à la Wermacht par un grand nombre d’Ukrainiens, ou la façon dont les Allemands puis les Soviétiques ont représenté cette région après l’avoir conquise, qu’au massacre de plus 33.000 juifs dans le lieu proche de Kiev qui donne son titre au film.

Loznitsa a depuis longtemps en projet un long métrage à propos de cette tragédie, mais ce qu’il évoque véritablement ici, et à quoi renvoie l’ajout de (Context) dans le titre, ce sont aussi les résistance de la société ukrainienne contemporaine à documenter et commémorer ce qui s’est passé là.

C’est-à-dire à inscriredans son histoire un crime commis par les nazis mais avec l’assentiment sinon le soutien d’une population locale, ou du moins d’un nombre significatif de ses membres, dont les descendants sont loin d’avoir tous renoncé à un antisémitisme très ancien dans la région.

«La Fièvre de Petrov» de Sergei Serebrennikov

Semyon Serzin dans une des activités préférées de son personnage, autour duquel tourne La Fièvre de Petrov. |Bac Film

Une autre manière de prendre en charge par le cinéma le chaos du monde est d’y répondre par le chaos de la réalisation. C’est ce que fait, sur un modèle très prisé par ses compatriotes réalisateurs, Sergei Serebrennikov avec La Fièvre de Petrov, en compétition officielle. (…)

LIRE LA SUITE

 

Les voix hors normes de «Celles qui chantent» et de «Malmkrog»

Les Divas du Taguerabt de Karim Moussaoui. | Les Films Pelléas

Les quatre courts métrages réunis sur grand écran à l’enseigne de La 3e Scène et la vaste reconstitution historique de Cristi Puiu sont autant de petits et gros cailloux sur le chemin des salles.

Tout Simplement Noir est assurément l’événement-phare des sorties de la semaine. Mais le déconfinement progressif des grands écrans n’est pas affaire que de distance entre spectateurs et spectatrices, il se traduit aussi par l’intérêt des films proposés, et se poursuit avec deux autres propositions très dignes d’attention.

Celles qui chantent, quatuor ou quintet?

La question est classique concernant les films composés de plusieurs courts métrages, ici signés, par ordre d’apparition à l’écran, Sergei Loznitsa, Karim Moussaoui, Julie Deliquet et Jafar Panahi: au total, cela fait-il quatre ou cinq films?

Ces réalisations s’inscrivent dans un programme remarquable baptisé «La 3e Scène». Initié par l’Opéra de Paris avec le producteur Philippe Martin (Les Films Pelléas), il propose la mise en ligne de courts métrages ayant un rapport plus ou moins direct avec les mondes de l’opéra, du chant et de la danse. Le succès des Indes galantes version krump réalisé par Clément Cogitore a offert une considérable visibilité à ce programme où figurent également d’autres formidables cinéastes (Mathieu Amalric, Bertrand Bonello, Apichatpong Weerasethakul, Jean-Gabriel Périot…) mais aussi des chorégraphes (William Forsythe), des plasticien·nes (Claude Levêque)…

La réunion de quatre nouveaux titres de la série en un programme destiné à la salle a le mérite de mieux mettre en lumière ce projet, mais déroge à ce qui était en principe sa carte d’identité, l’offre en ligne. Celles qui chantent se compose donc de quatre propositions conçues indépendamment à l’origine, et qui se font écho de manière inégale, et pas toujours convaincante.

La plus singulière de ces propositions, Violetta, est signée de la réalisatrice et surtout metteuse en scène de théâtre (et désormais directrice du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis) Julie Deliquet. On y accompagne alternativement le parcours de la soprano Aleksandra Kurzak interprétant à Bastille La Traviata mise en scène par Benoît Jacquot et le parcours d’une jeune femme (jouée par l’actrice Magaly Godenaire) atteinte d’un cancer dans un service d’oncologie.

Les scènes sont, à l’opéra comme à l’hôpital, d’une grande justesse, et d’une émotion certaine. Pourtant, malgré le point commun de la maladie qui frappe l’héroïne de Verdi comme le personnage de fiction imaginée par la réalisatrice, on peine à percevoir ce qui se jouerait dans leur mise en parallèle.

Trois fois, le surgissement de voix hors normes

Hidden de Jafar Panahi apparaît comme une variation sur les thèmes qu’a brillamment mis en scène le cinéaste iranien notamment dans Trois Visages: doute sur la véracité des messages sur les réseaux sociaux engendrant un jeu entre fiction et «réalité», oppression des femmes empêchées d’exprimer leur talent, jeu du réalisateur avec son propre personnage à l’écran.

Cadrage par le pare-brise, image dans l’image et film dans le film, le dispositif cher à Panahi pour donner accès à l’invisible. | Les Films Pelleas

Ce sont les ingrédients adroitement agencés de ce court métrage situé au Kurdistan iranien. Mais vient le moment, splendide, où cette voix féminine privée de visage s’élève de derrière un rideau, et emporte tout.

Parmi les nombreux et considérables talents du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa figurent son art du montage des documents d’archives. Il en donne une démonstration virtuose, et éclairante, en assemblant les images de présences de personnalités à l’Opéra de Paris dans les années 1950 et 1960.

Du général De Gaulle à Brigitte Bardot, du Shah d’Iran à Nehru, de Bourvil à Kroutchev et de Charlie Chaplin à Houphoüet Boigny, sans oublier d’innombrables têtes couronnées, c’est le bottin mondain d’une époque qui, devant des foules toujours enthousiastes, défile sur les marches de Garnier grâce aux enregistrements des actualités filmées d’alors.

La foule fascinée par le défilé des vedettes et des princesses. | Les Films Pelleas

Une nuit à l’opéra devient ainsi, non sans humour, une interrogation sur ce que fut l’idée du glamour en des temps aujourd’hui révolus –et par contraste aussi sur ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Il est également stimulant de se demander ce que voient du film des personnes appartenant à plusieurs générations, ayant avec ces célébrités majeures d’il y a un demi-siècle des relations variables –ou plus aucune relation.

À nouveau, une grande voix vient transcender de manière sublime ce qui s’est ainsi construit par touches. La voix à jamais sauvage malgré toute la pompe, le lustre et les lustres, de Maria Callas démentant irrévocablement qu’Una voce poco fa.

Mais le plus beau, le plus étrange, le plus à la fois inscrit dans une réalité concrète et ouvert sur un au-delà est le film de Karim Moussaoui, Les Divas du Taguerabt. (…)

LIRE LA SUITE