Cannes 2024, jour 10: «Viet and Nam», «Black Dog», «All We Imagine as Light», lumières d’Orient

Face à face et côte à côte, interchangeables et différents, Viet et Nam, attachés à leur terre et devant partir au loin.

Signés Truong Minh Quý, Guan Hu ou Payal Kapadia, ces films outsiders à plus d’un titre, eux-mêmes consacrés à ceux et celles que leurs sociétés marginalisent, font partie des plus belles découvertes sur la Croisette.

Si l’Extrême-Orient a été représenté au plus haut niveau par Caught by the Tides de Jia Zhangke, ce film est loin d’être le seul à incarner le meilleur du cinéma asiatique relativement bien présent sur la Croisette.

Trois découvertes venues à nouveau de Chine, mais aussi du Vietnam et d’Inde, participent de cet ensemble de propositions. Signés de réalisateurs et réalisatrices encore peu repérés (du moins en Occident: s’il s’agit du premier long-métrage de Truong et du deuxième de Kapadia, Guan a signé des productions à succès en Chine), ces films par ailleurs très différents ont en commun de concerner des personnes et des groupent sociaux soumis à de multiples formes de discriminations, et aussi à chaque fois de s’inscrire dans un ou des espaces géographiques, historiques et sociaux riches de sens.

«Viet and Nam» de Truong Minh Quý (Un certain regard)

C’est en grande partie pour cela que dix jours durant on regarde quatre ou cinq films par jour, s’appuyant du bout des doigts ou prenant repos sur des propositions de cinéma comme autant de prises plus ou moins solides d’une longue escalade. Pour qu’à un moment apparaisse, sans aucun signe annonciateur ni repère connu, une merveille d’émotion, d’inscription juste dans les territoires du réel et de l’imaginaire.

Lequel est Viet et lequel est Nam? Le film se terminera sans qu’on soit bien sûr, et cela n’importe pas. Car au-delà du jeu de mots pas du tout gratuit qui fait de l’union de leurs deux prénoms le nom de leur pays, avec claire suggestion de l’assemblage (du Nord et du Sud) qui a fait le Vietnam tel qu’il est aujourd’hui, cette aventure ô combien incarnée et singulière des deux jeunes hommes ainsi nommés est aussi celle d’une nation.

Cela a commencé par deux scènes extraordinaires, toutes deux liées au motif récurrent dans le film de la surface et de ce qui se trouve dessous.

Nam et Viet, sous la terre comme au ciel. | Nour Films

La magique séquence d’ouverture est indécidablement située au fond d’une mine de charbon et sous une voute céleste scintillante. Là s’unissent, par le geste et par la parole, ces deux garçons dont on voit les visages et les torses nus, ces peaux maculées et fragiles.

Les relations entre humains du même genre sont légion au programme de Cannes cette année, aucun autre film ne trouve d’emblée une telle sensualité, et une telle capacité à la frontalité des rapports physiques sans exhibitionnisme ni surcharge déclarative. Ils sont ensemble, ils vivent, s’aiment, survivent dans un cosmos à la fois onirique et très réaliste, c’est très beau.

La seconde scène n’est pas montrée, mais racontée par Nam à Viet: la façon dont des passeurs font traverser un fleuve frontière lové dans un sac transparent porté par une nageuse aguerrie à cet exercice.

Le candidat à l’émigration clandestine est immergé sous la surface, et témoin d’un extérieur aquatique hors d’atteinte et dangereux, soumis à des forces qu’il ne contrôle pas –le fleuve, la nageuse, l’organisation du trafic humain, le destin du migrant lorsqu’il aura passé.

Entre tendresse des deux garçons, mineurs de charbon et amis aux chemins qui vont diverger, dureté d’une existence au quotidien et omniprésence douloureuse de ce que la guerre, l’interminable succession de guerres (contre les Japonais, les Français, les Américains) a laissé, le film ne cesse de mettre en relation ce qui se trouve en surface à ce qui se trouve dessous –avec toutes les métaphores qu’on voudra.

En dessous, sous terre et dans les mémoires, il y a aussi les restes des combattants morts sans sépulture et que recherchent les familles, entre célébration officielle des héros des guerres de libération nationale et chamanisme. En dessous, à fleur de sol et d’oubli, il y a des millions de munitions états-uniennes pas explosées, sinistrement affublées de noms de fruits (goyave, ananas, pamplemousse…) et qui, des décennies après, peuvent encore tuer.

Pour prendre en charge toutes ces dimensions, Truong Minh Quý, jeune cinéaste vietnamien venu du monde des arts visuels comme l’aîné dont on le rapprocherait le plus volontiers, Apichatpong Weerasethakul, invente une mise en scène «liquide», en phase avec l’élément qui circule sous de multiples formes dans ses images somptueuses.

La pluie, les infiltrations, le fleuve, la mer, mais aussi la douceur des gestes et la délicatesse des phrasés unifient ce récit à la fois halluciné et ancré dans l’histoire du pays comme dans l’imaginaire amoureux de ses deux personnages.

«Black Dog» de Guan Hu (Un certain regard)

Là aussi, un élément domine, exactement à l’opposé. Dans cette zone désertique de l’ouest chinois, la sécheresse, la poussière et le vent sont le lot de chaque jour. C’est un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi), en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et figure de western, où le héros taciturne chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux.

Les deux «chiens noirs» du film, devenus complices. | Memento Distribution

Une horde de chiens qui disputent aux humains le contrôle d’une partie de la ville. Parmi eux survit en lonesome hero canin la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre.

Celui-ci renvoie à lui autant qu’au paria à moto qui le recueillera. Ils habitent le film avec autant de présence mi-réaliste, mi-onirique que la famille des prospères marchands de viande de serpent, ou le tigre de Mandchourie, dernier hôte prestigieux d’un zoo en voie de désintégration.

C’est dans la circulation, onirique, brutale, souvent aussi humoristique, entre tous ces éléments que l’aventure à la fois tendue et farfelue de Black Dog trouve son énergie.

Il franchit ainsi d’improbables ravins, par les détours de la fiction jouant sur de multiples claviers comme dans son rapport intense, matériel, aux réalités de ces lieux inhospitaliers, à plus d’un titre en marge –y compris de ce que montre d’ordinaire le cinéma chinois.

«All We Imagine as Light» de Payal Kapadia (Compétition officielle)

En travelling fluide le long de la voie ferrée et des trottoirs puis dans la ville immense et surpeuplée (Mumbai), la séquence d’ouverture est à la fois inscription dans un espace humain et proposition formelle que tiendra tout le film.

Conçu comme une succession de volutes qui se déploient peu à peu autour de trois personnages principaux, trois femmes qui travaillent dans le même hôpital (deux infirmières et une cuisinière), All We Imagine as Light trouve dans ce mouvement, narratif autant que visuel, la manière d’approcher la singularité de l’histoire des trois femmes, comme ce qui les inscrit dans des enjeux communs à elles trois –et communs à des millions d’autres dans ce pays.

Prabha (Kani Kusruti) fraye son chemin de femme seule dans la métropole sans bienveillance. | Condor Distribution

Avec un art aussi consommé que dépourvu d’effets de style affichés, la jeune réalisatrice découverte à Cannes il y a deux ans avec le beau Toute une nuit sans savoir (à la Quinzaine des cinéastes) réussira ensuite un geste similaire de déplacement fluide pour sortir de la métropole.

Réunissant, au-delà de tout ce qui les différenciait, les trois femmes pour une expédition au bord de l’océan, le film organise avec la même fluidité attentive, incarnée dans des gestes, des matières et des lumières, des possibilités de réponse aux multiples contraintes et violences qui s’imposent aux femmes indiennes.

Le phénomène est d’autant plus ample et sensible qu’il concerne des personnes vivant dans ces environnements sociaux intermédiaires (ni riches ni misérables) dont relèvent Prabha, dont le mari est parti travailler à l’étranger, Anu, amoureuse d’un musulman, Parvati, contrainte de retourner au village où la menacent des promoteurs margoulins.

Anu (Divya Prabha), qui doit en permanence cacher sa relation avec Shiaz (Hridhu Haroon), son amoureux musulman. | Condor Distribution

Cette vaste batterie de caractéristiques sociales et de phénomènes d’assujettissement et de possibles libérations, même partielles, pour être bien présente dans les parcours des trois femmes, n’en devient jamais le sujet explicite.

C’est ce caractère organique des enjeux de société incarnés par trois femmes qu’on apprend peu à peu à connaître comme des individus, qui fait la force et la beauté du film.

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