Cannes 2024, jour 10: «Viet and Nam», «Black Dog», «All We Imagine as Light», lumières d’Orient

Face à face et côte à côte, interchangeables et différents, Viet et Nam, attachés à leur terre et devant partir au loin.

Signés Truong Minh Quý, Guan Hu ou Payal Kapadia, ces films outsiders à plus d’un titre, eux-mêmes consacrés à ceux et celles que leurs sociétés marginalisent, font partie des plus belles découvertes sur la Croisette.

Si l’Extrême-Orient a été représenté au plus haut niveau par Caught by the Tides de Jia Zhangke, ce film est loin d’être le seul à incarner le meilleur du cinéma asiatique relativement bien présent sur la Croisette.

Trois découvertes venues à nouveau de Chine, mais aussi du Vietnam et d’Inde, participent de cet ensemble de propositions. Signés de réalisateurs et réalisatrices encore peu repérés (du moins en Occident: s’il s’agit du premier long-métrage de Truong et du deuxième de Kapadia, Guan a signé des productions à succès en Chine), ces films par ailleurs très différents ont en commun de concerner des personnes et des groupent sociaux soumis à de multiples formes de discriminations, et aussi à chaque fois de s’inscrire dans un ou des espaces géographiques, historiques et sociaux riches de sens.

«Viet and Nam» de Truong Minh Quý (Un certain regard)

C’est en grande partie pour cela que dix jours durant on regarde quatre ou cinq films par jour, s’appuyant du bout des doigts ou prenant repos sur des propositions de cinéma comme autant de prises plus ou moins solides d’une longue escalade. Pour qu’à un moment apparaisse, sans aucun signe annonciateur ni repère connu, une merveille d’émotion, d’inscription juste dans les territoires du réel et de l’imaginaire.

Lequel est Viet et lequel est Nam? Le film se terminera sans qu’on soit bien sûr, et cela n’importe pas. Car au-delà du jeu de mots pas du tout gratuit qui fait de l’union de leurs deux prénoms le nom de leur pays, avec claire suggestion de l’assemblage (du Nord et du Sud) qui a fait le Vietnam tel qu’il est aujourd’hui, cette aventure ô combien incarnée et singulière des deux jeunes hommes ainsi nommés est aussi celle d’une nation.

Cela a commencé par deux scènes extraordinaires, toutes deux liées au motif récurrent dans le film de la surface et de ce qui se trouve dessous.

Nam et Viet, sous la terre comme au ciel. | Nour Films

La magique séquence d’ouverture est indécidablement située au fond d’une mine de charbon et sous une voute céleste scintillante. Là s’unissent, par le geste et par la parole, ces deux garçons dont on voit les visages et les torses nus, ces peaux maculées et fragiles.

Les relations entre humains du même genre sont légion au programme de Cannes cette année, aucun autre film ne trouve d’emblée une telle sensualité, et une telle capacité à la frontalité des rapports physiques sans exhibitionnisme ni surcharge déclarative. Ils sont ensemble, ils vivent, s’aiment, survivent dans un cosmos à la fois onirique et très réaliste, c’est très beau.

La seconde scène n’est pas montrée, mais racontée par Nam à Viet: la façon dont des passeurs font traverser un fleuve frontière lové dans un sac transparent porté par une nageuse aguerrie à cet exercice.

Le candidat à l’émigration clandestine est immergé sous la surface, et témoin d’un extérieur aquatique hors d’atteinte et dangereux, soumis à des forces qu’il ne contrôle pas –le fleuve, la nageuse, l’organisation du trafic humain, le destin du migrant lorsqu’il aura passé.

Entre tendresse des deux garçons, mineurs de charbon et amis aux chemins qui vont diverger, dureté d’une existence au quotidien et omniprésence douloureuse de ce que la guerre, l’interminable succession de guerres (contre les Japonais, les Français, les Américains) a laissé, le film ne cesse de mettre en relation ce qui se trouve en surface à ce qui se trouve dessous –avec toutes les métaphores qu’on voudra.

En dessous, sous terre et dans les mémoires, il y a aussi les restes des combattants morts sans sépulture et que recherchent les familles, entre célébration officielle des héros des guerres de libération nationale et chamanisme. En dessous, à fleur de sol et d’oubli, il y a des millions de munitions états-uniennes pas explosées, sinistrement affublées de noms de fruits (goyave, ananas, pamplemousse…) et qui, des décennies après, peuvent encore tuer.

Pour prendre en charge toutes ces dimensions, Truong Minh Quý, jeune cinéaste vietnamien venu du monde des arts visuels comme l’aîné dont on le rapprocherait le plus volontiers, Apichatpong Weerasethakul, invente une mise en scène «liquide», en phase avec l’élément qui circule sous de multiples formes dans ses images somptueuses.

La pluie, les infiltrations, le fleuve, la mer, mais aussi la douceur des gestes et la délicatesse des phrasés unifient ce récit à la fois halluciné et ancré dans l’histoire du pays comme dans l’imaginaire amoureux de ses deux personnages.

«Black Dog» de Guan Hu (Un certain regard)

Là aussi, un élément domine, exactement à l’opposé. Dans cette zone désertique de l’ouest chinois, la sécheresse, la poussière et le vent sont le lot de chaque jour. C’est un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi), en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et figure de western, où le héros taciturne chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux.

Les deux «chiens noirs» du film, devenus complices. | Memento Distribution

Une horde de chiens qui disputent aux humains le contrôle d’une partie de la ville. Parmi eux survit en lonesome hero canin la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre.

Celui-ci renvoie à lui autant qu’au paria à moto qui le recueillera. Ils habitent le film avec autant de présence mi-réaliste, mi-onirique que la famille des prospères marchands de viande de serpent, ou le tigre de Mandchourie, dernier hôte prestigieux d’un zoo en voie de désintégration.

C’est dans la circulation, onirique, brutale, souvent aussi humoristique, entre tous ces éléments que l’aventure à la fois tendue et farfelue de Black Dog trouve son énergie.

Il franchit ainsi d’improbables ravins, par les détours de la fiction jouant sur de multiples claviers comme dans son rapport intense, matériel, aux réalités de ces lieux inhospitaliers, à plus d’un titre en marge –y compris de ce que montre d’ordinaire le cinéma chinois.

«All We Imagine as Light» de Payal Kapadia (Compétition officielle)

En travelling fluide le long de la voie ferrée et des trottoirs puis dans la ville immense et surpeuplée (Mumbai), la séquence d’ouverture est à la fois inscription dans un espace humain et proposition formelle que tiendra tout le film.

Conçu comme une succession de volutes qui se déploient peu à peu autour de trois personnages principaux, trois femmes qui travaillent dans le même hôpital (deux infirmières et une cuisinière), All We Imagine as Light trouve dans ce mouvement, narratif autant que visuel, la manière d’approcher la singularité de l’histoire des trois femmes, comme ce qui les inscrit dans des enjeux communs à elles trois –et communs à des millions d’autres dans ce pays.

Prabha (Kani Kusruti) fraye son chemin de femme seule dans la métropole sans bienveillance. | Condor Distribution

Avec un art aussi consommé que dépourvu d’effets de style affichés, la jeune réalisatrice découverte à Cannes il y a deux ans avec le beau Toute une nuit sans savoir (à la Quinzaine des cinéastes) réussira ensuite un geste similaire de déplacement fluide pour sortir de la métropole.

Réunissant, au-delà de tout ce qui les différenciait, les trois femmes pour une expédition au bord de l’océan, le film organise avec la même fluidité attentive, incarnée dans des gestes, des matières et des lumières, des possibilités de réponse aux multiples contraintes et violences qui s’imposent aux femmes indiennes.

Le phénomène est d’autant plus ample et sensible qu’il concerne des personnes vivant dans ces environnements sociaux intermédiaires (ni riches ni misérables) dont relèvent Prabha, dont le mari est parti travailler à l’étranger, Anu, amoureuse d’un musulman, Parvati, contrainte de retourner au village où la menacent des promoteurs margoulins.

Anu (Divya Prabha), qui doit en permanence cacher sa relation avec Shiaz (Hridhu Haroon), son amoureux musulman. | Condor Distribution

Cette vaste batterie de caractéristiques sociales et de phénomènes d’assujettissement et de possibles libérations, même partielles, pour être bien présente dans les parcours des trois femmes, n’en devient jamais le sujet explicite.

C’est ce caractère organique des enjeux de société incarnés par trois femmes qu’on apprend peu à peu à connaître comme des individus, qui fait la force et la beauté du film.

Cinéma: quel top pour une telle année?

Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav, un des très beaux films sortis en salle en 2020. | Pyramide Distribution

Malgré les multiples aspects négatifs, déprimants, inquiétants qui caractérisent ce millésime, un nombre important de films mémorables aura atteint les grands écrans en 2020. Il est temps de s’en souvenir.

Évitons pour commencer les lieux communs essorés à propos de l’année qui s’achève. Abstenons-nous de même de prédictions à propos d’une période qui s’ouvre et dont la seule certitude est justement qu’elle est incertaine. Parlons de ce qui, malgré tout, se tient présent: il y a eu des films en 2020. Des films de cinéma, sortis dans des cinémas, vus par des spectateurs de cinéma. Des beaux et bons films.

Moins de films, moins de salles, moins de spectateurs, c’est évident, mais quand même assez pour en estimer le bilan cinématographique, et ne pas ajouter à tout ce que ces œuvres ont subi du fait des circonstances une relégation dans les limbes d’un oubli injuste. Beaucoup n’auront fait qu’un passage trop fugace en salles: ils sont ou seront bientôt accessibles en DVD et en VOD, raison de plus pour s’en souvenir.

Par goût de la symétrie, ou de l’assonance, j’avais promis à mon rédacteur en chef un top 20 pour 2020. Je ne vais pas m’y tenir. Il y a plus, il y a mieux. Et on ne parle pas ici des films découverts dans des festivals et qui auraient dû sortir. On attendra qu’ils rejoignent les salles.

Soul de Peter Procter. | The Walt Disney Pictures

On ne parle pas non plus des films directement sortis sur les plateformes, non par volonté de les exclure, mais parce qu’ils ne semblent tout simplement pas le mériter.

C’est assurément le cas du roublard Mank de David Fincher, nouveau chiffon arty agité par Netflix pour améliorer encore les bénéfices de son business, qui est de commercialiser des séries.

Ce récit de l’écriture de Citizen Kane par Herman Manckiewicz confirme qu’il y a dans l’usage du cinéma par la plateforme au grand N rouge un problème de format. The Irishman de Scorsese était trop court, il aurait dû être une série, Mank est trop long, tout est dit en une demi-heure, symptôme parmi d’autres de l’abus que représente le fait de faire entrer à toute force le format cinéma dans le cadre sériel.

Plus honorable est à cet égard Soul, le film d’animation Pixar parti directement sur Disney+. On y retrouve les qualités des réalisations de Pete Docter, qui sont essentiellement des qualités de conception, mobilisant des questionnements abstraits articulés en une série de petites aventures, et leurs défauts, dont le plus évident est la laideur des personnages en 3D caoutchouteuse et les couleurs droit sorties d’un sac de bonbons chimiques.

L’Asie en beauté

Parmi les films ayant atteint les salles de cinéma en France au cours de 2020, on repère quelques ensembles particulièrement remarquables. L’un d’entre eux réunit les films venus d’Extrême-Orient.

À tout seigneur tout honneur, il faut d’abord saluer le double coup de maître de Hong Sang-soo, dont on aura pu découvrir à quelques semaines d’écart deux merveilles, Hotel by the River et La femme qui s’est enfuie.

Kim Min-hee dans La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo. | Les Bookmakers / Capricci

Le grand cinéaste coréen est d’ailleurs le seul réalisateur asiatique consacré à figurer dans cette liste, le Chinois Wang Quan’an qui a signé le merveilleux La Femme des steppes, le flic et l’œuf n’ayant pas encore acquis ce statut malgré un Ours d’or à Berlin il y a treize ans, non plus le Japonais Koji Fukada, qui a plus que confirmé avec L’Infirmière tous les espoirs suscités par ses précédents films. Il en va de même avec le Kazakh Adilkhan Yerzhanov, signataire du très singulier A Dark Dark Man.

À noter cette curiosité que constitue la sortie sur nos grands écrans de deux œuvres d’une cinématographie très peu visible d’ordinaire, grâce aux très beaux films tibétains que sont Jinpa de Pema Tseden et Ala Changso de son disciple Sonthar Gyal.

Séjour dans les monts Funchun de Gu Xiao-gang. | ARP Sélection

Mais il faut aussi, et peut-être surtout saluer l’arrivée de nouveaux auteurs, en provenance de Chine. Soit, aux côtés de la grande révélation qu’a été Séjour dans les monts Funchun de Gu Xiao-gang, Grand Frère de Liang Ming et 3 aventures de Brooke de Yuan Qing.

Floraison documentaire

Le deuxième bloc considérable n’est pas géographique mais stylistique, même si on y trouve en fait une très grande variété de tonalités et de dispositifs. Il s’agit de ce qu’on regroupe dans la catégorie documentaire.

City Hall de Frederick Wiseman. | Météore Films

On y retrouve le maestro de l’enquête filmée, Frederick Wiseman, avec une œuvre majeure, City Hall, ou un remarquable usage du montage d’archives, avec Dawson City de Bill Morrison. Mais surtout un considérable ensemble de propositions signées de documentaristes français, avec notamment Adolescentes de Sébastien Lifshitz (qui a aussi présenté, sur Arte, Petite Fille, d’une actualité qui vient de trouver un écho tragique avec le suicide de Fouad).

Adolescentes de Sébastien Lifshitz. | Ad Vitam

Mais aussi l’admirable recherche sensible qu’est Histoire d’un regard de Mariana Otero, l’envoûtant et visuellement impressionnant Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav.

Et encore, chacun dans un registre singulier, Si c’est de l’amour de Patrick Chiha, Green Boy d’Ariane Doublet, Les Équilibristes de Perrine Michel, Monsieur Deligny, vagabond efficace de Richard Coppans, L’Apollon de Gazade Nicolas Wadimoff.

France fictions, un bouquet

Côté fiction, les Français sont sans doute moins performants qu’à l’ordinaire, mais il convient tout de même de rappeler quelques très belles propositions. (…)

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«La Femme des steppes, le flic et l’œuf» et «Mano de obra», un monde de cinéma

Le Chinois Wang Quan’an filme un sublime conte fantastique et sensuel en Mongolie, quand le Mexicain David Zonana tourne dans son pays une fable sociale universelle.

Abondance de propositions sur les grands écrans ce 19 août, avec pas moins de treize nouveautés. Parmi celles-ci, outre le singulier et mémorable nouveau film de Werner Herzog Family Romance, LLC, deux réalisations attirent particulièrement l’attention.

«La Femme des steppes, le flic et l’œuf», une grande et simple magie

Tout de suite, c’est une évidence. Pourtant, il ne se passe rien. Dans une steppe herbeuse, les phares d’une voiture trouent l’obscurité. Et déjà on sait…

On ne sait pas qui est la femme nue qui sera bientôt découverte au milieu de cette plaine. On ne sait pas d’où vient cette autre femme qui parcourt à dos de chameau l’immensité, ni si les loups rodent vraiment ou s’il était judicieux de laisser le plus jeune des policiers seul toute la nuit.

Non. Ce que l’on sait, c’est qu’à chaque plan, cela vibre et cela chante. Les lumières et les sons, les mouvements et l’immobilité, les corps et les voix.

Dès que Wang Quan’an réalise une séquence, celle-ci se charge d’humour, de beauté, d’érotisme, de mystère. On se prend à songer à ces réalisateurs qui se donnent un mal de chien à inventer des scénarios alambiqués et qui dépensent des dizaines de millions pour impressionner. Là, avec presque rien et cet impondérable, cet inexplicable –un authentique talent de cinéaste–, il semble que tout peut arriver à chaque plan, que tout est en réserve.

Il arrive que l’on dise d’un grand acteur qu’il pourrait lire le bottin en le rendant bouleversant, ce Chinois pas vraiment repéré sur la carte de la cinéphilie, malgré l’Ours d’or à Berlin en 2007 pour son déjà très beau Mariage de Tuya, peut filmer à peu près n’importe quoi, et c’est un enchantement.

Cela ne signifie nullement, évidemment, qu’il filme n’importe quoi ou qu’il ne se passe rien dans ce nouveau film –bien au contraire. Crime, désir, vie sauvage, présence d’êtres préhistoriques, comique sexuel, conditions physiques extrêmes et solutions joyeusement rusées, sentiments intenses et discrets ne cessent de faire avancer un récit en forme de légende contemporaine.

Dulamjav Enkhtaivan, bergère et femme indépendante, campe avec une présence impressionnante une héroïne actuelle dont l’existence ressemble beaucoup à la sienne. | Via Diaphana

Petit à petit, par épisodes inattendus, émerge le motif principal de l’indépendance d’une femme aussi insoumise aux exigences du monde traditionnel dont elle est issue qu’aux contraintes de la modernité qui s’y surimpose plutôt qu’elle ne s’y substitue.

Véritable héroïne, bergère et guerrière, amante et amie, la très peu loquace figure centrale de ce film de peu de mots et d’immenses affects trace pas à pas un chemin impressionnant.

S’il lui ménage progressivement le rôle central, le film sinue avec légèreté entre les registres et tisse ensemble les tonalités sans se départir de cette justesse de regard, qui ne cesse de laisser sourdre une beauté aussi étrange qu’imparable.(…)

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«Manta Ray», sortilège d’une amitié au bord de l’horreur

L’homme sans mot (Aphisit Hama) et le pêcheur (Wanlop Rungkumjad).

Onirique et inspiré, le premier film du cinéaste thaïlandais Phuttiphong Aroonpheng compose une envoûtante histoire d’hospitalité dans les marges d’une tragédie contemporaine.

Un spectre hante l’Asie du Sud-Est: le génocide, toujours en cours, des Rohingyas. Manta Ray leur est dédié, pourtant aucun personnage ne sera clairement désigné comme appartenant à cette minorité.

Un être hante la forêt vierge, un guerrier-lumière couvert de lucioles multicolores mais armé d’un fusil d’assaut. Des personnages fantastiques hantent les criques avoisinantes, ces raies aux formes et aux dimensions surréelles, d’une grâce presque abstraite.

Des hommes et des femmes vivent là. Ils travaillent là, se marient et sont plaqués par leur conjoint, vont boire un verre au bistrot, fument, chantent, croient en des récits légendaires, se distraient à la fête foraine.

Ils vivent de la pêche, du commerce, de leur travail aux champs ou à l’usine. C’est en Thaïlande comme dans tant d’autres endroits du monde.

Un miracle ordinaire

Un de ces hommes, qui travaille sur un bateau de pêche et pose des pièges dans la mangrove, trouve un jour un corps agonisant dans la boue. Il le recueille, le soigne. Le blessé ne parle pas –on le dirait non pas muet, comme les autres vont l’appeler, mais dépourvu de la capacité, peut-être aussi de la volonté de s’exprimer.

Celui qui l’a recueilli, le pêcheur aux cheveux teints en blond, lui montre ce que lui-même fait. Peu à peu, à moto, sur le port, au bistrot, dans la forêt, ils le font tous les deux. Manta Ray raconte un miracle, un miracle ordinaire: deux hommes qui n’ont rien en commun deviennent amis. Ce ne sera pas le seul miracle.

Les deux hommes désormais amis au travail sur le port.

Dans la forêt il y a ces lumières colorées qui viennent de pierres brillantes. Le pêcheur croit qu’en les lançant dans la lagune, ces cailloux qu’il ramasse inlassablement deviendront les raies mantas, qui ressemblent à des divinités.

Dans la boue de la mangrove, il y a des cadavres, innombrables, à demi-enfouis –tant de gens sont morts en cherchant à échapper à la misère, à l’injustice, aux persécutions. En Thaïlande comme tant d’autres endroits dans le monde.

Le pêcheur blond et le survivant à la peau sombre fument une cigarette. Dans la grande roue de la fête foraine, ils ferment les yeux. Parfois, l’homme qui ne parle pas pleure. (…)

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Un flamboyant bouquet de DVD pour l’été

La Cicatrice intérieure, un film de Philippe Garrel

De Kirk Douglas à Anne Wiazemsky, des Marx Brothers à Philippe Sollers, et de Juliette Binoche à… Juliette Binoche, promenade parmi les belles propositions de l’édition vidéo actuelle.

Multiples sont les bons usages des éditions DVD, à l’heure où la parole dominante n’a plus de considération que pour la VOD. C’est ce dont voudrait témoigner ce florilège, volontairement hétéroclite, de disques parus récemment.

Il réunit découvertes et retours aux sources d’œuvres repères, de raretés magnifiques et de possibilités de rencontrer des films récents trop rapidement disparus des écrans, rencontres avec des réalisations du passé qui ont gagné en intérêt à l’aune des enjeux contemporains.

L’édition DVD offre aussi souvent l’accès à des compléments, vidéo ou imprimés, de qualité et permet, mieux que la salle ou la VOD, la possibilité de suivi d’une œuvre de film en film.

«Une nuit à Casablanca», des Marx Brothers (Le Pacte)

Les grandes opérations de restauration-numérisation des films du patrimoine ont remis en pleine lumière des grand·es artistes du burlesque muet, ce dont il faut se féliciter. Par un regrettable mais logique mouvement de balancier, ce processus a rejeté dans une relative pénombre les cinéastes qui ont le plus de talent qui leur ont immédiatement succédé, les Marx. Toute occasion est donc bonne de renouer avec les joies intranquilles du marxisme tendance Groucho.

On peut légitimement parier que le public qui a été exposé à l’humour ravageur des frères en a été marqué à vie: à ces personnes-là garantissons que, avec le passage des années, l’effet n’a rien perdu de sa puissance. Aux autres, en particulier plus jeunes qui ont la chance d’avoir toujours à découvrir cet incroyable cocktail d’inventivité, de vitalité et d’irrévérence, Une nuit à Casablanca offre une excellente opportunité.

S’il n’est ni le plus dingue (L’Explorateur en folie et Plumes de cheval tiendraient la corde en la matière), ni le plus accompli (Soupe au canard reste l’objet définitif), l’avant-dernier des treize longs-métrages des Brothers est une excellente introduction ou un impeccable best-of. Très vaguement inspiré par le Casablanca de Michael Curtiz et situé dans un Maroc tout aussi d’opérette, il s’appuie nonchalamment sur un improbable scénario de film noir avec d’anciens nazis comme (très) méchants tout aussi folkloriques.

N’importe, Groucho, Chico et Harpo, ensemble ou séparément, déploient toute la gamme de leurs inventions, impertinences, incongruités, c’est-à-dire toutes les facettes d’une intelligence scintillante, qui ne se trompe jamais de cible ni de ton. Bien sûr, comme tous leurs autres films, Une nuit à Casablanca a un réalisateur, chaque fois différent, ici Archie Mayo. Mais c’est évidemment un film des Marx Brothers et de personne d’autre.

Deux grandes cinéastes et deux fois Juliette B.

Ce fut le plus beau film français de 2018 –qui n’a même pas été mentionné aux César, tristement myopes comme si souvent. Distribué en salles comme on se débarrasse d’un importun, le fulgurant et sensuel High Life de Claire Denis (édité par Wild Side) ​​est à la fois un sommet dans l’œuvre exceptionnelle de cette cinéaste et une réinvention du film de science-fiction. Si Robert Pattinson est, à la perfection, le personnage pivot du récit, l’énergie qui propulse l’étrange vaisseau envoyé par Claire Denis au cœur du trou noir de nos désirs doit énormément à l’incarnation de Juliette Binoche, fascinante et effrayante, habitée de forces obscures.

Il y a beaucoup plus qu’une coïncidence ou l’enchaînement des étapes d’une carrière dans la proximité entre ce film et Voyage à Yoshino de Naomi Kawase. Claire Denis la chaman du cinéma français et Kawase la sorcière de Nara font des films très différents mais qui ont ce rare pouvoir de se brancher sur les puissances connectées des pulsions intimes et du cosmos.

Il se trouve, nullement par hasard au vu de la quête personnelle de cette actrice, que Juliette Binoche est le médium idéal de ces deux approches. Dans Voyage à Yoshino (édité par Blaq Out), elle s’approche de l’extérieur (une étrangère, une scientifique) d’un rapport au monde que nous simplifions et dissimulons sous le terme de «nature», et entraîne en douceur dans un vertigineux trajet vers une autre perception de la réalité.

 

«An Elephant Sitting Still», de Hu Bo (Capricci) et «Bangkok Nites», de Katsuya Tomita (Survivance)

Venues d’Asie, signées de deux jeunes réalisateurs, ce sont deux comètes lumineuses et fascinantes. (…)

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Au Festival de Cannes, une journée particulière

Comme tous les ans depuis 35 ans Jean-Michel Frodon a assisté comme critique au Festival de Cannes. Il revient pour AOC sur une journée particulière de cette édition, une journée lors de laquelle se sont produits une multiplicité d’événements qui cristallisent beaucoup de ce qui fait l’importance du Festival, et aident à en comprendre les enjeux.

Ce sera le mercredi 22 mai. La date n’est pas prise au hasard. Ce jour-là s’est concentrée une multiplicité d’événements qui cristallisent beaucoup de ce qui fait l’importance du Festival, et aident à en comprendre les enjeux. Cannes est la plus importante manifestation cinématographique du monde, par la qualité des films présentés, par son attractivité planétaire, par le nombre de personnes accréditées, par le diversité des rapports au cinéma qui s’y déclinent dans le triangle de la cinéphilie, du business et du glamour. Et c’est un cas à part dans la gigantesque galaxie des festivals de cinéma, dans la mesure où il est prioritairement réservé aux professionnels.

Être au Festival de Cannes, pas forcement en compétition officielle mais dans une des 6 sélections réunies durant 12 jours en mai au bord de la Méditerranée, peut changer la vie des films, et de ceux qui le font, davantage qu’aucun autre festival – et, à la différence des Oscars, tous les films peuvent espérer en bénéficier quand le concours pour les statuettes hollywoodiennes est réservé à certains types de produits très particuliers. Et les effets de Cannes bénéficient au cinéma dans son ensemble, à sa place dans le monde, à la capacité de comprendre ce qui s’y joue.

8h30 :   Séance du matin d’un film en compétition, accessible à la presse sur présentation du badge idoine, et à ceux des accrédités qui se sont inscrits et ont retiré un billet. Ascension des marches sans tambours, trompettes ni photographes, juste les contrôles de sécurité, nombreux mais désormais très courtois et bien rôdés. Au programme, Parasite du réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho. Et, très vite, la certitude qu’après une bonne semaine (la manifestation s’est ouverte le mardi 14), on se trouve en présence d’une offre de cinéma de première grandeur[1].

Depuis le début, les belles propositions n’ont pas manqué, en compétition (Atlantique de Mati Diop, Les Misérables de Ladj Ly, Le Jeune Ahmed des frères Dardenne, Les Siffleurs de Corneliu Porumboiu, Bacurau  de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles) ou dans les autres sections (Être vivant et le savoir d’Alain Cavalier, Zombi Child de Bertrand Bonello, Jeanne  de Bruno Dumont)… Il ne s’agit donc pas de dire « ah enfin un bon film ! », on en a vu plusieurs, on ne doute pas qu’il y en ait encore au programme. Ce qui advient de singulier avec ce film est d’une autre nature : le sentiment, très largement partagé entre festivaliers (c’est rare, à Cannes) d’une sorte de plénitude dans l’accomplissement d’un contrat de cinéma.

Quels sont les termes de ce contrat, évidemment non écrit, et qui ne devrait surtout pas être formalisé ? Un agencement dynamique d’éléments spectaculaires (comédie, drame, fantastique, violence), une capacité à évoquer des enjeux réels (injustice sociale, manipulation des apparences), l’accomplissement d’un parcours artistique personnel (depuis son deuxième film, Memory of Murder, le cinéaste sud-coréen a marqué par ses films les grands festivals internationaux). Séquence après séquence, Bong Joon-ho affirme sa réussite dans toutes ces dimensions à la fois. Secondairement, la réussite de son film conforte l’importance majeure de l’Asie sur la carte mondiale du cinéma, et en particulier la qualité de la production sud-coréenne, bien relayée par Cannes depuis la découverte de Hong Sang-soo et de Park Chan-wook.

Tout contribue à installer le sentiment que les étoiles se sont alignées. L’histoire à la fois burlesque et cruelle des membres d’une famille déshéritée s’infiltrant progressivement dans une riche demeure associe plaisir immédiat de spectateur, ouvertures à de multiples questionnements, et inscription dans des contextes (la carrière de l’auteur), l’importance du pays et de la région dont il provient, d’une manière qui s’impose comme une évidence – évidence dont on se réjouit à posteriori qu’elle ait mené à la récompense suprême, ce qui n’avait rien de garanti, toute l’histoire des palmarès cannois montre qu’un autre jury aurait pu choisir autrement. Parasite n’est pas un chef d’œuvre, ce n’est même sans doute pas le meilleur film de Bong Joon-ho (Mother y prétendrait à meilleur droit). Mais c’est le bon film au bon moment, qui réconcilie exigence envers un artiste singulier, plaisir du spectateur, et inscription dans une histoire plus ample, dont Kore-Eda a écrit un an plus tôt le précédent chapitre avec Une affaire de famille.

11h : au terme d’une marche aussi rapide que possible sur la Croisette (10 minutes pour le kilomètre qui sépare le Palais du Festival officiel du Miramar où sont projetés les films de la Semaine de la critique), arrivée ric-rac pour découvrir un premier film, sans rien savoir ni de l’œuvre ni de son auteur, un chinois du nom de Gu Xiao-gang. Sur la scène, avec son air d’étudiant en 2e année il disparaît presque au milieu des nombreux membres de son équipe. Pour présenter le film, le délégué général de le la Semaine Charles Tesson, grand connaisseur des cinémas d’Asie, évoque rien moins que A Brighter Summer Day, le chef d’œuvre  d’Edward Yang. Et il a raison. A mesure qu’on découvre la fresque immense qu’est Séjour dans les monts Fushun, s’impose l’idée qu’on est en train de découvrir un cinéaste de première grandeur.

Le titre du fil reprend celui d’un des plus célèbres rouleaux de la peinture classique chinoise, dite « de montagne et d’eau » (shanshui). Avec un sens impressionnant du rythme et des mouvements, du récit et de l’ellipse, ce jeune Gu compose un portrait de la Chine contemporaine en inventant des traductions cinématographiques aux grands principes esthétiques de la culture millénaire dont il est issu. Ici Cannes joue un autre de ses rôles, la découverte out of the blue d’un talent d’ores et déjà incontestable, et dont il y a beaucoup à attendre. Dans la salle, même si elle n’est pas immense, 10 critiques français parmi les plus importants, 20 critiques étrangers parmi les plus influents, 15 responsables de festivals venus d’un peu partout dans le monde, voient cela, comprennent cela. La vie de Gu Xiao-gang a changé, même s’il lui incombera désormais de faire avec son nouveau statut, ce qui est loin d’être facile. Et le cinéma contemporain dans son ensemble s’est, au moins un peu, transformé.

14h : Avaler une salade dans une brasserie. À la table d’à côté, des producteurs, des distributeurs et des animateurs de ciné-clubs commentent le tournant libéral qui menace l’organisation du cinéma en France, tournant annoncé par Emmanuel Macron lors d’un déjeuner avec  les ténors des dites industries culturelles lundi 13 mai. La Société des Réalisateurs de Films a publié une série de textes alertant sur les dérives du pouvoir actuel, cherchant à obtenir des réponses, voire un soutien, des pouvoirs publics en charge du cinéma. 60 ans exactement après qu’à l’initiative d’André Malraux le Centre National de la Cinématographie soit passée de la tutelle du Ministère de l’Industrie à celle du tout nouvellement créé Ministère des Affaires culturelles, l’absence de retour est telle qu’un des articles s’appelle « Le CNC est-il encore notre maison ? » Cannes c’est aussi cela : des rencontres, inévitables et souvent utiles, nées de la simple présence de tant de gens concernés par les mêmes questions dans un si petit espace. A cette terrasse, l’heure est à l’inquiétude, où se mêlent tristesse et colère de n’être pas entendus par les instances qui sont supposés être les interlocuteurs, et les soutiens de ceux qui font le cinéma.

Changement d’humeur lors d’un bref détour au pavillon des Cinémas du monde, pour profiter de la machine à café, et croiser des amies de l’Institut français. Ici on se félicite de la qualité des projets venus d’Indonésie, de Jordanie, du Laos, d’Argentine, du Kenya, des échanges avec des producteurs, des scénaristes, des possibles coproducteurs. Ici on s’apprête à recevoir une trentaine d’éditeurs français dont des livres pourraient être adaptés à l’écran… (…)

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Mieux vaut tard que jamais: voici la liste des films sortis en 2018 à rattraper

Distribués sur les écrans français, mais trop souvent maintenus dans les marges du marketing et de la notoriété médiatique, de nombreux films ont marqué l’année et restent à découvrir.

Que s’est-il passé d’important dans le cinéma cette année? La réponse n°1 concerne un film qui n’est pas sorti et ne sortira pas (en France), Roma d’Alfonso Cuarón, devenu le cheval de Troie de Netflix pour détruire les systèmes de soutien au cinéma en sabotant la place essentielle des salles, et asseoir la domination des nouvelles majors.

Ceux qui croient que, sur la durée, cela se fera au service d’une diversité ou d’une qualité dont témoigneraient les films d’auteur aujourd’hui produits à grands frais sont… disons… très optimistes.

Reprenons autrement: que s’est-il passé de mémorable en ce qui concerne les films sortis dans les salles françaises? De quoi se souviendra-t-on? C’est-à-dire: de quoi me semble-t-il qu’on devrait se souvenir?

Un grand absent, deux grands présents. Le grand absent, c’est le cinéma américain, d’une singulière indigence.

Surnagent, côté films dotés d’un budget important, Phantom Thread de Paul Thomas Anderson, et côté indépendant, The Rider de Chloé Zhao –sans oublier, malgré les parasites plus ou moins justifiés, que le cru 2018 de Woody Allen, Wonder Wheel, est tout simplement un bon film. Mais au total, c’est dérisoire.

Un puissant vent d’est

Les deux «grands présents» sont d’une part un continent, d’autre part un type de films. Le continent, c’est l’Asie.

La judicieuse Palme d’or 2018 pour Une affaire de famille du Japonais Kore-Eda avait aussi le mérite de le souligner –même si le film le plus important de la remarquable compétition officielle cannoise était chinois, Les Éternels de Jia Zhang-ke, qui sort le 27 février prochain.

Et l’Iranien Jafar Panahi a offert un de ses meilleurs moments au festival avec Trois Visages, tandis que le Philippin Lav Diaz confirmait sa place parmi les plus grands auteurs et autrices actuelles en présentant le film le plus remarquable montré à la Berlinale cette année, La Saison du diable.

Quant au prolifique Coréen Hong Sang-soo, il a mis en orbite trois films sur nos écrans cette année: Seule sur la plage la nuit, La Caméra de Claire et Grass, tout en dominant Locarno avec The Hotel by the River.

Il faut encore mentionner La Tendre Indifférence du monde du Kazakh Adilkhan Yerzhanov, Daikini de la réalisatrice bhoutanaise Dechen Roder, Une pluie sans fin du Chinois Dong Yue, Voyage à Yoshino de la Japonaise Naomi Kawase, Les anges portent du blanc de la Chinoise Vivian Qu, Centaure du Kirghize Aktan Arym Kubat, Les Femmes de la rivière qui pleurent de la cinéaste philippine Sheron Deroc…

Des bars de Séoul aux plaines d’Asie centrale et des zones industrielles chinoises aux jungles du sud-est asiatique, malgré les immenses différences de tons et de sujets, un grand vent de réinvention des puissances et des beautés du cinéma souffle à travers tout ce continent.

Bien sûr ces films sont minoritaires, souvent encore plus marginaux dans leurs pays d’origine qu’en France, qui demeure une terre d’accueil sans équivalent pour les œuvres du monde. Mais ces films sont vus, en festivals, en ligne, dans des circuits alternatifs. Leurs auteurs et autrices travaillent, créent, suscitent des émules, inventent des styles, font partie des vastes ressources de ce langage que beaucoup (qui ne vont guère au cinéma) disent à bout de souffle –un langage conçu pour les grands écrans et les salles obscures, quel que soit le lieu réel où chacun les rencontre.

Les autres continents n’auront guère brillé cette année –ni l’Afrique, ni le monde arabe, ni l’Amérique latine (hormis Zama de l’Argentine Lucrecia Martel, Les Bonnes Manières des Brésiliens Marco Dutra et Juliana Rojas et Les Versets de l’oubli réalisé au Chili par Alireza Khatami) ne se seront distingués. Du moins a-t-on pu découvrir le puissant et intrigant Foxtrot de l’Israélien Samuel Maoz, The Last of Us du Tunisien Ala Eddine Slim, Mon tissu préféré de la Syrienne Gaya Jiji. Précieuse mais maigre récolte.

L’Europe et la France

Cette année, l’Europe du Nord et de l’Est aura fait quelques propositions mémorables, qu’il s’agisse de The House that Jack Built dû à un Lars von Trier inspiré, de Frost de Sharunas Bartas, du rugueux Winter Brothers du débutant Hlynur Palmason, de l’inattendu Leto de Kirill Serebrennikov ainsi que, également de la Fédération de Russie, la découverte de Tesnota de Kantemir Balagov. Plus discrètement, mais avec pas moins de mérite, on a aussi pu découvrir Pororoca du Roumain Constantin Popescu, et Quiet People du Croate Ognjen Svilicic.

Au sud du vieux continent, pas grand-chose de nouveau hormis le vibrant Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher. Et du nord au midi, on attend encore la «sortie» du Livre d’image de Jean-Luc Godard, qui cherche des lieux alternatifs à la salle pour son œuvre si singulière.

Et La France? Elle fait globalement plutôt pâle figure comparé à d’habitude, avec par exemple une inhabituelle faiblesse parmi les premiers films.

Elle a pourtant offert ce qui est peut-être le plus beau film de l’année, le magnifique et troublant High Life de Claire Denis. Et à côté du sombre et subtil Eva de Benoît Jacquot, ou de la justesse fragile de Milla de Valérie Massadian, on aura eu droit à trois confirmations vraiment significatives, et à trois belles surprises. (…)

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«La Tendre indifférence du monde» et «Dakini», beautés lointaines

Jamyang Wangchuck et Sonam Tachi Choden dans Dakini

Ce mercredi 24 octobre sortent sur les écrans français, du moins quelques uns d’entre eux, deux films très beaux films. Découverts dans des grands festivals cette année, ils sont originaires de pays d’Asie qui n’occupent pas souvent l’affiche. L’occasion, aussi, d’observer à la fois comment ils fraient leur chemin jusqu’à nous, et comme il nous est possible de les regarder.

Révélé au Festival de Cannes, La Tendre indifférence du monde n’est pas spécialement tendre, et encore moins indifférent: dans des paysages citant avec humour les tableaux classiques de la peinture française du XIXe siècle, le cinéaste kazakh Adilkhan Yerzhanov met en mouvement une aventure amoureuse, burlesque et brutale.

Les tribulations de la belle et forte Saltanat et du vaillant et généreux Kuandyk tiennent de la chronique de la corruption générale qui affecte la région, autant que du conte des Mille et Une Nuits. Mais c’est surtout un sens du plan et du cadre, une élégance joueuse et ferme à la fois, qui fait de ce film un grand moment de joie pour ses spectateurs.

Révélé au Festival de Berlin, Dakini tisse élégamment enquête policière et magie. Par les forêts, les montagnes, les villages mais aussi les villes modernes du Bhoutan, Dechen Roder compose une quête sensuelle qui met en jeu les contradictions d’une société où tradition mystique et téléphones portables, attachement à la terre, archaïsme et spéculation se combinent –là comme ailleurs, mais là comme ailleurs selon des modalités particulières.

Dakini conte les tribulation de la belle et forte Choden, accusée d’être une sorcière par les villageois parce qu’elle vient d’ailleurs, et de l’opiniâtre et taiseux Kinley, le policier chargé de l’enquête sur la mort d’un abbesse dans laquelle la jeune femme est la suspecte numéro 1.

Le titre du film, qui est aussi le titre que revendique l’héroïne, désigne des femmes ayant atteint un niveau supérieur de spiritualité –qualité qui, au Bhouthan comme ailleurs, n’est plus forcément très bien cotée.

Le film accompagne ainsi du même mouvement quête spirituelle et enquête policière, avec la force d’une évidence, même quand le surnaturel s’en mêle.

Lointains

Scénarios, mises en scène, interprètes, ce sont deux films aussi réussis que singuliers. Si l’un était américain et l’autre espagnol, il ne viendrait pas à l’idée de les rapprocher. Leur provenance, et certains aspects de la séduction qu’ils peuvent susciter ici, appellent pourtant encore quelques mots, qui les concernent tous deux.

Ces films viennent de loin. «Loin» est évidemment une notion éminemment relative, où la distance n’est qu’un paramètre parmi d’autres –nous avons cessé peu à peu de trouver lointains au moins une partie des cinémas japonais, chinois, sud-coréen, les samouraïs, Bruce Lee, les fantômes et succubes locaux y ont contribué.

Encore faudrait-il questionner ce «nous», désignant non seulement nos concitoyens et nos voisins géographiques, mais aussi les «Occidentaux», et leur fâcheuse tendance à se considérer comme le centre du monde et la mesure de toute chose, au cinéma aussi. Dans l’affaire, le «nous» est aussi problématique que le «eux». (…)

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« Une pluie sans fin » et « Bajirao Mastani », folie chinoise,fresque indienne

Polar minimaliste ou fresque sentimentale et historique, les films de Dong Yue et de Sanjay Leela Bhansali, au-delà de leurs immenses différences, témoignent de la vitalité des cinémas d’Asie, et de la diversité des façons d’être auteur au cinéma.

Photo: L’anti-héros Yu (Duan Yihong) et le héros Bajirao (Ranveer Singh).

Il n’est pas vraiment une bonne nouvelle que cette semaine soit si puissamment dominée par les cinémas d’Asie.

Il s’agit en effet de la période la moins porteuse de l’année, et entre voie de garage et enterrement sans fleurs ni couronnes, on hésite sur la métaphore pour caractériser le destin promis à ces films. Leurs distributeurs ne sont pas en cause, il faut se réjouir qu’ils soient là pour sortir ces films; c’est l’ensemble du marché, saturé de produits médiocres et répétitifs, qui est incapable de faire juste place à des œuvres «différentes».

Toujours est-il que ce mercredi 25 juillet, en même temps que l’exceptionnel film philippin La Saison du diable de Lav Diaz, sortent sur nos écrans deux réalisations venues des deux plus grandes puissances asiatiques (aussi pour le cinéma), la Chine et l’Inde.

Deux films par ailleurs aussi différents que possible: un polar stylisé, minimaliste et sombre, Une pluie sans fin, premier long-métrage de Dong Yue, et un flamboyant représentant de Bollywood, Bajirao Mastani, d’un des réalisateurs les plus en vue des studios de Mumbai, Sanjay Leela Bhansali. Deux films qui, outre le fait qu’ils proviennent du même continent, n’ont guère qu’une chose en commun: offrir de très beaux moments de cinéma.

Une pluie sans fin, un conte des deux folies

Ce serait un cauchemar à l’intérieur d’un cauchemar. Cauchemardesque, le paysage de cette région industrielle dont les immenses usines sont en train de fermer, la nature ravagée par la pollution, l’ambiance oppressante où se combinent météo sinistre (le titre est très clair sur ce point) et contrôle bureaucratique et policier, aussi endémique et s’infiltrant partout que la pluie incessante.

Cela pourrait être un des cercles de l’enfer de Dante, ou une planète de science-fiction dystopique. C’est la Chine à la fin des années 1990, en train de procéder à la «grande accélération» qui va laisser exsangues des dizaines de millions de gens, des régions entières qui avaient été pilotes dans les phases précédentes du développement économique et politique.

Paysages dévastés et humains réduits au désespoir.

Et dans cet univers infernal, voilà que se multiplient les meurtres de jeunes filles, des ouvrières retrouvées dans les terrains vagues. L’inspecteur Lao enquête, c’est un professionnel sérieux, qui sait procéder avec méthode et faire la part des choses. Mais Yu, responsable de la sécurité dans une des usines où un meurtre a eu lieu, s’en mêle.

Au début, il veut aider, avec tant de zèle qu’on finit par le rembarrer. Et puis, il est sincèrement bouleversé par l’atrocité des crimes. Et lui ne sait pas faire la part des choses. Dès lors, une étrange spirale s’enclenche, qui entraîne également cette jeune fille rencontrée là où les solitaires se retrouvent, pas seulement pour danser.

Une pluie sans fin raconte du même mouvement deux folies. Il raconte la folie d’un pays où les règles du jeu viennent de changer en plongeant dans le désespoir, matériel, moral, d’immenses pans de sa population, ceux-là mêmes, les ouvriers, que plusieurs décennies précédentes ont valorisés comme les héros du présent et du futur.

Le décorum et les appareils de pouvoir de l’ère précédente sont toujours là, mais les règles ont changé.

Et il raconte la folie d’un homme qui s’abîme dans un vertige obsessionnel. On songe à Kafka, évidemment –ou plutôt au sens qu’a pris le mot «kafkaïen». On songe également à un autre film chinois, lui aussi fondé sur une quête obstinée, obsessionnelle, Qiu Ju une femme chinoise de Zhang Yimou.

À l’époque, juste avant celle à laquelle se passe Une pluie sans fin, la volonté inlassable de la paysanne d’obtenir justice apparaissait comme la manifestation d’un sens de la dignité poussé à l’extrême, une forme exacerbée de revendication de l’individu dans la société collectiviste. Dans le film de Dong Yue, tous les signes sont inversés.

Ces signes, visuels, sonores, chromatiques, le réalisateur qui ici débute après avoir fait ses armes comme chef opérateur les assemble avec un art consommé de la mise en scène.

Empruntant beaucoup au thriller, et un peu au film d’horreur, il réussit insidieusement à faire jouer les ressorts du film de genre pour créer une atmosphère à la fois captivante pour ce qui concerne le destin de ses personnages de fiction, et riche de sens pour ce qui concerne une situation réelle aux dimensions de catastrophe majeure.

Bajirao Mastani, légende et pamphlet

Vous l’ignorez sans doute (c’était aussi mon cas) mais ces deux mots sont des noms, ceux de personnages historiques qui forment aussi un couple à certains égards comparable à Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.

Peut-être ignorez-vous aussi que l’auteur de ce film, triomphe du box-office et des récompenses nationales du cinéma dans son pays après sa sortie en 2015, est l’un des réalisateurs les plus cotés au sein de l’industrie du spectacle hindie que nous appelons Bollywood. (…)

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Au plus grand festival de cinéma d’Asie à Busan, de beaux films et un miracle

Le Festival de Busan, en Corée, sort de la phase aiguë d’une crise qui a failli détruite un des principaux fleurons du cinéma asiatiques. Leçon politique et fécondité artistique y sont au rendez-vous.

La 21e édition du Festival de Busan (BIFF) s’est tenue, du 6 au 15 octobre, dans des conditions particulières. La plus grande manifestation asiatique de cinéma est, en effet, dans une phase délicate de sortie de crise, sans qu’on sache encore à quoi ressemblera son avenir.

L’affiche du film qui a failli couler le Festival

La présentation en 2014 du documentaire Diving Bell consacré à l’incurie et aux mensonges du gouvernement au moment du naufrage d’un ferry qui a causé la mort de plus de 300 personnes, pour la plupart des lycéens, a déclenché un bras de fer entre le pouvoir ultra-conservateur, représenté par le maire de la deuxième ville de Corée, et le Festival soutenu par l’ensemble de la communauté cinématographique coréenne et un gigantesque mouvement de solidarité internationale.

À la Berlinale ou sur les murs du BIFF, quelques témoignages des soutiens au Festival

Au cours de débats organisés durant le Festival pour organiser la suite est notamment apparue l’idée qu’il était à la fois indispensable que la manifestation continue d’avoir lieu et bénéfique que la mobilisation demeure élevée. Car le conflit est loin d’être achevé.

Après de multiples rebondissements, le maire a accepté un changement de réglementation lui ôtant tout pouvoir sur la programmation, mais le directeur du Festival à l’époque, Lee Yong-kwan, et ses adjoints restent sous le coup d’inculpations aussi injustes qu’infâmantes.

Kang Soo-youn, directrice et stratège

Dans ce contexte, les deux stratèges qui pilotent la crise, l’actrice Kang Soo-youn devenue directrice et le vieux fondateur de la manifestation Kim Dong-ho, ont réussi à maintenir l’édition de cette année, malgré l’opposition de ceux qui souhaitaient un conflit ouvert passant par l’annulation du Festival.

Même amputé de certains participants, et d’une partie de ses financements, le Festival s’est donc déroulé dans les imposants bâtiments qui hébergent cette véritable ville-cinéma qu’est devenu le quartier balnéaire de Haeundae, qui jouxte la grande cité portuaire.

Menaces politiques ou économiques

Busan a, en effet, été à une époque imaginé par les responsables du cinéma coréens, les édiles et les entrepreneurs comme une capitale –nationale, voire à l’échelle de la façade Pacifique– pour le cinéma. Un rêve gravement endommagé par les changements politiques très rétrogrades des quatre dernières années en Corée-du-Sud.

Mais le combat mené à Busan ne concerne pas les seuls Coréens. Un peu partout dans le monde, des festivals sont en butte aux interventions de pouvoirs autoritaires, récemment le très réactionnaire ministre de la Culture polonais a obtenu la tête du directeur de l’excellent Festival de Gdynia, Michał Oleszczyk.

En France, pour l’instant pas de pressions explicitement politiques, mais dans un contexte de désengagement financer des collectivités territoriales, des menaces nombreuses, et de des avis de disparition de plus en plus fréquents : récemment l’historique et si précieux Festival de Manosque, ou le dynamique et inventif Belleville en vues à Paris.

Alors que la prolifération des festivals de cinéma est un phénomène planétaire qui construit les possibilités d’existence d’un cinéma divers face à la surpuissance des blockbusters, ces manifestations demeurent fragiles, et le cas d’un de ses plus beaux fleurons, à Busan, y prend à cet égard valeur d’exemple, et d’avertissement.

Mais le BIFF s’est donc tenu, et même bien tenu  –un «miracle» selon les mots de sa directrice Kang Soo-youn, le site ayant en outre été frappé par un puissant typhon la veille de son ouverture. Mais même si une partie des événements collatéraux ont réduit la voilure, les habitués y auront retrouvé la nuée de jeunes volontaires qui font partie du charme, et de l’efficacité du BIFF, et ce public de milliers de jeunes gens friands de films de toutes origines et de tous styles.

Hou Hsiao-hsien et le fondateur et désormais président du BIFF, Kim Dong-ho

Sous le parrainage de trois grands réalisateurs asiatiques, le Taïwanais Hou Hsiao-hsien, le Japonais Hirokazu Kore-Eda et le Coréen Lee Chang-dong, la programmation, dont quelque  130 nouveautés venues de tout le continent asiatique, ont permis quelques découvertes passionnantes. Si certaines se jouent ailleurs que dans le domaine de l’art du cinéma, telle la présence contrastée de deux films iraniens consacrés à l’islam, d’autres en relèvent absolument.

« Wet Woman in the Wind » d’Akihiko Shiota

Ainsi du très beau film chinois The Knife in the Clear Water premier long métrage de Wang Xue-bo, judicieux lauréat du grand prix de la section New Currents. Ou, pour s’en tenir à deux titres seulement, le très réjouissant film érotique japonais Wet Woman in the Wind de Akihiko Shiota.

Digne de la grande époque du pinku-eiga qui fit les beaux jours de la Nikkatsu dans les années 1970 et servit de base de lancement à toute une génération de jeunes réalisateurs doués, il compose un hymne à la puissance subversive du désir féminin, alliant humour et sensualité avec un tonus du meilleur aloi.