Cahiers du cinéma, le retour

La parution du premier numéro de la revue historique de la cinéphilie depuis son rachat sur fond de polémique est un nouveau départ qui inspire bien des attentes.

À poil et en plein élan dans les rues de Paris, Mathieu Amalric et Omahyra Mota dans le bien nommé Les Derniers Jours du monde des frères Larrieu font la couverture du numéro 766 des Cahiers du cinéma –un numéro singulier à plus d’un titre de la plus ancienne et de la plus prestigieuse revue dédiée au septième art.

Arborant en une la question «Quand est-ce qu’on sort?», il surgit au croisement de deux séries d’évènements à la fois menaçants et peut-être porteurs d’un avenir prometteur.

L’une est évidente et générale: elle concerne les effets de la pandémie de Covid-19 et, parmi ceux-ci, la mise à l’arrêt du cinéma comme dynamique (interruption des tournages, fermeture des salles, annulation des festivals), tandis que les films se réfugiaient un temps entièrement sur la toile et à la télé.

Il reste à voir comment le cinéma, c’est-à-dire la manière dont les films sont faits, montrés, vus, et ce qu’à leur tour ils font, existera et sera transformé par cette situation inédite où, pour la première fois depuis le 28 décembre 1895, se profila la possibilité que tous les projecteurs du monde s’éteignent.

Rachat et rififi

La seconde série d’évènements concerne la revue elle-même. Au début de l’année 2020 était annoncé son rachat par un groupement de dix-neuf investisseurs, ce qui entraîna le départ de la plupart des journalistes –mais pas la totalité, contrairement à ce qui a été répété à l’envi.

Hommes d’affaires et producteurs, les nouveaux acquéreurs ont été dénoncés comme menaçant l’indépendance de la publication.

À quoi l’on pourrait répondre en rappelant d’une part que la situation n’est pas si inédite –les Cahiers sont nés, en 1951, grâce au financement d’un producteur et distributeur, Léonide Keigel–, mais surtout qu’il fallait bien des personnes fortunées pour payer au précédent propriétaire, l’homme d’affaires britannique Richard Schlagman, la somme élevée qui avait auparavant dissuadé d’autres possibles repreneurs, afin d’acquérir un titre qui perd de l’argent et va nécessiter encore d’importants investissements.

Avec dix-neuf propriétaires dont aucun ne détient plus de 12%, le risque est pour le moins dilué.

Peau de chagrin

Il faudra bien que des sommes conséquentes soient mobilisées pour redonner sa place à un titre qui ne désignait pas seulement un mensuel mais de multiples formes de présence dans le monde du cinéma.

Tandis que la précédente rédaction avait fait le choix d’un entre-soi dont on peinait à suivre les lignes de force, les autres activités labellisées «Cahiers» s’étaient étiolées ou avaient entièrement disparu.

Quelques-uns des centaines d’ouvrages publiés par les Éditions des Cahiers du cinéma. | JMF

Ce qui avait été durant trente ans la première maison d’édition de livres de cinéma en France –et sans doute au monde– a été réduit à pratiquement rien. Le site internet qui donnait accès à l’ensemble des archives et produisait des contenus originaux a été rayé de la carte du web, tout comme la traduction chaque mois du contenu de la revue en anglais.

Les ventes de droits des livres Cahiers du cinéma pour traduction en langues étrangères n’existent plus. Les multiples partenariats avec des festivals, des universités, des cinémathèques et autres institutions cinéphiles se sont évanouies, de même que les opérations (à Paris, en régions, à l’étranger) «Semaines des Cahiers» et le «Ciné-club des Cahiers», l’édition de DVD, le partenariat avec des publications dans d’autres langues…

La dimension internationale est ici importante: la revue y dispose d’un capital important. (…)

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«Le Regard féminin» d’Iris Brey, un ouvrage à réfléchir

Trouble Every Day de Claire Denis.

Il permet d’aborder les enjeux du cinéma et du féminisme en s’appuyant sur ce qui se joue véritablement à l’intérieur des films et de l’expérience qu’on en a.

Avertissement: les lignes qui suivent sont écrites par un vieil homme blanc. Celles et ceux qui considèrent qu’un tel individu n’est pas légitime à s’exprimer sur le sujet du regard féminin sont invité·es à interrompre immédiatement leur lecture.

Le livre d’Iris Brey Le Regard féminin – Une révolution à l’écran, récemment paru aux éditions de l’Olivier, est un ouvrage passionnant, en ce qu’il opère un déplacement salutaire au sein de la considérable littérature accompagnant la confrontation de la production cinématographique et du féminisme.

Le travail de son autrice aide à reformuler des questions désormais largement sur la place publique, et qui concernent les interactions entre les enjeux du combat féministe et le cinéma. Mais il invite aussi à débattre de ce qui ne saurait se formuler comme des certitudes.

Cinéma et féminisme: une nécessaire confrontation

Que le cinéma soit, depuis longtemps mais de plus en plus, un terrain où cette confrontation est particulièrement active, en quantité et en intensité, est tout à fait justifié, pour deux raisons. Il est un terrain qui manifeste de manière particulièrement visible des relations actives dans tous les aspects des rapports humains, dont l’inégalité entre les genres. Et il contribue à ces rapports humains en tendant à reconduire chez toutes et tous des comportements et des modes de pensée qui, à leur tour, activent des injustices, des inégalités, des préjugés.

Cela n’est pas vrai que des femmes, mais de toutes les minorités, au sens que la science politique donne à minorité (non pas les moins nombreux, mais ceux placés socialement en situation d’infériorité): les pauvres –désormais souvent ignorés en tant que tels–, les personnes racisées, les personnes LGBT+, les personnes avec un handicap, les migrants, ceux qu’on nomme les «fous»… liste non limitative, sans oublier toutes les combinaisons possibles, phénomène réuni sous le vocable d’«intersectionnalité».

Interroger ce qu’engendre le cinéma vis-à-vis de toutes ces personnes est nécessaire. Mais la question se pose singulièrement en ce qui concerne les femmes du fait de leur omniprésence à l’écran, et du fait que les relations hommes-femmes occupent une place infiniment plus importante dans les scénarios et les mises en scène que celles relevant des autres catégories. Il est donc logique que cette problématique se trouve au premier plan des interrogations sur les mécanismes et les effets des formes de représentation.

Ces interrogations connaissent un regain d’attention dans le sillage d’affaires qui ont associé féminisme et cinéma d’une autre manière: l’affaire Weinstein concerne un producteur, le monde du cinéma, à Hollywood d’abord et ensuite dans bien des endroits. Elle a joué un rôle décisif dans la montée en puissance de #MeToo. Avec le cas Weinstein et le mouvement #MeToo, le milieu cinématographique a été un puissant effet de loupe, mais il s’agit principalement de combattre des pratiques qui ne sont pas propres au cinéma. Qu’un homme puissant abuse de son pouvoir pour violenter des femmes n’a hélas rien de particulier à ce milieu cinématographique. Qu’une vaste mobilisation soit nécessaire pour décrire et combattre les manifestations les plus banalisées comme les plus extrêmes du sexisme non plus.

Cela n’exonère en rien les films, les objets spécifiques du cinéma, de leur rôle dans la construction de rapports entre hommes et femmes qui participent de ces relations comportant aussi bien les inégalités quotidiennes et les malveillances routinières ou grivoises que les viols et les féminicides.

Vis-à-vis de ce double processus (les mécanismes généraux du machisme et ceux propres au cinéma), deux approches loin d’être incompatibles, mais néanmoins distinctes se sont développées. La première approche, de très loin la plus massive, consiste à appliquer aux films et plus généralement au monde cinématographique des critères objectifs, qui visent à mettre en évidence les multiples formes de minorisation des femmes.

Les statistiques, le test de Bechdel comme le calcul du nombre de femmes travaillant à tel ou tel poste ou de films réalisés par des femmes sélectionnés dans des grands festivals, aussi bien que la mise en relation d’actes sexistes commis dans la vie privée par des gens de cinéma (dont l’affaire Polanski a offert un exemple paroxystique) relèvent de cette démarche.

La seconde s’appuie sur ce qui se joue effectivement dans les films, ce que font les films (à leurs personnages comme à leurs spectateurs et spectatrices) moins par ce qu’ils veulent dire que par la manière dont ils le font. Par leur mise en scène, donc, et non plus seulement par leur scénario.

La mise en scène est affaire de morale (air connu)

Cette approche privilégiant les effets éthiques et politiques de la mise en scène a une histoire longue, notamment dans la critique de cinéma en France. Elle est scandée par des textes importants, notamment dans les Cahiers du cinéma des années 1950 et 1960, dont le célèbre texte «De l’abjection» de Jacques Rivette. S’il y était déjà question d’oppression, de mépris, d’invisibilisation, de manipulation, de violence réelle ou symbolique, ce n’était pas à cette époque à propos des rapports hommes-femmes, ou de manière très marginale.

La reprise selon une approche féministe de cette manière d’interroger les films est due à une critique britannique, Laura Mulvey. Dans un texte de 1975 qui a fait date, «Visual pleasure and narrative cinema» [«Plaisir visuel et cinéma narratif»][1], elle définissait et analysait le male gaze, le regard masculin comme organisant de manière archi-dominante les façons de raconter des histoires et de représenter le monde, dont évidemment les femmes et les rapports hommes-femmes.

S’appuyant essentiellement sur la psychanalyse, elle mettait en évidence les processus souvent involontaires chez celles et ceux qui font les films, et difficilement repérables de prime abord par celles et ceux qui les regardent, qui reconduisent des rapports de domination genrés.

Critique et universitaire, Iris Brey reprend en quelque sorte le fil de ces propositions, qui ont eu un considérable écho (surtout du côté du monde académique et féministe anglo-saxon), pour construire la théorie de ce qu’elle nomme le female gaze, le regard féminin. Pour ce faire, elle déplace l’approche la plus courante, qui s’appuie d’abord sur le genre de l’auteur ou de l’autrice, en affirmant d’emblée: «Le female gaze n’est pas lié à l’identité du créateur ou de la créatrice, mais au regard généré par le film.»

À l’épreuve des films

En s’appuyant sur de nombreux exemples empruntés à l’histoire du cinéma, le livre déplie les occurrences où des choix de réalisation tendent à susciter chez qui verra le film «un regard porteur d’une expérience spécifique –celle de ressentir une expérience vécue féminine– dont la subjectivité repose sur une construction historique et sociale».(…)

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La critique selon Jean Douchet

À la mort de Jean Douchet le 22 novembre 2019, le monde du cinéma français perdait l’une de ses figures les plus emblématiques, véritable compagnon de route de la Nouvelle Vague. Sa crinière de lion déjà argentée en bataille, immuable foulard de soie autour du cou, il parlait des films avec une gourmandise à la fois inspirée et amusée. A présent est venu le tour de celui auquel le critique épicurien a donné tant de plaisir de lui rendre hommage.

« Ma méthode est fondée sur la sensibilité. » Lorsqu’au mois de mai 1987 il dit cela à ses confrères de la génération suivante, Serge Daney et Jean Narboni, Jean Douchet est exactement au milieu de son parcours de critique. Cela fait 30 ans qu’il a commencé d’écrire aux Cahiers du cinéma, et quasiment jusqu’à sa mort, à 90 ans, le 22 novembre 2019, il continuera d’exercer l’idée très personnelle qu’il se fait de son activité.

Critique de cinéma, il a donc écrit des articles (135, ce qui n’est pas un chiffre si élevé au regard de la durée de son activité), et des livres, deux sous son seul nom, consacrés à Hitchcock en 1967 et la Nouvelle Vague en 2004, un autre, Paris cinéma : une ville vue par le cinéma de 1895 à nos jours, avec Gilles Nadeau, à quoi s’ajoute deux recueils d’articles, L’Art d’aimer et La DVDéothèque de Jean Douchet, plusieurs contributions à des ouvrages collectifs, et un livre d’entretiens avec Joël Magny, L’Homme-cinéma.

Conséquente mais limitée, cette bibliographie ne rend pas compte de l’ampleur gigantesque de la pratique critique de Douchet. C’est que sa manière de faire de la critique aura surtout été orale. Jeune critique aux Cahiers du cinéma, qu’il codirige aux côtés d’Eric Rohmer de 1959 à 1963, contributeur un moment de la revue Arts, plume occasionnelle de plusieurs périodiques, à nouveau collaborateur régulier de la revue fondée par Bazin à partir des années 2000, Douchet n’a certes jamais mésestimé l’importance de l’écrit.

Mais l’énoncé oral, et plus encore la présence incarnée de celui qui se livre à l’exercice critique, aura toujours été le cœur de sa pratique. Celle-ci se sera manifestée lors d’innombrables discussions de films, dans des salles ou tout autre lieu public qui lui en donnaient l’occasion, y compris l’université où il a enseigné durant les années 1970 et 80. Mais aussi dans un exercice assez particulier, qu’il a développé avec une maestria sans égale, celle des bonus pour les DVD.

Ce rapport triangulaire – le film, lui, les mots – n’est nullement anecdotique. Il est entièrement en phase avec la critique selon Jean Douchet, et la manière dont il aura pensé et transmis le cinéma durant une soixantaine d’années – une manière extraordinairement cohérente. Il l’évoque en des termes quasiment identiques en 1961 dans son texte réflexif sur cette activité, article des Cahiers du cinéma  n°126 dont le titre, « L’art d’aimer » deviendra 26 ans plus tard celui du premier recueil de ses textes, en 1987 dans l’entretien avec Daney et Narboni qui ouvre ledit recueil, et près de 20 ans plus tard dans sa conversation avec deux autres rédacteurs des Cahiers,  en ouverture du livre qui réunit ses chroniques concernant des DVD.

Douchet ne s’est jamais voulu un théoricien. Il aura incarné jusque dans sa silhouette rabelaisienne une relation corporelle, sensuelle, tactile avec les films. Lorsqu’il quitte les Cahiers du cinéma en 1964 suite au « coup d’état » qui a renversé Rohmer pour faire place à Rivette, il commence cette pratique intensive de la parole à propos des films, pratique qui ne s’interrompra plus. Il y déploie de manière encore plus reconnaissable cette approche qui « passe par la sensation », selon sa formule.

Si Douchet est évidemment aussi un érudit, qui connaît remarquablement l’histoire du cinéma, celle-ci n’apparaît dans ses écrits et dans ses paroles qu’en renfort du « ressenti » que lui inspire un film. Bien que contemporain du déploiement de la politique des auteurs aux Cahiers du cinéma, et y ayant volontiers souscrit, se faisant par exemple le héraut du génie de Mizoguchi et de l’importance de Preminger, au fond pour lui les auteurs importent moins que les films, pris un par un.

Son dogme, qui ne variera jamais, est qu’il faut parvenir à percevoir le mouvement intérieur d’un film, dans la proximité absolu de ce qui le meut, c’est à dire sa mise en scène, et de ce qui l’émeut, lui, le spectateur. Il sera temps ensuite, éventuellement, d’identifier les permanences d’un film à l’autre du même auteur, de repérer la continuité de ce mouvement, qu’il lui arrive d’appeler « l’écriture » : c’est à dire l’ensemble des décisions de réalisation qui caractérisent un cinéaste particulier.

Le film avant l’œuvre complète, donc, et pour s’approcher du film, très souvent, son composant de base : le plan. Douchet deviendra célèbre par sa manière d’analyser les mouvements internes d’un plan, mettant en évidence, et en relation, le déplacement des personnages, les éventuels mouvements de caméra, la circulation des regards (ceux des protagonistes à l’intérieur du cadre et ceux des spectateurs par l’utilisation de points d’attention), mais aussi l’organisation de l’espace, par la lumière, par le son, par la profondeur de champ, etc.

De Fritz Lang à Hou Hsiao-hsien en passant par Renoir et Brian De Palma, les styles, voire les idées du cinéma diffèrent considérablement, les ressorts, souvent intuitifs, sont les mêmes. Pour avoir, étudiant au début des années 70, suivi toute une année un cours de Douchet uniquement dédié aux films de Minnelli, je peux témoigner de l’extraordinaire faconde avec laquelle il pouvait parler une heure durant d’une coupe entre deux plans, du recadrage d’un geste ou d’un changement de focale.

Rien de superflu dans cette parole enjouée, toujours comme traversée d’un rire intérieur, qui était plutôt la  trace du plaisir qu’il éprouvait à voir les films et à en parler. Parler de Minnelli toute une année à cette époque ? On mesure mal l’exploit, devant un amphithéâtre toujours plein, mais plein d’un auditoire qui d’ordinaire ne voulait entendre parler que de brulots révolutionnaires et de films politiques – ce dont Douchet ne se sera jamais soucié. Sa crinière de lion déjà argentée en bataille, immuable foulard de soie autour du cou, il parlait des films avec une gourmandise à la fois inspirée et amusée. (…)

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Jean Douchet, l’homme qui aimait les films

Le critique, enseignant, cinéaste et bon vivant est mort le 21 novembre, à l’âge de 90 ans.

Il pouvait parler des heures d’un plan de John Ford, d’une séquence de Fritz Lang, de la circulation des regards appelée par une image de Brian De Palma ou de Hou Hsiao-hsien, mais aussi de bonne chère et de bons vins.

Il y avait dans sa parole et dans ses écrits ce qui manque à tant de critiques: une gourmandise de bon aloi et un rire, le plus souvent en réserve, tapi dans l’ombre des mots, la modulation des intonations.

Une cinémathèque porte son nom –même si elle aussi est en danger de mort. Voilà plus de soixante ans qu’il répandait une bonne parole, une parole d’amour du cinéma, d’amour de la pensée avec les films, de la compréhension de ce qui se joue dans l’organisation des espaces et des corps, des gestes et des sons, des rythmes et des silences. Film par film.

Savant parce qu’amoureux

Le premier recueil de textes du critique des Cahiers du cinéma, qui les a dirigés quelques années (entre 1959 et 1963) aux côtés d’Éric Rohmer, s’intitule L’Art d’aimer.

De cet écrivain de cinéma, chaque texte est une proposition sans arrogance théoricienne ni étalage d’érudition.

Le titre du recueil est, lui, un manifeste. Il est la revendication d’un rapport affectif, sensitif, émotionnel, mais aussi d’une exigence amoureuse, où les immenses attentes vis-à-vis des films sont aussi ce qui légitime la colère et la vindicte contre ceux qui trahissent et méprisent le cinéma –et avec lui le public.

Écrivain, Douchet aura été plus encore un orateur hors pair. Ses étudiant·es des universités de Vincennes, Jussieu et Nanterre n’en finiront jamais d’évoquer sa faconde pour entrer dans les sens plus ou moins cachés des films qu’on croyait les mieux connus, les mouvements de sa crinière tôt argentée accompagnant la joie, qui jamais n’a diminué, de parler et parler encore des ressources du cinéma, de ses promesses, tenues ou non.

Pratiquement jusqu’à la fin, cinéphile épicurien, Douchet aura continué d’animer régulièrement deux ciné-clubs, à la Cinémathèque française et au cinéma Le Panthéon, tout en intervenant ponctuellement en de multiples occasions un peu partout en France et en Europe.

Cinéaste un peu, mentor beaucoup

Critique, enseignant, passeur d’amour et de pensée, il aura encore été autre chose.

Membre de la rédaction des Cahiers du cinéma des débuts, dont les autres jeunes membres voulaient tous devenir cinéastes, il se sera trouvé aux côtés de Godard, Rohmer et Chabrol dans le cadre d’un des films manifestes de la Nouvelle Vague, le film collectif Paris vu par… (1965), dont il tourne un épisode, «Saint-Germain-des-Prés».

On peut regretter qu’il n’ait pas poursuivi dans la voie de la réalisation, au vu de son seul long-métrage, le tardif La Servante aimante (sorti en salle en 1996), passionnante variation sur les ressources du cinéma et du théâtre à partir d’une pièce de Goldoni. Sans doute la figure alors tout à fait établie du critique aura-t-elle fait de l’ombre à l’encore possible cinéaste.

Douchet fut aussi, génération après génération, le mentor de jeunes cinéastes à leur début, avec un goût très sûr. (…)

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Penser, écrire, agir dans un monde abimé – à propos d’un numéro de « Critique »

NB: ce texte est paru sur AOC le 25/03/2019

Coordonné par Marielle Macé et très irrigué de la pensée de Bruno Latour, un somptueux numéro spécial de la revue Critique invite à se pencher sur l’urgence des enjeux écologiques. Réunies sous le titre « Vivre dans un monde abimé », quatorze contributions y livrent, sans résignation ni désespérance, leurs propositions et pistes de réflexion.

 

Intitulé « Vivre dans un monde abîmé », le numéro 860-861 de janvier-février de la revue Critique (Éditions de Minuit) offre un extraordinaire ensemble de propositions et de réflexions, parmi les plus riches qui se puissent lire en ce moment sur les enjeux essentiels de ce temps. Ce monde abimé est bien évidemment notre monde, victime de saccages « écologiques, économiques, relationnels et politiques » comme le rappelle l’avant-propos. Les contributions ici réunies témoignent du moins de combien ces conditions exigent de réinvention de la pensée et de rapport au monde, et comment nombreux sont ceux qui, par leur action intellectuelle et concrète, répondent à cette exigence. Sans aucune possibilité d’exhaustivité, évidemment, ce numéro de Critique offre néanmoins un édifiant, et finalement réjouissant panorama des éléments de réponses aux réalités contemporaines.

Bien que Bruno Latour n’ait pas lui-même contribué à ce numéro coordonné par Marielle Macé, sa pensée l’irrigue entièrement, et il n’est pratiquement aucun des quatorze articles composant cette livraison qui n’y fassent référence. Parmi eux, un texte d’Emanuele Coccia consacrés aux deux derniers livres parus de Latour, Face à Gaïa et Où atterrir ? (tous deux aux éditions La Découverte), en explicite la cohérence et la richesse féconde avec un sens de la synthèse remarquable. Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un penseur majeur comme Coccia, désormais bien repéré grâce à l’importance de son La Vie des plantes, se consacrer entièrement à l’éclairage de la pensée d’un autre. Son texte, « Gaïa ou l’anti-Leviathan », accompagne les cheminements qui ont permis à Latour de relier la critique des modernes, la compréhension des processus scientifiques et l’interrogation des modèles de sciences politiques pour élaborer une stratégie théorique reconfigurant l’ensemble des relations entre les êtres, en-deçà des distinctions entre humains et non-humains, individu et société. Il se trouve que la conjoncture est en train de donner à la réflexion et aux travaux de Latour une cohérence concrète d’une ampleur inédite, dont le texte de Coccia éclaire les fondements théoriques autour de la figure conceptuelle de Gaïa, quand les exigences de démocratie directe, la référence aux cahiers de doléance autant que les derniers soubresauts de la (non-)politique environnementale inscrivent les travaux de Latour dans l’actualité quotidienne la plus vive.

« Vivre dans un monde abimé » se compose de quatorze textes, dont deux entretiens. Il entretisse des propositions dont on peut dire, en assumant le côté schématique d’une telle division, qu’elles sont pour certaines principalement centrées sur des pratiques, et les autres principalement centrées sur une approche théorique. Parmi les premières, appuyées sur des expériences concrètes du « monde abîmé » dont la catastrophe environnementale planétaire est à la fois l’horizon et dans une certaine mesure le masque, ou du moins la simplification paralysante, figurent exemplairement les réflexions inspirées à la sociologue Sophie Oudard par ses enquêtes de terrain à Fukushima. Elle les inscrit ici dans une histoire plus longue du traitement des catastrophes nucléaires, dans leurs gigantesques différences, depuis Hiroshima et avec Tchernobyl en position pivot – figure limite, mais aussi prototypique, du monde abimé. Très différent et pourtant en totale congruence apparaît la description par Enno Devillers-Peña de l’admirable travail développé par l’association DingDongDong. Cet « Institut de coproduction de savoir » sur la maladie de Huntington, constitué à l’initiative d’Émilie Hermant et de Valérie Pihet, développe à partir de la singularité de cette pathologie et en y associant toutes les personnes qui, à des titres divers, y ont affaire, des stratégies et des pratiques qui s’avèrent exemplaires pour penser aussi les multiples problématiques suscitées par ce «monde abîmé», et appelé à l’être de plus en plus, qui est le nôtre.

Ainsi, également, de la conversation avec le jardinier Gilles Clément et le politologue Sébastien Thiery. Ils déploient la multiplicité des gestes, mais d’abord des manières d’aborder les situations qui caractérisent le travail de l’auteur du Jardin planétraire et celui du fondateur et animateur de l’association PEROU qui travaille avec les migrants et les laissés pour compte à l’invention de nouveaux rapports aux représentations, et en particuliers à l’espace. Ainsi de la juriste et philosophe politique Isabelle Delpla, spécialiste des situations de post-conflit et de post-génocide. À partir notamment de ce qui s’est passé (continue de se passer) en Bosnie, « monde abimé » ô combien, elle développe le concept de « pays vide ». Formulation discutable – à bien des égards la réflexion actuelle tend au contraire à peupler davantage, et autrement, les territoires du monde abimé – mais proposition très suggestive de penser à partir de la « vulnérabilité des formes politiques qui semblaient jusqu’alors les plus établies », à commencer par les états-nations. Et bien entendu l’article de Nathalia Kloos « Lutter dans un monde abimé », qui présente deux ouvrages dédiés à des actions reconfigurant l’action politique et citoyenne, notamment avec les ressources de l’écoféminisme, Reclaim d’Émilie Hache et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (tous deux dans la collection « Sorcières », Cambourakis éditions).

Un second fil directeur au sein de ce numéro de Critique met en valeur la réflexion de plusieurs grandes figures repères de cette pensée de l’action aux temps de l’anthropocène.  Outre Bruno Latour, la plus repérable, et à bien des égards la plus importante, est la philosophe féministe Donna Haraway, dont Thierry Hoquet présente la pensée transgressive, stimulante et sans cesse en mouvement à partir de son ouvrage Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (pas encore traduit en français), et qui déploie et actualise la pensée de l’auteure du Manifeste Cyborg. C’est largement en s’appuyant sur Latour et Haraway (et aussi Philippe Descola, Isabelle Stengers et Vinciane Despret, autres références décisives) qu’est présenté tout un ensemble de travaux discutant la relation à la catastrophe qui vient, telle que divers néologismes entendent la qualifier à l’enseigne de la collapsologie et des Extinction Studies.(…)

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« Taxi Téhéran »: traduction, trahison

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Il se trouve que j’entretiens depuis la découverte de son premier film, Le Ballon blanc, en 1995, une relation amicale avec le réalisateur iranien Jafar Panahi – ce qui ne signifie d’ailleurs pas que j’ai aimé et défendu tous ses films. Mais bien sûr j’ai été particulièrement touché par les persécutions qu’il endure depuis cinq ans de la part du régime iranien, suite à son engagement aux côtés des forces démocratiques ayant contesté la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad en 2009 : arrestation et emprisonnement arbitraires, sévices pendant son incarcération, condamnation à 6 ans de prison (pour l’instant pas appliquée mais toujours en vigueur), flicage permanent ainsi que de sa famille et de ses proches, interdiction de voyager, de rencontrer les médias, de réaliser des films.

Cette situation a fait de lui la figure exemplaire de l’oppression qui continue de régner en Iran à l’encontre des formes même pacifiques d’opposition, et notamment à l’encontre des artistes et des intellectuels. Régulièrement salué par les grands festivals, Panahi aura réussi à déjouer à trois reprises l’interdit de filmer, avec Ceci n’est pas un film (2011), Pardé (Behind the Curtain, 2013), et Taxi Téhéran, présenté début février au Festival de Berlin, où il a remporté l’Ours d’or.

Il se trouve aussi qu’ayant eu du goût et de l’intérêt pour ce qui se jouait de nouveau et de passionnant dans le cinéma iranien tel que découvert en Europe depuis la fin des années 80 (Où est la maison de mon ami ?, Abbas Kiarostami, 1987, au Festival des 3 Continents de Nantes en 1988), j’ai eu la possibilité de voyager à de nombreuses reprises dans ce pays, d’y faire de multiples et passionnantes rencontres, et aussi, dans les médias français auxquels j’avais accès, de participer à la reconnaissance de cette cinématographie. De ce fait, je suis devenu un des critiques étrangers ayant quelque visibilité auprès des cinéphiles iraniens.

Il se trouve enfin que j’ai eu la possibilité de voir le nouveau film de Panahi juste avant sa présentation à Berlin. Impressionné par sa puissance, sa légèreté et son mélange d’humour, de précision et de profonde tristesse,  j’y consacrais un article sur Slate.fr, afin d’attirer l’attention sur une œuvre à mes yeux de très grande qualité – une opinion dont je me réjouis qu’elle ait été largement partagée par les critiques présents à la Berlinale, et par le jury de la compétition officielle, qui lui a décerné la récompense surprême.

Peu après la fin du Festival, des amis iraniens m’alertent sur la parution dans un magazine de cinéma, Banifilm, d’une « traduction » de mon article pour Slate. Traduttore traditore dit le dicton. Mais là, il ne s’agit pas des inévitables écarts entre un texte original et sa traduction, il s’agit de la volonté délibérée de faire dire le contraire, d’utiliser un texte et un nom (agrémentés de ma photo plutôt que d’une image du film)  comme arme contre une œuvre et son auteur, alors même que ce texte en propose un commentaire clairement élogieux.

Capture

Désolé, à ce moment, je suis obligé de me citer moi-même. Un paragraphe est rédigé ainsi « Car si Taxi est bien un voyage dans la société urbaine de l’Iran actuel, ce n’est certainement pas seulement une étude sociologique. Avec la virtuosité qu’on lui connaît depuis Le Ballon blanc, le cinéaste du Cercle et de Sang et or associe comédie de mœurs  douce-amère, mise en question de sa propre place de réalisateur en même temps que des circulations entre documentaire et fictions (tous les protagonistes sont des acteurs–souvent non-professionnels– qui jouent un rôle, même de manière très réaliste) et méditation morale qui, au détour de ce qui semblait d’abord un gag, prend soudain une émouvante profondeur. »

Ce que publie Banifilm n’est pas exactement une traduction, mais une description en style indirect de ce que je serais supposé avoir écrit. Le passage précédent devient ainsi :

« Taxi » de Jafar Panahi n’est pas un film de « réalisateur » et l’on ne peut considérer ce film comme une œuvre qui aurait été le fruit d’une mise en scène, d’une réalisation professionnelle.

L’auteur poursuit : dans ce film la place du metteur en scène est complètement remise en question dans la mesure où le film erre entre film documentaire et drame social.

Frodon ajoute : « Taxi » à certain endroits veut prendre des « airs » d’un film qui se voudrait une étude sociologique mais à d’autre endroit il reste tellement en surface que l’on se demande si ce n’est pas le travail d’un amateur. Le film ne peut prétendre offrir une étude sociologique.

Cet expert français pense que ce film touche par moment la comédie et s’il trouve une profondeur ce n’est qu’en apparence. Par ailleurs, les acteurs amateurs tentent de donner au film un aspect de film documentaire. »

Des gens bien intentionnés ont essayé de faire paraître une traduction plus exacte en réponse dans un journal iranien. Sans résultats. Du moins suis-je assuré que Jafar Panahi a reçu une version correcte.

 

 

« Big Eyes »: les yeux du commerce plus gros que le ventre de l’art

bigeyesBig Eyes de Tim Burton avec Amy Adams, Christoph Waltz, Dany Huston, Krysten Ritter, Terence Stamp. Durée : 1h45. Sortie le 18 mars.

Big Eyes est inspiré de faits réels, comme l’indique un carton au début. D’où : méfiance immédiate. Le chantage au réel du trop fameux carton a si souvent introduit des films qui n’en étaient pas moins fabriqués et coupés du monde. Le « réel », au cinéma, ne tient jamais à l’authenticité des faits qui lui donnent naissance, mais à l’éventuelle construction par la mise en scène d’échos porteurs d’émotion et de sens entre le monde et le petit fragment de récit proposé, qu’il se passe dans un bidonville, sur la planète Mars ou la veille du Big Bang.

Mais bon, là, d’accord. Parce que les faits en question sont en effet une très bonne fabrique de fiction, un excellent scénario plutôt sur le modèle Hollywood années 50-60. Et parce que le premier « effet de réel » tient à l’existence d’objets que tout spectateur a vu dans sa vie, parce qu’il y a un mécanisme de reconnaissance intriguée, amélioré d’une vague culpabilité d’avoir ignoré le dessous de cette affaire, voire d’y avoir contribué pour ceux qui ont acheté un jour une carte postale, un poster ou un des innombrables bidules domestiques ou décoratifs sur lesquels figurent les Big Eyes.

Les Big Eyes, ce sont des enfants dessinés et peints, dont l’image démultipliée à l’infini par le marketing s’est répandue dans le monde (occidental) entier à partir de la fin des années 50. Ces peintures naïves ont connu un gigantesque succès fondé sur l’émotion que suscite une représentation surdimensionnée des yeux de gamins dès lors supposés éprouvés tous les malheurs de la terre.

Ces images en vente dans tous les supermarchés sont des reproductions de tableaux signés Keane. Walter Keane, peintre californien, aura été l’inventeur et le très efficace promoteur de cette « Big-Eyes-mania », en utilisant notamment les médias et les techniques de duplication, en opposant de facto culture de masse et élitisme des avant-gardes, ce qui lui valut le soutien de Warhol déclarant   « It has to be good. If it were bad, so many people wouldn’t like it. » (« ça doit être bien. Si c’était mauvais, il n’y aurait pas tant de gens pour aimer ça »).

Ce que Warhol ignorait alors (mais cela l’aura assurément enchanté quand il l’a appris), ce que tout le monde ignorait alors, était que les tableaux des Big Eyes n’étaient pas peints par Walter Kean mais par sa femme, Margaret. Variation pop et misogyne du pacte faustien, l’époux avait imposé à sa moitié un silence absolu, en échange de la très réelle prospérité que la vente des reproductions bien plus que des œuvres originales rapportait au couple.

Jusqu’à ce que Margaret fasse éclater la vérité au grand jour, pour des raisons qui, dans le film, concernent surtout sa frustration d’artiste dépossédée – mais ça, c’est le scénario qui le dit, le bonhomme étant par ailleurs apparemment aussi odieux avec sa femme, voire violent, que volage. Au terme d’une bataille judiciaire, madame Keane aura récupéré ses droits sur son travail et une montagne de dollars, et le Walter auto-convaincu de son génie et de plus en plus délirant aura sombré dans la déchéance. Et puis il est mort, bien fait pour lui. Margaret Keane, elle, va bien, elle fête cette année ses 88 ans

Big Eyes raconte cela, comme le cinéma américain raconte ce genre d’histoire. Avec deux acteurs doués et qui ne rechignent pas à en rajouter, avec des lignes de conflit bien claires, avec de la psychologie en gros caractères et un happy end. Les péripéties réelles de la carrière des Keane dans l’Amérique conquérante de la fin des années 50 et du début des années 60, explosion de la classe moyenne, des banlieues pavillonnaires, de la voiture de 8 mètres de long pour tous, de la télé, du rock, etc. fournit un contexte d’une très riche texture, en même temps que les grandes questions sur l’art donnent la profondeur souhaitable.

L’évocation du conflit entre Keane et le critique d’art du New York Times, John Canaday, dénonçant sans relâche l’imposture esthétique et ses conséquences calamiteuses, en fournit une trame singulièrement efficace – où il faut souligner ce fait exceptionnel dans un film : le critique n’est pas a priori ridiculisé.

Mais Big Eyes est encore autre chose, de plus intrigant, de plus pervers, de plus contradictoire. Cela tiens à ses auteurs, c’est-à-dire à la fois à son réalisateur, Tim Burton, et à ses scénaristes, Scott Alexander et Larry Karaszewski. Si le film est à ce point intéressant, c’est qu’il nait à l’intersection d’un certain formatage industriel (les frères Weinstein !), de l’approche propre à Burton, et de celle des deux scénaristes.

Pas difficile de voir la proximité entre les Big Eyes et les personnages imaginés par l’auteur de L’Etrange Noël de Monsieur Jack. Formellement, Tim Burton est un héritier de l’esthétique Keane, et lui aussi s’y entend à faire fructifier à l’infini la reproduction de ses coloriages, avec le soutien des plus grandes institutions culturelles du monde. Burton est aussi, à l’occasion (il n’est pas que cela) l’avocat d’une idée de la « culture populaire », dont son manifeste le plus explicite restait jusqu’alors Ed Wood, éloge affectueux d’une réalisateur de série Z dont l’esprit du temps aura aimé transformer les réalisations nulles en modèles polémiques.

De même Big Eyes soutient-il sans ambiguïté les croutes pondues à la chaine par madame Keane sous la férule de monsieur, le drame étant dans la dépossession de l’artiste – une conception très romantico-nunuche de l’artiste – par le méchant manipulateur auquel Christopher Waltz se fait un plaisir d’offrir son vaste répertoire de mimiques et de grimaces enjôleuses. Nul doute que Burton adhère sans réserve à ce point de vue, et s’il crédite Canaday d’une certaine clairvoyance, c’est au nom d’une tricherie narrative : le spectateur est amené à choisir le camp du critique contre celui du faux peintre parce que celui est non seulement menteur mais méchant et coureur de bikinis, alors qu’il est supposé continuer d’adhérer à l’esthétique toc des tableaux, qui seront réhabilités dès lors que rendus à leur légitime auteure.

Là où cela devient vraiment bien, c’est lorsque cette distorsion et ces dérives sont effectivement portées par le film, en contrebande des positions de la production et du réalisateur. Et ce grâce à deux lascars qui sont sans doute les personnages les plus intéressants de toute l’affaire, messieurs Alexander et Karaszewski. Déjà scénaristes de Ed Wood (film plus compliqué que ce qu’il avait l’air de raconter), ils sont surtout, à côté de produits bien plus formatés, les auteurs d’un des meilleurs films jamais tournés sur la perversité du spectacle, les vertiges de la représentation, les enjeux du croisement entre art et commerce, Man on the Moon de Milos Forman. Dans le même esprit, on leur doit aussi Larry Flint également de Forman, ou l’intéressant et dérangeant Autofocusde Paul Schrader.

Il est toujours passionnant qu’un film raconte, ou suggère, autre chose que ce qui relève de son projet explicite, conscient. Big Eyes est aussi l’histoire de la mise en marche à une échelle inconnue de la marchandisation industrielle des images au milieu du 20e siècle, de ses effets ravageurs sur la construction du goût, et des discours complaisants qui accompagnent la revendication de la suprématie du commerce sur la recherche et l’aventure du regard, avec le mépris infini des gens qui sous-tend l’idée qu’il n’y a qu’à leur donner (c’est-à-dire leur vendre) ce qu’ils veulent.

Où il est amusant de revenir à la phrase de Warhol, que contrairement à ce que fait Burton il ne faut certainement pas prendre au pied de  la lettre.  On ne sache pas que le fondateur de la Factory ait commenté l’affaire Keane après qu’elle ait éclaté au grand jour. Mais nul doute que s’il l’avait fait, il se serait situé, lui, résolument du côté de Walter : dans le monde dont Warhol s’est fait le génial décodeur, l’artiste, c’est le marchand et le publicitaire, pas la besogneuse barbouilleuse d’affreux gamins misérabilistes.

Revues de cinéma: le papier fait de la résilience

Le site Revues de cinéma.net recense 550 revues françaises, dont plus de cent toujours en activité, sur papier ou en ligne – dont les Cahiers du cinéma et Positif, qui viennent de célébrer leurs 60 ans. Mais dans cette liste ne figurent pas (encore) des titres aujourd’hui disponibles… en kiosque ou en librairie. Des nouveaux titres sur papier ? Au moins cinq, extrêmement différents mais ambitionnant une diffusion nationale, sont nés en 2012. Si on se gardera bien d’en tirer des généralisation sur un éventuel rebond de la presse imprimée, force est de constater que, dans ce secteur en particulier, l’écriture (et éventuellement l’image) sur support matériel ont encore des adeptes, et ambitionnent d’en conquérir davantage.

Sur un éventail très ouvert, allant du très grand public au confidentiel radical, voici donc See, Le cinemagazine (né en octobre 2012), qui cherche à se positionner entre Première, Studio-Cinélive et le lui aussi tout récent (né en 2011) Cinéma Teaser, ambitieux développement sur papier d’un projet né en ligne. Créé par quelques anciens des Cahiers du cinéma en partenariat avec So Foot et en écho à ce que ce titre a apporté à la presse sportive, So Film (né en mai 2012) vise une place décalée, essentiellement construite avec des entretiens rapprochant vedettes, mavericks et figures des marges. L’entretien est la raison d’être même de Répliques, dont le premier numéro est présenté le 16 novembre, et qui fait la part belle au cinéma d’auteur le plus ambitieux : Bertrand Bonello, Miguel Gomes, Alain Gomis, Denis Côté… Enfin les éditions Lettmotif viennent de permettre successivement le passage au papier de Spectres du cinéma, continuation d’une aventure spontanée commencée sur le site des Cahiers du cinéma des années 2004-2009 et qui existe également sous forme de site, et de Mondes du cinéma, entièrement dédié aux cinématographies non européennes.

Pas question de parler pour autant de revanche de Gutenberg. Ce phénomène n’est pas né contre Internet, il en est même en grande partie un effet : nombre des rédacteurs de ces nouvelles parutions, ou de plus anciennes, ont commencé en ligne, certains de ces titres sont mêmes des avatars papier de sites toujours actifs.

Cette efflorescence inattendue se situe à la confluence de trois phénomènes, même s’ils ne concernent pas de la même manière chacun d’eux. Le premier phénomène est l’étonnante vitalité critique permise par le web, l’apparition de nouvelles et nombreuses vocations en ce domaine. L’observation de ce qui se passe en ce domaine est en totale contradiction avec la vulgate sur la mort de la critique, étant entendu qu’il s’agit ici uniquement de textes construits et travaillés, pas de l’immense masse de commentaires à l’emporte-pièce (d’ailleurs tout à fait légitimes) que diffuse aussi le net.

Deuxième phénomène, le développement considérable des études universitaires concernant le cinéma, lesquelles fournissent à la fois des rédacteurs et des lecteurs potentiels à ces parutions. Enfin, la réelle popularité du cinéma lui-même, qu’il s’agisse des bons résultats de la fréquentation en salle, de la consommation massive de films en ligne et sur le câble, ou même de la récente remontée des films sur les chaines traditionnelles. Ce dernier phénomène résulte de la combinaison d’une hausse du public généraliste et de l’essor de pratiques de niches, mobilisant des amateurs avertis et boulimiques, de mieux en mieux organisés pour assouvir leur passion, qu’il s’agisse de nanars horrifiques, de trésors patrimoniaux ou d’expérimental aux confins des arts plastiques. Un « cadrage » qui ne laisse pas non plus indifférents les annonceurs.

Mort de Tony Scott: l’art délicat de la nécrologie

Cinq questions  soulevées par le traitement par la presse française de la disparition du cinéaste.

Le suicide de Tony Scott, le 19 août, a suscité une polémique en France après la parution sur les sites de Télérama et de L’Express de nécrologies où les rédacteurs refusaient de faire du réalisateur de Top Gun et de USS Alabama un grand cinéaste sous prétexte qu’il était mort. Aussitôt, de nombreux internautes ont manifesté leur fureur et s’en sont pris aux auteurs de ces articles, Jérémie Couston et Eric Libiot, et au passage aux critiques eux-mêmes –les attaques qu’on a pu lire sur les sites ne constituant qu’une partie de cet iceberg de protestations, les sites étant modérés et de nombreuses critiques ayant également été émises sur Facebook ou Twitter.

L’épisode soulève plusieurs questions qui, toutes emberlificotés les unes avec les autres, deviennent illisibles et accroissent l’impression d’une boite de Pandore inconsidérément ouverte.

Inscription dans un rapport au passé

Première question: qu’est-ce qu’une nécrologie dans un média? C’est un texte qui ne se contente pas d’énoncer des faits (date de naissance et de mort, principales actions notables du défunt, circonstances de son décès), mais qui entreprend un travail complexe d’inscription dans un rapport au passé –qui il a été, pourquoi il a compté, en quoi il a joué un rôle significatif— et au présent –ce qu’il convient d’en garder, en quoi, même mort, il est «toujours là», par ce qu’il laisse et ce qu’il symbolise (voir, sur cet aspect, dans la revue Questions de communication n°19, les articles d’Alain Rabatel et Marie-Laure Florea, «Re-présentations de la mort dans les médias d’information», et, de Marie-Laure Florea seule, «Dire la mort, écrire la vie. Re-présentations de la mort dans les nécrologies de presse»).

Contradiction entre nécrologie et critique

Deuxième question: dans quelle mesure le rédacteur d’une «nécro» est-il supposé faire part de son opinion personnelle, même quand elle est négative ou mitigée à propos de la personne disparue?

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Des Afriques, des cinémas, un livre

Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques. Olivier Barlet. L’Harmattan.

Olivier Barlet est sans doute le meilleur connaisseur français (donc européen) des cinémas d’Afrique. Le titre de son nouveau livre, Les Cinémas d’Afrique des années 2000, ne rend pas justice à l’ampleur des informations, analyses et réflexions ici rassemblées. Si cet intitulé insiste sur un des mérites de l’ouvrage, privilégier une approche contemporaine, qui tire les leçons actuelles d’une histoire désormais longue de plus d’un demi-siècle, il ne traduit pas l’exhaustivité d’une approche qui éclaire l’ensemble d’un processus historique et théorique. Ce processus est défini par la période coloniale, par les décolonisations et leurs suites politiques comme par les constructions idéologiques successives qui ont cherché à en tirer les leçons et à définir de nouvelles conceptions des possibilités de représentation et de narration, où le cinéma occupe une place particulière, due à ses ressources et ses contraintes propres.

Se refusant aux simplifications abusives, cette approche prend en considération à la fois la durée longue du processus et sa fragmentation, ce qui rapproche et ce qui distingue l’Afrique sub-saharienne autrefois sous domination française, anglaise ou Portugaise, le cas de l’Afrique du Sud, les pays du Maghreb, l’Egypte… Elle considère également les différentes approches « occidentales », essentiellement française et anglo-saxonne. Edouard Glissant, Frantz Fanon, le grand théoricien du post-colonialisme Achille Mbembé, Marie-José Mondzain penseuse des puissances démocratiques de l’image font partie des principaux repères intellectuels de cette approche qui, à partir du cinéma, permet un questionnement dépassant largement ce seul domaine. Symétriquement, le travail d’Olivier Barlet, sans jamais cesser de s’intéresser à son objet, ouvre d’importantes perspectives sur le cinéma en général, et même sur les enjeux de fiction, de représentation et d’imaginaire, bien au-delà des seuls cas africains.

Arpentant en tous sens le territoire complexe des cinémas d’Afrique (les biais introduits pas l’expression « cinéma africain » font partie des sujets débattus), Barlet en soulève les enjeux esthétiques, politiques, techniques et économiques, tels qu’ils ont existé, et tels qu’ils ont été formulés au cours des décennies. Il le fait en s’appuyant sur un immense thésaurus, le travail mené depuis une décennie dans le cadre du site www.africultures.com , qu’il dirige et où il a signé la plupart des milliers d’articles consacrés au cinéma. A l’intérieur du texte aujourd’hui publié, un système de renvoi très simple permet de retrouver sur le site web des développements concernant chacun des points abordés, transformant ainsi le livre en une très utiles base de données raisonnée, même si l’ouvrage a été entièrement rédigé en vue d’une lecture continue.

Cette lecture est égayée par l’érudition joueuse de l’auteur, qui multiplie citations d’écrivains et de cinéastes, jongle avec les références à des centaines de films comme à des proverbes et formules venus de toute l’Afrique. Ces procédés rhétoriques permettent de lier des chapitres généralistes, retraçant à grands traits des tendances lourdes, et des chapitres plus thématiques, qui ouvrent par exemple une réflexion approfondie sur ce que peut le cinéma face à l’Itsembabwoko (le nom que les Rwandais donnent au génocide qui a ensanglanté leur pays), ou, dans un registre très différents, l’étude des effets du « modèle » Nollywood, cette explosion de productions bon marché diffusées en vidéo à domicile qui a fait du Nigeria un des plus grands pays de productions d’images, mais sans doute pas un pays de cinéma.

Travaillé de contradictions qui sont celles-là mêmes auxquelles les cinémas d’Afrique sont confrontées (relations avec les gouvernements de leurs pays, et avec les anciennes puissances coloniales, opposition entre goût des publics locaux et valorisation internationale, dialectique ou antagonisme du petit et du grand écran, rôle réel du piratage…), le livre d’Olivier Barlet y trouve une forme supplémentaire de vitalité. Celle-ci se nourrit d’abord d’une réelle affinité avec les films, d’une sensibilité extrême aux ressources thématiques et émotionnelles d’œuvres souvent convoquées pour leur exemplarité, mais aussi, pour les meilleurs d’entre elles, revendiquées dans leur complexité et leur ouverture. Le sous-titre Une perspective critique fait résonner l’effective mise en perspective de l’histoire à la lumière du présent selon une approche qui ne cesse de poser des questions, et la place singulière que l’auteur réclame pour le travail critique au sens strict, à juste titre désigné comme une des pierres angulaires d’un possible essor. Succédant quinze ans après au Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question (L’Harmattan, 1996) du même auteur, Les Cinémas d’Afrique des années 2000 s’impose ainsi comme le nouvel ouvrage de référence sur l’ensemble des sujets mobilisé par le cinéma en Afrique.