Pendant le confinement, regardez des DVD! De beaux fantômes vous y attendent

Willem Dafoe dans «Tommaso» d’Abel Ferrara. |

Choix d’objets singuliers plutôt que logique de flux, les DVD sont une offre différente du streaming. Parmi les récentes parutions, on peut suivre le fil de présences venues du passé, qui hantent de manière très différente et éclairante, les temps présents.

Sans sous-estimer les offres des plateformes en ligne, il en est d’excellentes dont le nom ne commence pas par «N», les propositions des éditeurs DVD sont d’une nature différentes. Et tout comme on peut se faire envoyer des livres ou pratiquer le click and collect, on peut continuer de se procurer des DVD (ou des Blu-ray) même par ces temps qui ne courent ni ne marchent.

Parmi les belles offres survenues ces derniers mois, un bon nombre se trouve raconter, de manière à la fois poétique ou ironique –ou les deux– un monde qui semble déjà lointain, et duquel il y a pourtant bien des éléments à comprendre, pour le monde d’après quel qu’il puisse être.

À des titres et selon des modalités très variables, tous ces films, y compris les plus récents, sont comme le rayonnement fantôme d’autres façons de vivre, de penser, de désirer, de s’exprimer; façons qui avaient été détruites par le «monde d’avant» le plus récent, celui du tournant fin XXe-début XXIe siècle, avec les catastrophiques accélérations que l’on sait.

La nostalgie n’a nulle nécessité ici, personne n’envisage de retourner à ces temps d’avant le déluge globalisé/numérique/postmoderne, et heureusement. C’est libre de ce passéisme qu’il y a de multiples plaisirs autant que de multiples leçons à tirer de ces images, de ces récits, des ces inventions habitées par d’autres espoirs et d’autres angoisses, d’autres sourires aussi.

Coffret Théo Angelopoulos

7 films (Potemkine)

Sous les signes croisés de l’ironie et de la beauté, les films du grand cinéaste grec réalisés entre 1970 et 1984 racontent un monde désormais disparu, à partir de sa relation avec une période elle-même éteinte lorsqu’Angelopoulos tournait. La mémoire de la résistance anti-nazie et du combat pour la révolution écrasé durant la deuxième partie des années 1940, épopées politiques de la première moitié du XXe siècle elles-mêmes hantées par les grands mythes de la Grèce antique, redoublent aujourd’hui cet effet de profondeur et de vertige.

Avec exemplairement ces chants visuels inspirés que sont Le Voyage des comédiens, Les Chasseurs, Alexandre le Grand et Voyage à Cythère, Angelopoulos aura exploré les ressources proprement cinématographiques –espace et temps, corps et mouvement– pour redonner leur juste place aux fantômes de l’histoire, et la manière dont ils habitent la vie bien réelle des hommes et des femmes d’aujourd’hui, même si, surtout si ces derniers l’ignorent ou veulent l’ignorer.

«India Song»

de Marguerite Duras (Tamasa)

En 1973 Marguerite Duras l’avait publiée, l’année suivante elle l’a filmée, cette histoire d’amour comme un songe cruel, sans échappatoire. La douleur et la douceur venaient de bien plus loin, et la misère aussi. Cette misère qui rôde le long du fleuve, tout proche du salon luxueux où un amour impossible devient cette fleur vénéneuse, dont les ramifications s’étendent en plans aériens, en notes de piano immatérielles, et dont la corolle jaillira en cri, sur le tranchant de l’insoutenable. Incommensurables et simultanées sont la violence de la passion du vice-consul et la détresse de la femme du Gange.

Dans ce gouffre feutré et brutal, les plus beaux acteurs du monde, Seyrig, Lonsdale, inventent une incarnation sensuelle et spectrale comme jamais on ne l’avait vu. Qui a rencontré India Song n’en sortira plus, tendre et fatal sortilège auquel cette double édition (DVD et Blu-ray) avec livret simple et précis et bonus imparables rendent justice.

«Demons in Paradise»

de Jude Ratnam (Survivance)

Plus de trente ans après avoir dû fuir son pays, le Sri Lanka, en proie à la guerre civile et au massacre de membres de sa communauté, les Tamouls, Jude Ratnam revient. Il retrouve des lieux, des atmosphères, des personnes, des absents, des drames. Avec une finesse sensible et rigoureuse, le cinéaste n’accuse ni n’acquitte, mais écoute et regarde. Les violences ont été si nombreuses et de toutes parts, et pour des motivations si variées qu’il s’agit moins ici d’histoire (qui a fait quoi et pourquoi) que de géographie (des mémoires, des zones obscures, des affects enfouis, affleurants, ou au contraire érigés et faisant de l’ombre alentour).

Le cinéaste et sa caméra partagent la même qualité d’écoute, au plus près de ces villageois, de ces pêcheurs, de ces instituteurs, de ces anciens militants qui se sont entretués ou sauvés, parfois les deux, et qui habitent toujours la même région. Témoignage bouleversant sans aucun pathos sur une des tragédies de la fin du XXe siècle largement restée hors des radars de l’attention occidentale, Demons in Paradise est aussi, comme Shoah ou S21, une des très belles manifestations des puissances du cinéma pour évoquer avec exactitude les gouffres de l’histoire.

«Sátántangó»

de Béla Tarr (Carlotta)

Film-continent déployé par un des plus grands artistes du cinéma au tournant des XXe et XXIe siècle, invocation saturée des matières essentielles –la terre, l’eau, la lumière, le temps, la chair des humains et des non-humains– Sátántangó reste un surgissement archaïque et inégalé. Ses 7h30 explorent les arcanes d’un monde à la fois très situé (la Puszta hongroise) et universel, un monde intérieur, intime, rendu sensible par l’attention intransigeante aux gestes, aux regards, aux silences. Immense voyage au centre des pulsions et des inquiétudes, l’opus magnus de Béla Tarr est aussi la manifestation éclatante d’une ère révolue, celle où la réalisation d’un tel film était encore possible dans une région du monde où s’est étendue depuis la glaciation démocratique et culturelle qui menace, aussi, notre planète.

«Moscou ne croit pas aux larmes»

de Vladimir Menchov (Potemkine)

Aussi éculée soit-elle, la métaphore de la lumière d’une étoile depuis longtemps éteinte s’impose avec la (re)découverte de cette merveille d’un cinéma d’une autre époque, d’un autre monde. C’était l’Union soviétique, telle qu’au début des années 1980 la racontait Vladimir Menchov, en deux temps et trois héroïnes. Suivant la trajectoire de Katia, Lioudmila et Antonina, d’abord au sortir de l’adolescence (début des années 1960) puis une vingtaine d’années plus tard, le film accompagnait de l’intérieur les transformations de la société russe. Il le faisait, il le fait toujours avec une vitalité joueuse et attentive, portée par une sensibilité aux moments, aux détails, aux personnes y compris très passagères dans l’histoire. Ce sont ces qualités qui, bien au-delà de son intérêt d’archive, font tout simplement de Moscou ne croit pas aux larmes un grand bonheur à regarder. (…)

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Vive la vie vécue de «Tommaso»!

Willem Dafoe interprète Tommaso, qui s’inspire de Ferrara: un personnage est né. | Via Capricci

Le nouveau film d’Abel Ferrara invente le récit réaliste et imaginaire du quotidien de son auteur à Rome, grâce à une sensibilité à fleur de peau et à l’interprétation exceptionnelle de Willem Dafoe.

Parmi toutes les âneries qui circulent à propos du cinéma, l’une des plus insistantes est une fausse citation attribuée selon les cas à Fritz Lang, à Orson Welles, à Jean Renoir ou à Steven Spielberg, selon laquelle «pour faire un bon film, il faut trois choses: une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire».

C’est complètement faux, et Tommaso vient après tant d’autres en témoigner, mais avec un éclat particulier. D’histoire, il n’y en a guère dans ce film. En lieu et place, il y a… la vie –en l’occurrence, la vie de son réalisateur, Abel Ferrara, à Rome.

Pas sa vraie vie, si tant est que cela signifie quelque chose, mais un film tout entier nourri des moments, des lieux, des relations, des lumières et des espaces où il existe, où il travaille, où il aime et se dispute et se perd –souvent– et se retrouve –parfois.

Une construction appelée mise en scène

Tommaso n’est pas une autofiction, c’est plus et autre chose: l’affirmation crâne que les moments les plus quotidiens sont riches de toutes les aventures, de toutes les émotions, pour peu qu’on sache les filmer.

Il s’agit à vrai dire d’une idée qui traverse l’histoire du cinéma depuis ses origines, et dont le néoréalisme italien a offert l’horizon le plus visible: l’essentiel se joue dans le regard sur les êtres et les choses.

La beauté est là, l’intelligence du monde est là, encore faut-il construire les possibilités pour chaque spectateur ou spectatrice d’y accéder. Cette construction s’appelle mise en scène.

Tommaso (Willem Dafoe) et sa femme Nikki (Cristina Chiriac), un après-midi au parc. | Via Capricci

L’épouse de Tommaso, Nikki, est jouée par la femme de Ferrara, l’actrice Cristina Chiriac, et la petite fille du couple, Deedee, est jouée par leur fille, Anna Ferrara. Mais ce sont des personnages de cinéma, avec des noms et des actions différentes, même si habités par leur existence dans la réalité.

Tommaso, lui, n’est pas joué par Abel Ferrara mais par Willem Dafoe. Entre eux deux, il passe ce tourbillon qui circule entre fiction et documentaire, cette énergie trouble et jamais prévisible que renforce ici cette évidence: Willem Dafoe est, oui, un acteur génial.(…)

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