«Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio), en couple avec l’amour et la mort.

Fresque sombre et tragiquement réaliste, hantée de pulsions paradoxales, le nouveau film de Martin Scorsese est une œuvre majeure. Ce mercredi sortent aussi deux nouveautés dignes d’attention, et une non.

Nul besoin pour découvrir Killers of the Flower Moon de connaître le livre dont il est inspiré. Mais avoir eu le bonheur de lire l’ouvrage éponyme de David Grann permet aussi de mesurer le travail accompli par Martin Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Ses trois heures trente feront place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que se construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique.

Comme tant d’autres nations natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du XXe siècle, que les terrains archi pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des Blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou, Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent que les hommes blancs épousent des Indiennes pour mettre la main sur leur magot, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des Blancs.

Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels. | Paramount Pictures France

Dès lors se déploient simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Burkhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules.

C’est le côté polar du film, mené avec la maestria qu’on connaît à l’auteur des Affranchis, avec l’attention toute particulière qu’il porte à ce phénomène singulier: la puissance de la bêtise pour faire avancer l’histoire (dans le mauvais sens).

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs

Cette dimension policière et historique s’enrichit du fait que cette époque fut aussi celle de la naissance du FBI, dont le patron, J. Edgar Hoover (qui fut non sans un clin d’œil ironique un précédent rôle marquant de DiCaprio) saisira l’usage qu’il pourra faire de cette affaire pour imposer l’agence fédérale.

Mais ce que raconte le film ne concerne pas seulement les méfaits d’une bande de truands et l’enquête qui les a mis à jour. Il rend visible l’organisation d’un système, qui n’est rien d’autre que le réseau des pouvoirs qui structurent l’Amérique: la police, la justice, les médias, les médecins, les avocats, les banquiers, les industriels.

Le manipulateur et impitoyable William King Hale (Robert De Niro) face au représentant du FBI tout juste créé (Jesse Plemons). | Paramount Pictures France

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs: ce sont les États-Unis comme nation mafieuse et immorale qui sont ici évoqués, avec une virulence sans appel, par l’auteur de Gangs of New York.

En contrepoint, la société amérindienne dans sa version osage fait l’objet d’une attention à la fois nuancée et sans idéalisation, manifestant un tout autre rapport à l’idée d’exister, individuellement et collectivement. Et en prenant acte des effets ravageurs, chez les Amérindiens, de la collision brutale entre ces deux rapports au monde.

Toxique histoire d’amour

Enfin, et d’une manière cette fois inédite dans son œuvre, Scorsese tient la note de la relation véritablement amoureuse entre Mollie et Ernest, alors même qu’elle a compris ce qu’il trafique, et que lui continue de manigancer des meurtres contre ses proches, et de participer à la mort lente de la jeune femme.

L’ambivalence du rapport au Bien et au Mal sont certes un thème récurrent chez le réalisateur de Mean Streets, il est sans exemple qu’il se joue ainsi dans la relation amoureuse.

Grâce à un geste de cinéaste remarquable, Scorsese fait de l’héroïne indienne interprétée par une actrice peu connue le véritable centre, émouvant et complexe, de son récit. Lilly Gladstone, actrice découverte chez Arnaud Desplechin, remarquée chez Kelly Reichardt, tient avec une présence impressionnante cet emploi.

Face à elle, Leonardo DiCaprio, troublant de présence opaque, contribue à permettre que soit tenue jusqu’au bout cette ligne de crête contre-intuitive. Tandis que, en très méchant William Hale, l’histrionisme de Robert De Niro appuie dans un registre sans nuance la dimension métaphorique du propos.

Récit historique précisément situé mais valant métaphore pour les crimes innombrables perpétrés contre les Amérindiens, description de la structure fondamentalement perverse de l’organisation sociale et morale du pays, le film est aussi méditation sur la dimension par-delà le Bien et le Mal des rapports entre les humains. S’y mêlent obscurément désir physique, affection profonde et irrationnelle, et pulsion violente de ressembler à une idée du couple idéal promue par la société.

Grâce à une réalisation tendue et rythmée, toutes ces dimensions font ensemble de Killers of the Flower Moon à la fois un film haletant à suivre durant son déroulement et une œuvre qui, une fois la lumière rallumée, n’a pas fini d’habiter les esprits.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese avec Lily Gladstone, Leonardo DiCaprio, Robert De Niro

Séances

Durée: 3h26

Sortie le 18 octobre 2023

Aussi sur les écrans : «Une femme sur le toit» et «Anselm»

Sans commune mesure avec l’importance de la nouvelle œuvre de Scorsese, d’autres films attirent néanmoins l’attention parmi les sorties de la semaine. C’est le cas de Une femme sur le toit, de la réalisatrice polonaise Anna Jadowska.

Ce portrait d’une femme vieillissante, affrontant sans avoir les armes pour le faire un effondrement de son existence «modèle» d’épouse et de sage-femme, est d’une intense et juste délicatesse.

4385121.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxDorota Pomyka, impressionnante de présence dans Une femme sur le toit/La vingt-cinquième heure

Prise dans la spirale de contraintes et de menaces auxquelles elles ne sait échapper, elle passera par des actes à la fois extrêmes et dérisoires, qui témoignent, grâce aussi à la remarquable interprétation de Dorota Pomykała, d’un parcours intérieur émouvant et complexe, qui a aussi valeur de mise en évidence de processus collectifs loin de se limiter au contexte précis où se déroule le film.

Parmi les films découverts à Cannes, il faut aussi prêter attention au documentaire Anselm de Wim Wenders. C’est la deuxième fois que le cinéaste de Paris, Texas mobilise ainsi avec finesse les ressources de la 3D, après le si beau Pina en 2011. Il en fait un usage complètement différent pour accompagner un voyage dans l’univers foisonnant du peintre, sculpteur et inventeur de formes et d’espaces, qui donne son prénom au film.

En Allemagne et en France, et jusqu’à l’extraordinaire site de Barjac (Gard) où c’est un paysage entier qui est activé par un ensemble de propositions artistiques, le film accompagne la production incroyablement prolifique, diverse et ambitieuse d’Anselm Kiefer.

Capture d’écran 2023-10-14 à 17.58.52Anselm Kieffer créateur démiurge et artisan/Les Films du Losange

Le risque, avec un artiste ayant autant travaillé le monumental, y compris de manière extrêmement critique, était d’élever à l’homme, devenu célèbre grâce aux gigantesques livres de plomb, aux bibliothèques brûlées et aux titanesques peintures de paysage qui sont depuis quatre décennies parmi les œuvres les plus recherchées des grands musées du monde entier, à son tour un imposant monument; risque que pouvait augmenter le recours à la 3D.

C’est l’inverse qui se produit, grâce à la capacité de Wim Wenders (et d’Anselm Kiefer) de se tenir à échelle humaine, comme d’une proximité de voisins bienveillants qu’ils semblent être tous deux, et dont ils font aussi les spectateurs.

Avoir su tenir dans le même mouvement, à la fois lucide et affectueux, modeste et ambitieux, l’évocation d’une telle œuvre est, sans qu’il n’y paraisse, assez miraculeux.

Une femme sur le toit d’Anna Jadowska avec Dorota Pomykała

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 18 octobre 2023

Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders avec Anselm Kiefer

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 18 octobre 2023

«Une année difficile», triste impasse

Enfin, dire un mot de tristesse et de colère à propos de ce qui se profile comme le nouveau succès des réalisateurs d’Intouchables, Olivier Nakache et Eric Toledano. (…)

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Festival de Cannes Jour 5: «Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo Di Caprio), en plein effort de maintenir les conditions d’un couple et d’une famille unie

Très attendu sur la Croisette, le nouveau film de Martin Scorsese consacré aux meurtres en série des membres d’une tribu amérindienne il y a 100 ans impose sa puissance et impressionne par son ambition.

Il était en effet prudent de mettre le nouveau film de Martin Scorsese hors compétition. Dans le cas contraire, il est prévisible qu’il aurait tué le match dès sa présentation. Le cinéaste offre en effet avec son vingt-sixième long métrage une de ses réalisations les plus accomplies.

Nul besoin pour découvrir le film de connaître le livre dont il est inspiré, mais avoir eu le bonheur de lire l’extraordinaire ouvrage éponyme de David Grann[1] permet aussi de mesurer le travail accompli par Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une immense et passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit ultra précis et circonstancié des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Les trois heures trente feront bien place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que de construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich, ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

Capture d’écran 2023-05-20 à 23.57.38

Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels/Paramount Pictures France

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique. Comme tant d’autres nations Natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force.

Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du 20e siècle, que les terrains archi-pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur, ce que raconte le film.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent à des blancs épouser des indiennes pour mettre la main sur leur magot, surtout si elles venaient à décéder prématurément, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des blancs.

Dès lors se déploie simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Bukhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules comme il en pullule alors dans les environs. (…)

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«Nuestras Madres», sur les sentiers obscurs de la mémoire

Ernesto (Armando Espitia) face aux femmes venues de la campagne demander qu’il aide à retrouver les corps des victimes de la dictature. | Pyramide Distribution

Le premier film de Cesar Diaz accueille ensemble documentaire et fiction pour évoquer les effets douloureux mais vitaux d’un long passé de violence politique et de mensonges officiels.

Impressionnante et graphique, émouvante et dépourvue de sentimentalisme, la scène d’ouverture où le jeune homme nommé Ernesto assemble pièce à pièce un squelette est exemplaire du cheminement de Nuestras Madres.

Le premier long métrage de César Diaz, à bon droit récompensé d’une Caméra d’or au Festival de Cannes 2019, semble d’abord emprunter une trajectoire certes nécessaire, mais trop prévisible.

Ernesto travaille pour un organisme médico-légal opérant dans son pays, le Guatemala. Il y reconstitue les restes des innombrables victimes des dictatures militaires et des escadrons de la mort, victimes ensevelies dans des fosses communes destinées à faire disparaître la mémoire des crimes de masse qui ont ensanglanté ce pays d’Amérique centrale comme tant de ses voisins.

Le jeune homme, lui-même fils d’un desaparecido (personne victime de disparition forcée), mène une enquête personnelle en même temps qu’un travail mémoriel collectif. Il reçoit aussi des gens recherchant des corps de proches ou venues désigner l’emplacement d’ossuaires encore inexplorés.

La grande majorité de ces personnes sont des femmes amérindiennes venues des communautés villageoises, qui furent les cibles principales des exactions.

Un souffle puissant et tremblant

Très vite, c’est là, dans ces rencontres entre le garçon et les vieilles indiennes, que s’opère le beau déplacement qui donne à Nuestras Madres son souffle à la fois puissant et tremblant. Lors de ces face-à-face, dans le bureau d’une administration puis dans les montagnes et la jungle, le film accueille des dimensions essentielles et obscures, qui ont à voir avec des mystiques oubliées, et tout simplement avec la pulsion de vie.

C’est comme si le cinéaste mettait en scène les puissances de l’interaction entre fiction et documentaire pour atteindre à une forme de vérité. Ernesto est un personnage de fiction, joué par un acteur. Ses engagements et ses émotions sont la trame d’un scénario qui renvoie certes à la réalité, mais selon les ressorts d’une dramatisation classique.

La quête à la fois individuelle et collective d’Ernesto. | Pyramide Distribution

Il en va de même de la description, au demeurant nuancée, de sa famille et de ses proches, survivants urbains et éduqués de l’opposition progressiste à la longue litanie des tortionnaires au service des grands propriétaires qui ont dirigé le pays depuis le coup d’État organisé par la CIA en 1954 jusqu’en 1996, et à nouveau occupé des positions dirigeantes depuis.

Seules des informations recueillies hors du film permettent de savoir combien le récit concernant Ernesto et ses parents est en réalité proche de l’expérience personnelle de César Diaz. Il est probable que cela ait contribué à donner plus de résonance aux situations mises en scène, notamment à une impressionnante séquence durant un procès.

«Les morts sont morts»

Une autre dimension, terrible dans la réalité mais efficace cinématographiquement, ajoute à la tension narrative: sans être à proprement parler interdites, les recherches sur les crimes du passé sont sous la menace permanente des autorités et de différents pouvoirs locaux. Ceux qui s’y livrent travaillent sur une corde raide que les émotions individuelles menacent à chaque instant de rompre.

Dans un tel contexte, le romanesque le plus sombre trouve aisément de quoi s’alimenter, sans trahir des faits authentiquement tragiques. Mais il y a davantage.

La séquence du procès, avec, au centre, Ernesto et sa mère (Emma Dib). | Pyramide Distribution

Très nombreux, pour des raisons multiples et dans certains cas très respectables, sont ceux qui pourraient reprendre l’affirmation butée, douloureuse et hostile lancée par la mère d’Ernesto à son fils: «Les morts sont morts.»

Rendant une certaine forme de présence à l’être humain qui n’était qu’un tas d’ossements, la scène d’ouverture a magnifiquement montré non le contraire, mais autre chose, autrement. (…)

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