Si la diffusion de masse des films, en particulier les plus vendeurs, se fait désormais en ligne, l’édition DVD couvre un large éventail de propositions où des trésors sont à découvrir.
Youssef Chahine, 1954-1979
Le cinéma est-il «l’arme la plus puissante que l’on puisse opposer à l’ignorance et à la mystification», comme l’affirma un jour le grand cinéaste égyptien? Du moins son œuvre témoigne d’une tentative titanesque de donner chair et vie à cet espoir. Avec comme ressource une richesse moins partagée qu’on ne le croit: un amour illimité pour le cinéma, sous toutes ses formes. Comme en témoigne son œuvre, le réalisateur alexandrin aura tout aimé du cinéma, et tout parié sur lui. Il aura aimé le réalisme et la fiction, l’engagement politique et la comédie musicale, les films de genre hollywoodiens et le cinéma populaire égyptien, les essais, le documentaire, les fresques, le néoréalisme, l’autobiographie, les actrices et les acteurs, éperdument.
Lorsqu’on rencontre ses films, la formule «le grand cinéaste égyptien» devient réductrice. Égyptien, Arabe, homme du «Sud», Chahine le fut passionnément, mais son œuvre l’inscrit sans hésitation parmi les grandes figures du cinéma mondiales, par-delà les appartenances tout autant que grâce à elles.
En réunissant, d’une façon qui semble devoir davantage à la disponibilité des droits qu’à un assemblage concerté, neuf des vingt-six premiers films de Youssef Chahine, ce coffret donne accès à quelques titres majeurs. Certains étaient déjà disponibles, à commencer par l’essentiel Gare centrale (1958), qui marque l’avènement du cinéma moderne au Moyen-Orient, et Le Moineau (1972), jalon historique du rapport entre cinéma et politique dans le monde arabe. D’autres rendent accessibles des titres importants, et déploient la diversité des formes cinématographiques mobilisées par Chahine, du mélodrame (C’est toi mon amour, 1957) à la fresque historique (Saladin, 1963).
Le coffret, qui reprend de manière un peu différente une précédente parution du même éditeur, comprend de nombreux bonus inédits, et également un livret aussi intéressant qu’étonnamment mal conçu. Malgré ses défauts, à commencer par l’absence de table des matières, celui-ci recèle de nombreuses informations passionnantes et, une fois n’est pas coutume, donne largement la parole aux auteurs arabes, notamment égyptiens.
Youssef Chahine 1954-1979 La complainte égyptienne Editions Tamasa
«La Bataille de l’eau lourde», de Jean Dréville
Du début des années 1930 au milieu des années 1960, Jean Dréville a réalisé quelque trente-cinq longs-métrages très inégaux parmi lesquels deux films importants, inspirés par la Seconde Guerre mondiale, La Bataille de l’eau lourde et Normandie-Niemen (1960), auxquels il faut ajouter ses contribution au film collectif Retour à la vie (1949), films qui ont en commun d’évoquer des aspects méconnus ou refoulés de l’histoire officielle du conflit.
La Bataille de l’eau lourde évoque une opération de la résistance norvégienne ayant permis de priver le Reich d’un produit susceptible de lui donner accès à l’arme atomique. Cet épisode authentiquement héroïque, qui inspirera plus tard le dernier film d’Anthony Mann, Les Héros du Telemark (1965) avec Kirk Douglas, est reconstitué dans le film de 1948 avec une formidable précision, qui n’enlève rien à l’intensité dramatique. La quasi-totalité des principaux protagonistes du récit est incarnée par les véritables acteurs de cette opération qui a vu deux commandos de Norvégiens traverser à ski des centaines de kilomètres de montagnes enneigées pour aller d’abord faire sauter l’usine produisant le produit lourd de menaces, puis détruire le bateau transportant les réserves d’eau lourde accumulées par les nazis. On y voit également l’inventeur du procédé de fission atomique contrôlé par l’eau lourde, le savant Frédéric Joliot-Curie, lui aussi dans son propre rôle, de chercheur et de résistant.
Film d’action, La Bataille de l’eau lourde incorpore avec maestria des images documentaires, en suivant un récit dans le style des «actualités filmées», énoncé par le journaliste Jean Marin, qui a été une des voix de la France Libre sur les ondes la BBC, et a écrit l’article ayant inspiré le film. À cet audacieux assemblage de fiction, de documentaire et de re-enactment s’ajoute la somptuosité des images sur les pentes et les cimes enneigées, dans un noir et blanc inspiré, témoignage tardif de ce que fut cet art singulier des années 1920-1930, le cinéma de montagne.
Il reste toutefois un mystère: toute la documentation en français concernant le film l’attribue au seul Jean Dréville, alors que le générique énonce une mise en scène de Titus Vibe-Müller, assisté de W. Gran, Dréville étant ensuite crédité d’une «supervision» dont on ignore la nature.

Le Norvégien Vibe-Müller était à la fois réalisateur et un monteur chevronné, et il y aurait quelque justice à lui refaire une place au crédit de ce film toujours impressionnant, soixante-dix ans après.
La Bataille de l’eau lourde de Jean Dréville (1948) Editions Montparnasse.
«Roubaix, une lumière», d’Arnaud Desplechin
Disons-le sans ambages, et sans attendre les éventuelles récompenses, prix, trophées et classements –ou absence de–, pour Roubaix, une lumière. Le film d’Arnaud Desplechin est magnifique, et le plus beau film français de 2019. À tous ceux qui auraient étourdiment oublié d’aller suivre en salle l’enquête du commissaire Daoud, cette édition offre l’opportunité d’un rattrapage salvateur, aux autres la possibilité de garder à la maison la possibilité de revoir ce joyau illuminé de l’intérieur par Roschdy Zem en flic habité d’une intelligence des êtres et des situations qui déplace tous les codes du film policier.
Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin. Le Pacte
«The Rolling Stones on Stage», de Bruno Juffin / «Shine a Light», de Martin Scorsese
Souvent gadget, l’adjonction d’un DVD à un livre aura rarement été aussi judicieuse. En 190 pages trépidantes, Bruno Juffin raconte cinquante-et-un concerts des Rolling Stones, du Marquee Club de Londres le 12 juillet 1962 au Stade Vélodrome de Marseille le 26 juin 1918, en passant par Hyde Park, Madison Square, Altamont… et le Beacon Theatre de New York, où Scorsese les a filmés. Soit tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un tel ouvrage, amour et lucidité de l’auteur, épopée rock et légende sociétale, langue fleurie et énergie haut voltage. Sans omettre la très belle iconographie, même si assez prévisible.
À cela s’ajoute la justesse de la présence du film de 2008, à l’époque injustement sous-évalué. S’il n’atteint pas le génie du film dédié par Scorsese à Bob Dylan trois ans plus tôt, No Direction Home, son Shine a Light réussit une prouesse rare, et qui fait très justement écho à l’ouvrage de Juffin: montrer, avec attention et précision, les Stones au travail. Enregistrés par seize caméras pilotées par une floppée de chef opérateurs multi-oscarisés, les interprétations sur la scène du Beacon rendent sensible comme rarement l’extraordinaire déploiement de professionnalisme, d’invention improvisée, d’obligation de refaire, et de refaire bien ce qu’ils font depuis un gros demi-siècle, l’énergie, l’humour, le travail physique…
Ni la présence en live aux concerts, ni l’écriture, ni évidemment la télé (pauvre d’elle!) ne pourraient rivaliser, seul le cinéma, et le cinéma mis en œuvre par un grand cinéaste, peut faire cela. Juffin a certainement raison de dire que nul n’expliquera jamais pourquoi ces types ont réussi si longtemps à tenir le rang unique qui est le leur. Mais Scorsese aura au moins montré un peu comment ils l’ont fait.
The Rolling Stones on Stage de Bruno Juffin, Shine a Light de Martin Scorsese. GM Editions
«Jeanne la pucelle», de Jacques Rivette
«Film», de Samuel Beckett et «NotFilm», de Ross Lipman
«Renaud Victor présence proche», Cinéma hors capital(e) n°7