Éclat et zones d’ombre de «J’accuse»

Le lieutenant-colonel Picquart (Jean Dujardin), chef du renseignement militaire, jugé pour avoir essayé de faire éclater la vérité. | Via Gaumont

La transposition à l’écran de l’affaire Dreyfus est un thriller historique mené avec maestria, où Roman Polanski suggère un très contestable parallèle avec sa propre situation.

Du 5 janvier 1895, jour de la dégradation publique du capitaine Alfred Dreyfus, au début de 1907, le film raconte avec brio et méthode une histoire qui fait partie de l’histoire de France. Mais quelle histoire?

On pourrait aussi bien poser la question en disant: qui est accusé par ce «J’accuse»? Roman Polanski accompagne en effet ce qu’on appelle «l’affaire Dreyfus», mais il le fait d’une manière très particulière.

Cette manière est, d’abord et de manière incontestable, marquée par le brio de la mise en récit, à la fois haletant (sur un canevas dont tout le monde connaît l’issue), très riche en notations précises et en figures secondaires, et remarquablement rythmé.

Il bénéficie également d’une interprétation impeccable, à commencer par son acteur principal, Jean Dujardin, qui prouve ici à qui en douterait l’ampleur et la diversité de son talent.

Dujardin interprète le lieutenant-colonel Picquart, qui a joué un rôle décisif dans la mise à jour des malversations, manipulations et dénis de justice commis par l’armée et la justice française au cours de l’«affaire».

Suivant scrupuleusement l’enquête menée par le responsable du renseignement militaire et les principales étapes devant des tribunaux dont aucun ne reconnaîtra la vérité, le J’accuse de Polanski rappelle au moins deux faits majeurs que la perception commune de l’affaire a occulté, même si les historien·nes les connaissent très bien.

Les faits historiques et le roman

D’une part, le film rappelle que Dreyfus n’a été entièrement reconnu innocent que très tardivement, sept ans après avoir été gracié par le président de la République contre un ultime verdict judiciaire absurde (traître avec circonstances atténuantes), et qu’il n’a jamais été rétabli dans la totalité de ses droits et possibilités de carrière.

D’autre part, il remet en lumière combien toute l’affaire s’est déroulée sur fond d’un déchaînement de violence antisémite d’une grande part de la population française –violence massive et durable dont on a perdu, ou effacé, l’ampleur.

Jean Dujardin dans un rôle à la Gary Cooper ou à la George Clooney. | Via Gaumont

Au cœur du récit tel que le compose Polanski, on trouve donc Picquart –et pas Dreyfus qui, reclus à l’île du Diable, ne sait pendant quatre ans rien de ce qui se passe en métropole et n’en sera ramené que pour être, d’abord, à nouveau insulté et condamné. Louis Garrel, qu’on voit logiquement peu, donne une intense présence au capitaine juif, en particulier en ne cherchant jamais à le rendre sympathique à titre personnel.

Fondée sur des faits historiques, la manière dont est traité le lieutenant-colonel qu’incarne Jean Dujardin n’en est pas moins singulière. Personnage important de l’affaire, et personne de toute évidence digne d’estime, il devient devant la caméra du réalisateur de Chinatown bien autre chose: un héros de fiction.

Il est d’ailleurs significatif que, pour raconter cette histoire qui a fait l’objet d’un gigantesque travail de recherche depuis un siècle, le film s’inspire… d’un roman.

Celui-ci, D., de l’écrivain britannique spécialiste des romans historiques à suspens Robert Harris, également ici coscénariste, compose une relation des faits où les besoins spectaculaires et dramaturgique pèsent inévitablement.

Le combat d’un héros solitaire

Construit sur le modèle de l’homme providentiel dont Hollywood a fait un archétype aussi efficace que simplificateur, ce dispositif tend à polariser sur un seul individu une affaire qui fut autrement plus complexe et à bien des égards collective, y compris de manière conflictuelle parmi ceux qu’on va appeler les dreyfusards. (…)

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Quatre regards intenses sur les crises du monde

De multiples prises sur la diversité du monde.

Les films de Radu Jude, de Mohamed Jabarah Al-Daradji, de Mohammed Siam et d’Alassane Diago témoignent des réalités contemporaines et des ressources du cinéma.

Chaque semaine mérite son lot de lamentations sur le trop grand nombre de films qui inondent les écrans, entraînant confusion et –trop souvent– invisibilité pour des titres qui méritaient mieux. Plus rares sont les semaines où on peut à la fois se réjouir et s’inquiéter de la sortie simultanée d’un grand nombre de bons films.

C’est le cas avec l’arrivée dans les salles ce mercredi 20 février, outre Grâce à Dieu de François Ozon, de pas moins de quatre films d’un intérêt certain.

Ils viennent d’endroits très différents (Europe de l’Est, Moyen-Orient, Afrique subsaharienne), recourent à des styles et des tonalités très variées, dont la comédie noire, le mélodrame ou la chronique intimiste. Deux sont des documentaires et deux des fictions.

Mais tous racontent le monde contemporain, notre monde, un monde fait de crises: racisme, antisémitisme et populisme, guerre, terrorisme, dictature, migrations et familles détruites.

«Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares»

Le titre du film de Radu Jude est une phrase prononcée par un dirigeant roumain en 1941 à propos du massacre par ses troupes de dizaines de milliers de juifs à Odessa. Soit le plus massif, mais loin d’être le seul crime commis par le régime d’Antonescu allié aux nazis, et qui ont coûté la vie à 300.000 juifs roumains et ukrainiens et à 15.000 Roms. Des crimes niés ou extrêmement minimisés par les officiels roumains jusqu’à aujourd’hui.

Le film n’est pas une reconstitution. Il est l’histoire d’une reconstitution, spectacle sur la grand-place d’une ville qu’une jeune metteur en scène, Mariana, entreprend aujourd’hui pour commémorer ces événements.

Radu Jude accompagne la conception du spectacle, la réaction de différentes personnes –acteurs, techniciens, différents groupes de figurantes et figurants aux profils très variés– qui y travaillent, des sponsors et officiels de la ville, des habitantes et habitants appelés à en devenir les spectateurs et spectatrices. Il ne cesse de faire jouer le tragique des événements historiques évoqués et le grotesque ou la pusillanimité des situations actuelles.

Mariana est une femme, une artiste, une tête de mule. Elle est persuadée d’avoir raison, moralement, politiquement, artistiquement. Elle n’écoute personne.

Autour d’elle se déploie la sarabande compliquée des amnésies confortables, des machismes du quotidien, des égos et des paresses. Servie par une interprétation truculente, très charnelle, le ton de comédie lorgne vers la commedia dell’arte, et la parodie du monde du spectacle.

Avant de s’aventurer vers une longue séquence de discussion, tournée et jouée avec maestria, où Mariana affronte pied à pied le discours du commanditaire de la représentation.

Mariana (Ioana Iacob) entourée des figurants folklo de sa reconstitution historique.

Les dialogues brillantissimes, et servis par un interprète très charmeur, y présentent la connivence des cynismes –cynisme historique (c’est du passé tout ça), politique (vous feriez mieux de parler des crimes communistes), philosophiques (qu’est-ce au fond que la vérité?), et du spectacle (les gens veulent se distraire).

La dernière partie du film, dédiée à la représentation et aux réactions du public, réactions très différentes de ce qu’en escomptait son autrice, est un moment de comique terrifiant. Il est loin de ne concerner que le son et lumière au demeurant assez plat conçu par Mariana.

Un show du type Puy du Fou pour évoquer la Shoah porte en lui des contradictions et des impasses qu’esquisse Peu m’importe… Mais il interroge surtout, de manière douloureuse, les possibilités du spectacle –pièce ou film– à faire œuvre de mémoire.

Un «Puy du Fou» sur la Shoah?

Il interroge plus encore, au présent du retour de l’extrême droite un peu partout en Europe et singulièrement dans sa partie orientale, le socle de certitudes sur lequel trop de gens s’appuient encore, croyant évident qu’au moins certaines formules de haine et d’exclusion, antisémites notamment, sont désormais devenues inacceptables.

Radu Jude a rejoint en 2009 le petit groupe d’excellence du cinéma roumain dont les autres membres s’étaient révélés au début de la décennie. On lui doit en particulier l’admirable Aferim! qui, d’une toute autre façon, passait par l’Histoire pour questionner le présent.

Il accomplit ici avec une virtuosité qui ne s’affiche pas un remarquable travail d’interrogation politique, sur ses compatriotes, sur ses contemporains, et sur les possibilités et les limites de son art dans ce monde.

 

«Baghdad Station», de Mohamed Jabarah Al-Daradji

Sans l’avoir jamais vu, on connaît cet endroit. La gare centrale de la capitale irakienne, où se situe la totalité de Baghdad Station, c’est ce microcosme vibrant de présences qui a déjà offert sa scène à de multiples films, italiens, indiens, égyptiens, polonais, brésiliens…

La foule des voyageurs et voyageuses, les employées et employés et les forces de sécurité, mais aussi un peuple de mendiants, de voleuses, de vendeurs à la sauvette, de saltimbanques, de traficoteurs en tout genre, et un condensé de très local et d’ouverture au vaste monde.

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