Frontières du film, frontières du cinéma

63e Berlinale, J9

Révélé en août dernier au Festival de Locarno, l’extraordinaire film Leviathan de Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel n’a depuis plus quitté les programmes des grands festivals du monde entier, et cela ne semble pas près de s’arrêter. A Berlin, il est l’occasion de mettre en œuvre ce qui est devenu une des formes les plus fécondes de mutation du cinéma, l’organisation sous des formes infiniment variées de trafics entre cinéma et arts plastiques. Le grand poème organique pour grand écran des deux réalisateurs est en effet l’occasion de trois installations qui, sous l’intitulé général Canst Thou Draw Out Leviathan with a Hook ?, développent en ce sens les richesses de cette épopée matérialiste et mythologique tournée selon de procédures inédites à bord d’un bateau de pêche dans l’Atlantique Nord.

Organisée par la branche la plus expérimentale de la Berlinale, le Forum Expanded, ces trois installations accompagnent la projection du film proprement dit, toujours aussi envoutant. La première installation, He Maketh a Path Shine After Him.  One Would Think the Deep to be Hoary, est une projection selon un rythme distordu, qui ralentit et saccade le déroulement du film, désormais porté de 87 minutes à 6 heures – pas exactement un ralenti, mais une série qui semble infinie de plongées enchainées dans la matière même des images devenues muettes. Car si le film lui-même invente une relation inédite à la matière du monde, à la présence du réel où n’existerait plus de frontière entre esprit, chair, choses et éléments, les installations travaillent la même quête mais du côté de la matière des images.

C’est également ce que font les deux œuvres présentées dans un ancien crematorium berlinois, reconverti de façon assez appropriée en lieu d’accueil de fantômes. Castaing Taylor et Paravel y ont mis en place deux propositions spectrales. L’une est une projection d’images devenues quasi-abstraites, et qui pourtant se souviennent de Marey, d’immenses envols de mouettes sous la coupole d’un lieu qui fut peut-être religieux. L’autre consiste en un choix de spectres, parmi tous ceux apparus dans leurs images, comme les cinéastes les retraversaient sans fin durant le processus du montage. Ces fantômes effrayants ou grotesques, témoins des présences innombrables qui hantent leur film – c’est à dire qui hantent le monde tel que leur film est capable de le faire éprouver – sont comme les messagers (les bons critiques ?) d’un projet artistique exceptionnel.

Si l’œuvre déployée autour de Leviathan est exemplaire des ressources désormais fréquemment explorées de la circulation entre cinéma et arts plastiques, on croise également, et avec grand plaisir, d’autres mises en jeu des limites usuelles dans le champ cinématographique – ce qui n’implique nullement la disparition ou la dissolution de celui-ci, comme on aime à le rappeler régulièrement ici, récemment en appui d’un judicieux ouvrage de Jacques Aumont. Plutôt que les limites du cinéma, il faudrait parler cette fois des limites du film, comme objet construit, circonscrit, dépositaire de son sens autonome et de son régime d’énonciation.

C’est exemplairement ce que remet en question, avec légèreté, profondeur et obstination, le réalisateur coréen Hong Sang-soo. Dans une logique qui rappelle et radicalise la démarche des « collections » d’Eric Rohmer aussi bien que le diarisme sans limite de Jonas Mekas, Hong Sang-soo a transformé son activité de cinéaste en une succession de chapitres d’une sorte de carnet de notes sans fin, explorant sous des modes différents, et avec des personnages différents mais en grande partie interchangeables, les mille facettes du désir amoureux, de la trahison sentimentale, de la brutalité et de la perversité des rapports affectifs, de l’impuissance relationnelle. Après la lumineuse comédie In Another Country avec Isabelle Huppert, découvert à Cannes 2012, l’infatigable Hong revient avec une œuvre beaucoup plus sombre, Nobody’s Daughter Haewon, ce qui n’enlève rien d’ailleurs aux qualités comiques d’un réalisateur à l’humour ravageur. Le film se regarde avec un grand plaisir et non moindre intérêt pour lui-même, mais il ne prend son véritable sens qu’à l’intérieur de ce processus au long cours qu’est l’ensemble des réalisations initiées il y aura bientôt 20 ans avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puit, sans rupture de continuité depuis.

On ne pourrait évidemment en dire autant de Viola du jeune argentin Matias Piñeiro, puisqu’il s’agit d’un premier long métrage. Pourtant, sa manière – très rohmerienne elle aussi – d’enchainer des situations d’échanges de paroles entre une succession de protagonistes, féminines et très charmantes pour la plupart, sans exigence d’aucun « développement dramatique » explicite, relève de la même préférence accordée au cinéma, dans les puissances complexes et séduisantes de son avènement possible instant par instant, plutôt qu’à la construction d’un film comme architecture structurée et éventuellement bouclée. De maison en maison, voire dans le refuge provisoire de l’habitacle d’une voiture, dans une salle de répétition ou une autre destinée à l’enregistrement de musique, des filles et des garçons se parlent, avec leurs mots ou avec ceux de Shakespeare ou d’une chanson, se séduisent, se trahissent, se trompent et essaient d’exister. Dès lors qu’on entre dans cette ronde (qui n’invoque pas en vain le nom de Marcel Ophuls), un charme juste, juste au sens où la mise en scène pourrait être juste comme la musique, opère et séduit, laisse déjà attendre moins une suite qu’un rebond, une bifurcation, une relance.

Locarno 4 : attention, Leviathan

Est-ce un vaisseau spatial qui s’éloigne dans le néant ? Est-ce une ville à l’horizon dans la nuit, ou un mirage de ville ? Est-ce seulement un reflet dans l’eau ? Sur l’écran entièrement noir miroitent longuement des lueurs dont on ne saurait dire si on s’en éloigne ou s’en approche. Le film est fini. Le film commence. Ou plutôt ce qui commence est le véritable effet du film : le puissant et interminable sillage que laisse ce à quoi on vient d’assister. Expérience extrême, Leviathan est encore plus fort après que pendant : il imprime une sensation à la fois étrange et familière, comme un jeu d’échos qui ne s’arrêteraient plus.

A l’origine de cette sensation exceptionnellement puissante se trouve un assemblage d’images et de sons dont on peine d’abord à identifier la nature. La citation du Livre de Job en ouverture n’apporte qu’une lumière très indirecte, qui mettra longtemps à produire quelque effet. Que perçoit-on d’abord ? Ça bouge. « Ça » bouge, mais quoi ? Objets, lumières, corps, bruits, éléments. Le début serait, sans emphase, comme une genèse, un réagencement progressif et instable de ce qui aurait d’abord été chaos informe. La mer, assurément, et le ciel, des chaines et des filets, un grand bateau de pêche tout en métal, et aussi ceux qui y travaillent d’abord à peine devinés, et ce qu’ils travaille et qui bientôt submerge l’écran, masse énorme de poissons vivants, morts. Ça bouge, gestes des ouvriers de la pêche et sursauts des bêtes capturées, mouvements mécaniques des palans et des treuils, mouvements sismiques de l’océan, élan immense et bruyant de mouettes comme un nuage de fin du monde, cheminement des nuages dans le ciel.  Tant de mouvements, différents, étrangers entre eux, étranges à nos yeux, mais composés ensemble.

C’est un poème d’image et de son que Leviathan-là, dont on ne comprend pas du tout comment il est filmé, d’où viennent ces images à nulles autres pareilles, dans l’intensité colorées des surgissements hors de l’obscurité, les formes sur-présentes de ces animaux qui agonisent, la syncope infiniment reprise du labeur qui conditionne ce qui sera bientôt fruit de mer ou filet. On songe à la musique, beaucoup, à une grande symphonie romantique mais où rien ne serait métaphore, où seul le concret, le matériel, est convié. On songe à Pacific 231, mais Honegger ne célébrait « que » les noces de la musique et de l’industrie, ici c’est aussi bien la faune et les éléments, le travail manuel, la mythologie que les machines et les formes qui s’agencent, se stimulent et se répondent. Car si Leviathan est une exceptionnelle splendeur visuelle, ou plutôt sensorielle, c’est aussi, et dans le même trajet, la manifestation d’une conception du monde comme monde. C’est à dire comme un ensemble qui contient, mais à leurs places distinctes, une multiplicité de rapports au monde, qui d’habitude s’ignorent ou s’excluent. Un « plurivers », selon l’expression forgée récemment par des philosophes, plutôt qu’un univers.

Peu à peu, il s’établira que ces images sont toutes en relation avec un bateau de pêche dont on verra comme il est habité par ceux qui y triment, mais qu’on verra aussi depuis sous la mer, ou dans le filet du point de vue des poissons à la minute de leur trépas, depuis le sommet d’un mat qui offre un point de vue d’architecte ou d’artiste conceptuel, dans le rougeoiement du sang des bêtes qui littéralement repeint le bateau et vomit sur le cosmos, ou même depuis l’écran que regarde le capitaine plongeant dans le sommeil. Images « impossibles » obtenues en ayant équipé les marins de mini-caméras fixées sur leurs front ou sur leurs membres, diffraction des regards qui n’abdique aucune exigence quant au point de vue, bien au contraire, questionnant la légitimité de chacun tout en mettant en jeu la multiplicité des manières dont pourrait être perçu cet « ici et maintenant »-là, une campagne de pêche dans l’Atlantique Nord.

Que le bateau en question soit en outre originaire de New Bedford, le port du baleinier Pequod de Moby Dick, ne fait qu’ajouter de manière subliminale une ou plusieurs dimensions supplémentaire à ce plurivers illimité, qu’habitent aussi bien sûr le Capitaine Achab, Gregory Peck et le monstre mythique qui donne son nom au film – tout aussi bien que la référence à Hobbes.

La question d’une appellation documentaire n’a juste aucun intérêt, c’est une fresque et un poème, une enquêté et un essai, un film quoi, bien qu’on ne voit guère à quel autre le film la comparer. Olivier Père, le directeur du Festival de Locarno, a fait le seul choix respectable en le sélectionnant en compétition officielle – où en même temps il irradie d’une singularité imparable. Ses auteurs, Lucien Castaing-Taylor, dont on a découvert le beau Sweetgrass en décembre dernier, et Verena Paravel, réalisatrice du remarquable Foreign Parts révélé à Locarno il y a deux ans ont tourné et recueilli ces images et ces sons en une sorte de pêche au long cours, eux aussi. Et leur film, fruit d’un montage complexe et radical à partir d’innombrable captures vivantes, est bien un monstre en effet. Un monstre brutal et infiniment émouvant.

 

 

L’ancienne voie des cimes

Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor

C’est quoi, ce film ? Un documentaire sur les moutons ? Oui ! Exactement. Et pourtant, dès le premier plan, dès qu’une brebis fixe les spectateurs, les yeux dans les yeux, quelque chose de grandiose et d’inquiétant se met en branle, et qui ne s’arrêtera plus. De l’exploitation agricole, qui pour notre imaginaire ne peut s’appeler qu’un ranch et certainement pas une ferme, aux plateaux d’altitude du Montana et retour, c’est aussi une odyssée que Lucien Castaing Taylor a accompagnée de sa caméra lyrique et attentive.

Inexplicable mais évident : il faut infiniment aimer et connaître la montagne pour être capable de la filmer ainsi – cela dépasse les questions de cadres, de mouvements d’appareil, de lumière et de durée de plan, on est plutôt du côté de la musique, d’une sensibilité aux infimes vibrations, d’une musicalité des nuages, des arbres, des roches et du vent qu’enregistre le réalisateur. Au confluent de plusieurs imaginaires, celui du western, celui de la nature sauvage, celui d’un rapport de travail et d’intelligence entre les hommes, les bêtes et les paysages, celui aussi, moins bienveillant, des relations entre masses d’individus (les moutons), figures d’autorité (les bergers) et instruments de pouvoir (les chiens), le film met en mouvement une incroyable masse d’images mentales, d’affects plus ou moins enfouis, de frayeurs et de rêveries qui viennent de loin, qu’on croyait oubliées.

Plus cowboys (sheepboys ?) que pasteurs, prolétaires d’un âge obsolète et centaures magnifiques tout à la fois, les hommes (et les femmes) que filme Castaing Taylor sont impressionnants d’efficacité face à des conditions de vie et de travail d’une extrême dureté. Colt à la ceinture et talkie walkie en bandoulière, perdus dans une immensité d’une splendeur écrasante, ils sont tour à tour démunis devant la fatigue et les fauves, rednecks macho, et aussi grands costauds capables d’appeler leur mère en pleurant dans le téléphone portable…

Aventure épique où l’horreur réelle et la comédie fantastique ne cessent de faire irruption, Sweetgrass suit pas à pas le long cheminement du troupeau vers les cimes, mais aussi l’inexorable changement des lumières du jour, du soir, de la nuit et de l’aube, les effets de la solitude et du froid, la puissance des orages, l’éclat des yeux du grizzly dans la nuit à côté des milliers d’yeux luminescents des moutons. C’est la dernière grande transhumance, ce sont les derniers praticiens d’un métier ancien et devenu insoutenable autant que non rentable. Dans le camion qui ramène à la maison John Ahern, le vieux guideur de troupeau, passe à la fois l’ombre de William Munny, le westerner has been d’Impitoyable, et celle des ouvriers de Detroit ou de Longwy sous le doigt de plomb d’un changement d’époque qui écrase les hommes. Pas un mot n’a été dit.