Alphonse (Hoji Fortuna), le photographe témoin engagé au cœur de Banzo de Margarida Cardoso.
Y aura-t-il des bons films à Noël? Oui: un songe élégant et vénéneux sous emprise coloniale et tropicale, l’évocation inspirée du destin tragique d’un grand photographe, un thriller SF et un «musical» ludique.
Noël est une poubelle. On ne paraphrase pas ici Le Père Noël est une ordure: on constate que la date du 25 décembre, dernier mercredi de l’année, sert de déversoir où s’entassent un nombre inhabituel de titres qui n’ont pas trouvé place dans l’embouteillage permanent qu’est devenue la distribution en France.
Parfois, dans les poubelles, on trouve des trésors. Ainsi, d’abord, deux films remarquables, dont on aimerait croire que le fait de concerner des Noirs n’a aucun lien avec leur relégation calendaire, sont à l’affiche. Fiction située dans les colonies portugaises au début du XXe siècle ou documentaire sur un photographe sud-africain des années 1960-80, ils sont pour le premier l’occasion de découvrir une cinéaste, pour le second l’opportunité de remettre dans la lumière d’un artiste oublié.
Il se trouve que Banzo et Ernest Cole, photographe ont aussi en commun de partager une même attention aux ressources, en partie communes et en partie différentes, du cinéma et de la photo.
Sortent ensuite le jour de Noël deux films de genre français qui, avec une belle inventivité même si dans des tonalités très différentes –la science-fiction dystopique, la comédie musicale– confirment la vigueur créative du cinéma dans ce pays. Et combien les codes des genres peuvent nourrir des propositions singulières.
«Banzo» de Margarida Cardoso
La femme du patron de la plantation dit: «Bientôt, cela fera une histoire. Et moi, je serai un personnage de cette histoire. C’est agréable, de devenir un personnage.» Bientôt, elle sera retournée à Lisbonne, dans la bonne société dont elle est issue, où elle pourra briller en racontant ce qu’elle a vécu. Les histoires, les personnages, c’est pour là-bas.
Ici, dans cette île jamais nommée (Sao Tomé), il n’y a ni histoire ni personnage: il y a le travail, la chaleur, la pluie, l’esclavage déguisé en contrat, la bureaucratie, l’ennui, le désespoir. Le personnage possible, désirable, c’était peut-être ce grand homme noir porteur de tatouages et de fierté. Mais il est tombé raide mort à la première séquence, en vue des côtes de l’île.
De cet homme, qui était peut-être son amant, et des causes de sa mort, le docteur blanc qui vient prendre ses fonctions à l’infirmerie de la plantation de cacao n’a rien à dire. Ne peut rien dire. Il fera son travail, consciencieusement inutile face à la violence réglée et policée, face au banzo, la maladie des travailleurs mozambicains qui se meurent de nostalgie du pays auquel ils ont été arrachés.
Plan après plan, avec une douceur plus coupante que toutes les brutalités de filmage, instillant une beauté vénéneuse et pourtant respectueuse des êtres, humains, animaux, végétaux, météores, fantômes, Margarida Cardoso invente une manière de filmer le colonialisme comme un poison.
Cinéaste portugaise ayant grandi au Mozambique, elle trouve dans le rapport aux lieux –jungle et rivage marin, demeure des maîtres, locaux administratifs et bâtisses misérables– une matière d’autant plus imprégnée de significations et d’imaginaire qu’elle ne s’assujettit pas à «une histoire».

Mise en scène d’un cérémonial qui, prétendant masquer l’oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l’usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution
Dès lors, des récits possibles, des légendes connues ou non, des réminiscences peuvent affleurer, fourmiller. Le docteur blanc, conscient de son impuissance, et le photographe noir, qui pour rendre perceptible l’horreur dont parlait Au cœur des ténèbres mais aussi redonner une singularité à la masse des opprimés revendique de mettre en scène des clichés, sont des relais partiels.
Ils participent de la grande invocation, volontairement fragmentaire, que devient Banzo, dont le titre désigne cette maladie délétère qui décime les femmes et les hommes astreints au travail, mais qui, indirectement, n’épargne pas les autres.
Par la composition des images et des rythmes, ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas, le film rend sensible le phénomène colonial comme pathologie, dont toutes et tous souffrent, même si de manière absolument incomparable entre qui en est victime et qui en profite.
Hiératiques et muets, vivants ou fantômes, les hommes et les femmes noires ayant refusé la domination des colons, ou s’en étant échappés, incarnent silencieusement, un peu témoins, un peu victimes, davantage résistants, l’espace mental et politique construit par la cinéaste, avec une envoûtante élégance.
Banzo
Sortie le 25 décembre 2024
«Ernest Cole, photographe» de Raoul Peck
Comment est-ce possible? Un étonnement, une incrédulité baignent le début du film. Incroyable que soit à ce point ignoré celui dont la nouvelle réalisation de Raoul Peck porte le nom.
Incroyable, la situation d’oppression et d’injustice caricaturale dans laquelle il a grandi, et travaillé jusqu’à l’âge de 27 ans, ce système aberrant qu’on appelait l’apartheid –et qui continue d’exister, ailleurs, sous des formes en partie différentes.

Une des photos d’Ernest Cole dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. | Condor Films
Incroyable la brutalité compacte du racisme auquel Ernest Cole se heurte lors de son exil aux États-Unis. Incroyable sa clochardisation, qui le mène à la mort en 1990, à seulement 50 ans. Et incroyable, aussi, ce trésor de 60.000 négatifs retrouvés dans une banque suédoise en 2017, vingt-sept ans après sa mort –et alors que la réalisation du film avait déjà commencé.
Tout en se reformulant au gré des archives et des découvertes, cette surprise et ce trouble, cette incompréhension et ce scandale courent tout au long du film. C’est-à-dire tout au long de la voix off qui du même mouvement suscite les différents niveaux de ce film palimpseste, et les relie.
Une voix qui dit «je», un «je » qui est simultanément celui du photographe sud-africain dont les images ont puissamment contribué à faire connaître la violence abjecte qui régnait dans son pays, le «je» du réalisateur, dont on reconnait peu à peu la voix, et aussi un peu le «je» de chaque spectateur et spectatrice. (…)
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