La stratégie Macron contre le Covid va-t-elle tuer la culture?

La politique actuelle du gouvernement face à la pandémie entraîne l’ensemble des pratiques culturelles collectives dans une interminable spirale, plus mortifère qu’une suspension complète mais temporaire.

Il y aura bientôt un an que paraissait ici même un article intitulé «La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma?». Ce texte s’était d’abord intitulé «Le jour où les projecteurs s’arrêteront», clin d’œil au premier grand film de science-fiction hollywoodien, Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951).

Il s’agissait alors de pointer l’extraordinaire que constituait l’interruption, presque partout dans le monde, de toutes les séances de cinéma, ce que même les guerres mondiales n’avaient jamais menacé de provoquer.

Mais ce qui est en train d’advenir en ce moment, du moins en France, est en réalité bien plus inquiétant encore, et ne concerne pas que le cinéma mais toutes les formes de culture comme pratique collective, dans les théâtres, les musées, les salles de concert ou les festivals de toute nature.

La stratégie anti-Covid adoptée par le président de la République, à savoir un entre-deux, ni confinement strict ni réouverture générale, a des raisons bien repérables, qui jouent avec le seuil d’acceptabilité de la majorité de la population, en gardant l’élection de 2022 en ligne de mire. Ça se discute, mais ça se comprend.

La culture, variable d’ajustement

Toujours est-il que cette stratégie a pour effet d’installer ce qui avait paru d’abord comme une mesure d’urgence face à une situation inédite et extrême dans une durée pratiquement indéfinie. La seule perspective de changement qu’on puisse anticiper serait pour l’instant un reconfinement plus rigoureux en cas de remontée brutale des contaminations et des hospitalisations, notamment sous l’effet des variants.

En ce cas, il s’agirait de franchir un cap dangereux mais certainement pas d’éliminer la maladie. Le risque est dès lors considérable que passé un confinement hard, on en revienne à la même situation qu’aujourd’hui, avec certains secteurs devenus des variables d’ajustement de la gestion de la pandémie.

Une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Et on voit bien désormais que la promesse d’une protection décisive ne cesse de s’éloigner, à mesure que se multiplient les problèmes d’approvisionnement et d’administration des vaccins, et les incertitudes des effets réels de ceux-ci sur les multiples formes, connues ou encore à découvrir, du virus.

Bref, l’état de semi-contrôle qui est actuellement en vigueur en France risque bien d’être parti pour durer longtemps. Pour les secteurs obligés de rester fermés, et en particulier le monde culturel, une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Le sacrifice du collectif

L’interruption des spectacles et de la vie culturelle sous ses formes collectives au printemps 2020 pouvait même avoir un effet bénéfique: en être temporairement privés rendait mieux perceptible combien nous étions nombreux à y tenir, combien c’était un plaisir et une chance d’y avoir accès.

Alors que l’interminable tunnel sombre, sans aucune lumière au bout, dans lequel nous sommes désormais contraints de cheminer est bien plus destructeur. La situation actuelle n’est plus celle du printemps dernier, ni même du clash qui a suivi l’annonce de la non réouverture début décembre.

Moins spectaculaire, plus pernicieuse, éventuellement véritablement mortifère pour certaines formes de pratiques. Puisque le mot important ici est évidemment «collectif».

Il y aura des programmes à regarder en VOD sur son smartphone, et même, il faut s’en réjouir, des livres à lire chez soi, des musiques à écouter dans son casque en allant au travail ou au lycée. Mais la spirale de décomposition lente engendrée par le semi-confinement mis en œuvre par l’exécutif ronge chaque jour tout ce qui dans les pratiques culturelles faisait lien et partage.

En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise.

Les conséquences en seront considérables, bien au-delà de la destruction massive des emplois, des revenus et des raisons de vivre des professionnels de la culture, même s’il faut aussi se souvenir que ce secteur est également une ressource importante de l’économie globale.

À cet égard, la nécessaire mise en place de dispositifs de soutien financier aux professions concernées peut d’ailleurs s’avérer une arme à double tranchant. En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise. (…)

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Imaginer le cinéma sans Hollywood

Crépuscule pour Hollywood. | Apu Gomes / AFP

L’absence de blockbusters dans les salles pour cause de pandémie ouvre la possibilité d’envisager pour le cinéma des avenirs autres que l’écrasante domination économique et esthétique promue par l’industrie lourde, et consommée sans modération.

Après Mulan, parti directement sur la plateforme VOD de Disney, la déprogrammation du nouveau James Bond, ironiquement titré Mourir peut attendre, est le deuxième coup de tonnerre le plus audible –avec en écho sinistre le report de Dune et le basculement directement sur VOD de la très attendue production Pixar pour Disney Soul. En fait, la liste est encore plus longue [1]. Et les cris d’horreur de retentir de toutes parts: le cinéma se meurt, le cinéma est mort!

Ces titres s’ajoutent à la liste de blockbusters hollywoodiens attendus pour le printemps, pour l’été, pour la rentrée 2020, et qui ne sortiront au mieux qu’en 2021. L’une des plus grandes chaînes de multiplexes aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Cineworld, a dès lors décidé de fermer complètement ses salles (536 aux États-Unis, 127 au Royaume-Uni, 45.000 salarié·es au total, une paille).

Partout dans le monde, les exploitants enregistrent des chutes abyssales de la fréquentation, entre 60 et 80% sur les neuf premiers mois de l’année. Et c’est aussi le cas en France, même si l’existence de dispositifs d’aides largement abondés par l’État, et dans certains cas par les collectivités territoriales, atténue la dureté de la chute.

En France, pays qui revendique sa diversité culturelle –en tout cas dans le cinéma–, les salles art et essai souffrent aussi, et sont plus fragiles (sans compter les salles municipales, oubliées des subsides publics), mais la perte y est moindre que pour les grands circuits, qui perdent en outre sur des à-côtés d’ordinaire très lucratifs, la confiserie et la publicité.

L’annonce du couvre-feu va encore aggraver l’état actuel des choses. Cette nouvelle configuration ne fait que renforcer les positions existantes face à la situation instaurée depuis le printemps dernier. Et rendre plus nécessaire d’envisager de réfléchir autrement.

Trois attitudes possibles

Face à cette situation, il existe en effet trois attitudes possibles. La première consiste à en tirer la conclusion d’un déclin inexorable du cinéma, au profit d’autres formes de loisirs, d’autres accès à d’autres récits et à d’autres images.

C’est la réponse paresseuse ou intéressée de nombreux commentateurs et commentatrices, qui s’empressent d’ajouter cette nouvelle version à l’interminable chronique des morts annoncées du cinéma, qui ne se sont jamais vérifiées.

Comme l’avait bien vu André Bazin, le cinéma répond à un besoin et à un désir humain, que ne comblent pas les autres formes de narration et de d’expériences audiovisuelles (qui peuvent avoir bien des qualités par ailleurs). Et dans des circonstances économiques, sociales, technologiques qui n’ont cessé d’évoluer, il n’a cessé de se réinventer, il y a de bonnes raisons de croire qu’il continuera à le faire.

La deuxième attitude consiste à tenir bon en espérant un retour aussi rapide que possible et aussi peu meurtrier que possible au statu quo ante. C’est-à-dire un cinéma défini depuis une trentaine d’années par la traduction dans ce domaine du processus général connu sous le nom de «mondialisation», et qui s’appelle Hollywood.

De quoi Hollywood est-il le nom?

Hollywood n’est pas, n’est plus principalement, le nom de ce quartier de Los Angeles désignant les productions des Majors basées en Californie. Hollywood est le nom d’un dispositif économique et idéologique globalisé, où les États-Unis continuent de peser d’un poids considérable, mais pas hégémonique.

La question se pose aujourd’hui, au regard de la situation sanitaire, politique et économique, d’une modification du poids spécifique de cette forme industrielle et commerciale dans le cinéma de demain.

L’organisation du cinéma pratiquement partout dans le monde (sauf en Corée du Nord) repose sur un ensemble de facteurs économiques et comportementaux mais aussi mythologiques, imaginaires, esthétiques, définis par Hollywood.

Et même le pays qui a le mieux organisé les possibilités d’existence d’autres manière de faire des films, la France, est profondément déstabilisé lorsque viennent à manquer les recettes des blockbusters. Recettes qui, au passage, alimentent aussi le compte de soutien du CNC, lequel contribue à la production et à la diffusion des films français et européens.

«Impur» au sens où il a constitutivement lien avec la technique, le commerce, l’art, la pensée (dans des proportions différentes selon les films), le cinéma fonctionne depuis 120 ans comme un continuum auquel contribuent, là aussi de manières inégales mais toutes nécessaires, la prospérité des grandes sociétés et l’originalité des artisan·es singulièr·es, et plus généralement la multiplicité conflictuelle d’acteurs et d’actrices très différentes.

C’est à l’intérieur de ce continuum que s’est imposé depuis la dernière décennie du XXe siècle une standardisation quasi-monopolistique des modèles (économiques, commerciaux, narratifs, visuels), qui est ce que désigne désormais le mot «Hollywood».

Les États-Unis en sont le principal lieu de fabrication, mais loin d’être le seul, tandis que la financiarisation du secteur ne connaît guère de frontière –exemplairement, si Spielberg peut aujourd’hui filmer, c’est en grande partie grâce aux géants indien Reliance et chinois Alibaba. (…)

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