La stratégie Macron contre le Covid va-t-elle tuer la culture?

La politique actuelle du gouvernement face à la pandémie entraîne l’ensemble des pratiques culturelles collectives dans une interminable spirale, plus mortifère qu’une suspension complète mais temporaire.

Il y aura bientôt un an que paraissait ici même un article intitulé «La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma?». Ce texte s’était d’abord intitulé «Le jour où les projecteurs s’arrêteront», clin d’œil au premier grand film de science-fiction hollywoodien, Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951).

Il s’agissait alors de pointer l’extraordinaire que constituait l’interruption, presque partout dans le monde, de toutes les séances de cinéma, ce que même les guerres mondiales n’avaient jamais menacé de provoquer.

Mais ce qui est en train d’advenir en ce moment, du moins en France, est en réalité bien plus inquiétant encore, et ne concerne pas que le cinéma mais toutes les formes de culture comme pratique collective, dans les théâtres, les musées, les salles de concert ou les festivals de toute nature.

La stratégie anti-Covid adoptée par le président de la République, à savoir un entre-deux, ni confinement strict ni réouverture générale, a des raisons bien repérables, qui jouent avec le seuil d’acceptabilité de la majorité de la population, en gardant l’élection de 2022 en ligne de mire. Ça se discute, mais ça se comprend.

La culture, variable d’ajustement

Toujours est-il que cette stratégie a pour effet d’installer ce qui avait paru d’abord comme une mesure d’urgence face à une situation inédite et extrême dans une durée pratiquement indéfinie. La seule perspective de changement qu’on puisse anticiper serait pour l’instant un reconfinement plus rigoureux en cas de remontée brutale des contaminations et des hospitalisations, notamment sous l’effet des variants.

En ce cas, il s’agirait de franchir un cap dangereux mais certainement pas d’éliminer la maladie. Le risque est dès lors considérable que passé un confinement hard, on en revienne à la même situation qu’aujourd’hui, avec certains secteurs devenus des variables d’ajustement de la gestion de la pandémie.

Une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Et on voit bien désormais que la promesse d’une protection décisive ne cesse de s’éloigner, à mesure que se multiplient les problèmes d’approvisionnement et d’administration des vaccins, et les incertitudes des effets réels de ceux-ci sur les multiples formes, connues ou encore à découvrir, du virus.

Bref, l’état de semi-contrôle qui est actuellement en vigueur en France risque bien d’être parti pour durer longtemps. Pour les secteurs obligés de rester fermés, et en particulier le monde culturel, une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Le sacrifice du collectif

L’interruption des spectacles et de la vie culturelle sous ses formes collectives au printemps 2020 pouvait même avoir un effet bénéfique: en être temporairement privés rendait mieux perceptible combien nous étions nombreux à y tenir, combien c’était un plaisir et une chance d’y avoir accès.

Alors que l’interminable tunnel sombre, sans aucune lumière au bout, dans lequel nous sommes désormais contraints de cheminer est bien plus destructeur. La situation actuelle n’est plus celle du printemps dernier, ni même du clash qui a suivi l’annonce de la non réouverture début décembre.

Moins spectaculaire, plus pernicieuse, éventuellement véritablement mortifère pour certaines formes de pratiques. Puisque le mot important ici est évidemment «collectif».

Il y aura des programmes à regarder en VOD sur son smartphone, et même, il faut s’en réjouir, des livres à lire chez soi, des musiques à écouter dans son casque en allant au travail ou au lycée. Mais la spirale de décomposition lente engendrée par le semi-confinement mis en œuvre par l’exécutif ronge chaque jour tout ce qui dans les pratiques culturelles faisait lien et partage.

En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise.

Les conséquences en seront considérables, bien au-delà de la destruction massive des emplois, des revenus et des raisons de vivre des professionnels de la culture, même s’il faut aussi se souvenir que ce secteur est également une ressource importante de l’économie globale.

À cet égard, la nécessaire mise en place de dispositifs de soutien financier aux professions concernées peut d’ailleurs s’avérer une arme à double tranchant. En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise. (…)

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Fermeture des lieux culturels: pour qui sonne le glas?

À Dieppe, un gérant de cinéma en colère a brûlé l’un de ses fauteuils.

La légitime colère du monde culturel face à la décision du gouvernement s’inscrit dans un contexte où c’est la place même de la culture dans le monde contemporain qui a besoin d’être reformulée.

L’annonce par le Premier ministre, le 10 décembre, que les lieux de culture (cinémas, théâtres, musées, lieux de concert) ne rouvriraient pas le 15 décembre, et plus encore peut-être les conditions de cette annonce, ont suscité une colère considérable dans les milieux concernés. Cette colère s’explique en grande partie par le fait que, jusqu’à la dernière minute, une telle décision semblait pouvoir être évitée.

Si on peut légitimement s’interroger sur une manière de procéder perçue comme d’une grande brutalité, le choix lui-même est la résultante de deux fonctionnements pour le moins discutables dans les prises de décision. Elle témoigne en effet du rôle des lobbys, ainsi que de la gestion par le pouvoir des ressentis collectifs –ou du moins de l’idée qu’il s’en fait, voire de la partie de la collectivité qu’il entend ménager. C’est le sens de la formule de Jean Castex concernant –sur un autre sujet, l’isolement des malades– «l’absence de consensus».

De toute évidence, même appuyés par la ministre en charge du secteur, les lobbys du monde culturel n’auront pas réussi à peser dans le sens qu’ils espéraient. Et la question du consensus n’a pas non plus joué en sa faveur, ou plutôt il a très probablement joué contre lui. Si personne n’est en principe «contre la culture», celle-ci ne dispose pas, ou plus, d’une suffisante légitimité pour que sa défense fasse consensus.

Un isolement destructeur

En lui refusant la réouverture, le pouvoir macronien a voulu s’éviter une multitude de réclamations supplémentaires d’autres secteurs, confiant que sa décision ne déclencherait pas de levée de boucliers au-delà des professionnels concernés. Ce qui est grave est qu’il a sur ce point raison.

Et que la manière dont les milieux culturels ont réagi, ainsi que l’écho donné à leurs réactions, ne peuvent que conforter cet isolement, isolement calamiteux pour celles et ceux qui travaillent et vivent des pratiques culturelles, mais aussi un isolement destructeur pour l’ensemble de la collectivité.

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Dessin de AUREL.

Par exemple, la belle initiative de la productrice, distributrice et exploitante Sophie Dulac publiant, gratuitement et en ligne, un recueil de textes en faveur du cinéma et de son lieu d’élection, la salle, frappe par sa composition: seul·es des professionnel·les du cinéma y disent combien celui-ci est important.

Certains textes sont très beaux et très justes, mais comment ne pas songer que l’essentiel est ailleurs: dans l’importance du cinéma, du théâtre, des expériences artistiques pour tous les autres?

C’était quoi, l’exception culturelle?

Faire droit à la réouverture des lieux culturels sans pour autant en faire bénéficier d’autres secteurs aurait pourtant été cohérent avec une doctrine que la France a souvent revendiqué haut et fort, celle de l’exception culturelle.

Mais si celle-ci est fièrement (et heureusement) défendue dans les arènes internationales, elle n’aura pas joué au moment de choix internes, qui en revanche laissent ouverts tous les magasins, ainsi que les lieux de culte. Exception commerciale et exception religieuse, donc, mais pas culturelle.

La question du consensus est importante, et le président et ses ministres savaient n’avoir pas à redouter une forte mobilisation contre ce choix. La faute en incombe largement à un air du temps où le cynisme et la complaisance pour les satisfactions régressives et addictives sont ardemment promues.

Un cinéma fermé à Paris. | Joël Saget / AFP

La survalorisation de la dite «pop culture», formule qui désigne en fait le formatage des goûts et des désirs par le marché dominant, y compris dans les lieux voués à l’éducation et à la découverte de formes nouvelles, a fortement contribué à cet état de fait.

Il y a longtemps que la légitime volonté de considérer des formes autrefois marginalisées de productions culturelles (la série B ou Z, les jeux vidéo, le tout venant des séries télé, la musique industrielle, etc.) comme devant aussi être considérées s’est transformée en domination des propositions les plus racoleuses.

Les réseaux sociaux auront évidemment contribué à amplifier ce phénomène appuyé sur la domination d’un marché où la propagande au nom du client roi valide en réalité la puissance quasi-illimitée du marketing.

Le soutien de la ministre de la Culture ne se traduit que par la nécessaire, mais bien insuffisante promesse de subventions supplémentaires.

Les professionnels de la culture ont de bonnes raisons d’être furieux. Dans la perspective d’une réouverture le 15 décembre, ils ont investi des sommes et des efforts considérables, réduits à néant par une décision annoncée à la dernière minute.

À quoi il est juste d’ajouter un facteur insuffisamment considéré: contrairement à bien d’autres secteurs, le plus souvent celles et ceux qui travaillent dans les secteurs artistiques aiment passionnément leur métier. En plus d’en faire leur moyen d’existence matérielle, la dimension affective, qui est aussi d’accomplissement personnel et collectif, compte de manière importante dans la violence de la frustration.

La souffrance des professionnels de la culture est réelle, les difficultés matérielles et pas seulement sont catastrophiques pour beaucoup, les colères qui s’expriment sont légitimes, il n’est pas question ici de les remettre en question. Il est question d’essayer de comprendre comment on en est arrivés là. (…)

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Le silence et l’impasse: la culture et les temps qui viennent

L’absence de la culture de la campagne électorale témoigne d’un véritable abandon politique. Il est urgent pourtant de s’interroger sous quelle forme ses enjeux essentiels devraient être au cœur du débat public. Paradoxalement, une polémique sur le rayonnement de la France venue des États-Unis pourrait y aider.

C’était le grand absent du premier débat télévisé de la présidentielle ce lundi 20 mars. Non, on ne parle pas ici de Nicolas Dupont-Aignan, dont plusieurs candidats ont regretté que lui et les autres écartés ne bénéficient de la même exposition médiatique, mais de la culture. Pas une question, pas une remarque, le vide. À l’image de la tonalité des débats des derniers mois.

Il faudra à tout le moins rendre grâce à Emmanuel Macron d’avoir fait réapparaître dans la campagne présidentielle un thème qui en avait entièrement disparu, la culture. En affirmant lors d’un discours à Lyon le 5 févier qu’il n’y a pas «une culture française, mais une culture en France», il s’est attiré les attaques violentes du Front national et des Républicains.

Pas sûr que Macron soit lecteur de François Jullien, mais assurément ce dernier, avec son récent Il n’y a pas d’identité culturelle clarifiait les impasses et les mensonges de ce au nom de quoi la droite plus ou moins extrême s’est dressée sur ses ergots.

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Pablo Picasso, Femme couchée lisant, 1960

Ce qui a donné au candidat d’En Marche! l’occasion presque trop facile de rappeler combien, depuis toujours mais récemment plus que jamais, la créativité et le rayonnement artistique et intellectuel, donc aussi l’influence de la France bénéficient de constants apports étrangers, hommes et femmes, formes, rythmes et récits. Cela vaut pour les grands artistes d’origines étrangères, cela vaut aussi pour les innombrables apports qui ne sont pas nécessairement associés à des noms célèbres.

L’abandon des responsables politiques

Il est pourtant douteux que la culture devienne pour autant un sujet important des débats –c’est-à-dire que l’action publique dans ce domaine soit prise en considération. Chez les politiques à l’échelon national comme local, depuis Sarkozy (mais le quinquennat Hollande n’y aura pas changé grand chose), la culture n’apparait plus guère dans les discours des responsables que comme opportunité d’opérer des coupes budgétaires en rognant sur les investissements publics.

Ce phénomène est d’autant plus absurde que la politique culturelle est globalement un succès. Le pays compte plus de musées et de théâtres que jamais, Paris propose simultanément en ce moment même au moins huit expositions de niveau international, le nombre de librairies augmente, le cinéma français bat des records de production et de fréquentation, le secteur culturel dans son ensemble est, selon un récent rapport, un important bassin d’emploi (1,3 million), et contribue de manière significative à la richesse nationale (83,6 milliards d’euros).

Ce désintérêt méprisant fait assurément partie de la vulgarité d’une époque dominée par l’infotainment et la démagogie dont les grands médias, la culture du chiffre et la majeure partie d’Internet sont les promoteurs, tendances lourdes déclinées  avec succès dans le champ politicien par les Trump, Marine Le Pen et consorts.

Interroger les effets du mot «culture»

Face à la puissance du phénomène, il peut toutefois être utile de s’interroger sur les effets du mot «culture» lui-même. Cette notion est très marquée historiquement, notamment en France, où elle a suivi une trajectoire ascendante et même glorieuse. Celle-ci part des mouvements d’éducation populaire nés dans les marges du syndicalisme, elle a connu notamment au moment du Front populaire puis dans l’immédiat après-guerre une expansion gigantesque en même temps qu’une inventivité et une diversité de formes admirables.

Comme domaine de l’action publique aux plus hauts échelons de l’État, elle est depuis près de soixante ans marquée par les figures majeures que sont André Malraux et Jack Lang, avec les leviers d’une «divinisation» de l’œuvre chez le premier, de médiatisation de l’artiste chez le seconds, qui auront été en leur temps des armes très utiles.

Mais c’est, de fait, une histoire qui appartient au XXe siècle. Et au nom même des enjeux, toujours aussi essentiels, qui ont motivé et orienté ces politiques, il est peut-être aussi temps de réinventer l’action publique, voire de la nommer autrement que du nom de «culture». (…)

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De la cour du roi à celle de l’école

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En s’en prenant dans une de ces envolées provocantes qu’il pratique avec ferveur à La Princesse de Clèves, Nicolas Sarkozy ne se doutait sûrement  pas qu’il offrirait au roman de Madame de Lafayette une nouvelle jeunesse, et une attention bien supérieure à son sort habituel. Le texte est devenu un must dans l’Education nationale parmi les enseignants soucieux de faire pièce à la démagogie présidentielle, et c’est par milliers qu’on été imprimés les t-shirts en l’honneur de la fille de Madame de Chartres. Si on cherchait quelque raison de se réjouir de la société française actuelle, qui n’en offre guère, il serait d’ailleurs possible d’y voir malgré tout quelque chose d’encourageant, dans un attachement largement partagé à des formes de culture que les médias de masse et les intellectuels affairés à flatter les basses du goût s’échinent, plus encore que les politiques en mal de complaisance populiste, à déclarer révolues. On peut d’ailleurs douter que s’il venait à David Cameron l’idée baroque de se moquer de Thackeray, ou à Angela Merkel l’improbable initiative de dauber sur Grimmelshausen, cela déclencherait le dixième des réactions suscitées par la saillie sarkozyenne contre l’un des textes fondateurs de la littérature française.

Parmi ces réactions figure en bonne place La Belle Personne, transposition contemporaine de l’ouvrage par Christophe Honoré. Mais ce n’est pas principalement en référence à l’attaque présidentielle qu’a été conçu Nous, Princesses de Clèves, le film qui sort ce mercredi 30 mars. Son réalisateur, Régis Sauder, dit avoir voulu d’abord raconter les enjeux de transmission d’un texte classique dans un contexte scolaire « difficile », en s’inspirant de l’expérience de sa femme, agrégée de lettres ayant enseigné en Seine Saint-Denis et à présent au Lycée Denis Diderot, dans les quartiers Nord de Marseille. C’est là qu’il a tourné son film, avec des élèves de première et de terminale et certains de leurs parents. Réjouissant et vertigineux est le sentiment qui nait lorsque ces jeunes gens d’aujourd’hui s’approprient le texte, le disent, le jouent, le commentent, s’en serve pour essayer de dire quelque chose de leur vie, de leurs amours, de leurs désirs et de leurs peurs, des relations avec les parents, avec l’avenir, avec la religion, avec la société.

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Le gouffre entre les mots de l’aristocratie française du 17e siècle et leur vocabulaire est immense, les points d’interférences entre ce que raconte Marie-Madeleine de Lafayette et ce qu’en font Anaïs, Mona, Cadiatou, Wafa, Abou, Chakirina, Albert, Aurore, Sarah, Manel et les autres sont innombrables et féconds. Ils le découvrent en se frottant au texte, en se le mangeant et le digérant, c’est troublant, parfois burlesque et souvent bouleversant – jusque dans ces moments où les parents se l’approprient à leur tour pour justifier le contrôle sur les enfants, retrouver dans les codes moraux qui interdisaient l’amour de la Princesse et de Nemours leurs propres règles, angoisses, affections, phobies et diktats.

Au lycée, dans les terrains vagues autour de la cité, chez les uns (les unes surtout) et les autres et au cours d’un voyage scolaire à Paris avec mémorables étapes au Louvre et la BNF, le film arpente des dizaines de pistes personnelles et très actuelles qui se dessinent ou se reconfigurent grâce à la lecture du livre de 1678. Ainsi ce travail documentaire s’inscrit très naturellement au cœur de ce qui figure parmi les plus belles propositions du cinéma français de fiction des années 2000, disons un polygone dessiné par L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, Samia de Philippe Faucon, Entre les murs de Laurent Cantet et La Belle Personne d’Honoré. Une triangulation du réel et de la fiction, de l’enregistrement et de la stylisation, qui ne se laisse assigner ni par un message ni par une exigence d’effet spectaculaire ou émotionnel, mais explore les possibles de la construction de représentations, partielles mais pertinents, du monde réel.

C’est ainsi la très grande qualité de Nous, Princesses de Clèves de ne surtout pas réduire leur relation à ses protagonistes à ce seul enjeu de la relation au texte classique. La Princesse de Clèves est un exemple, et en même tems n’est exemplaire de rien, et surtout pas d’une généralité idyllique à propos de la possible appropriation par des adolescents de textes classiques. En donnant clairement à percevoir la violence de la relation au bac, la rigidité des barrières qui séparent les « matières scolaires » de ceux auxquelles elles sont destinées, la complexité du réseau de fantasmes, de sous-estimation de soi et d’incompréhension des règles sociales dans lequel se débattent ses protagonistes, Régis Sauder désamorce toute idée simpliste quand à un usage salvateur des grands écrits classiques. La manière dont les mots d’il y a 350 ans ont fait vibrer et réfléchir des filles et des garçons d’aujourd’hui n’en est que plus émouvante et suggestive.

La toute petite musique de «la culture pour chacun»

L’objectif proclamé par Frédéric Mitterrand dans tous ses discours cache une absence d’ambition politique et une logique favorable au seul marché.

– Détail de l’installation de l’artiste Christian Boltanski, «Personnes», au Grand Palais, en janvier 2010. (REUTERS/Benoit Tessier)

Annoncé pour début février, le Forum national de la culture pour chacun organisé par le ministère de la Culture et de la Communication s’annonce comme le temps fort d’un projet politique mûri au cours de l’année qui s’achève. Utilisée avec éclat par Frédéric Mitterrand lors de ses vœux à la presse début 2010, la formule «la culture pour chacun» est devenue le slogan d’une vaste campagne qui ne cesse d’être annoncée.

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Chaque jour, dans un cinéma….

C’est un soir de semaine comme un autre. Le mercredi 16 septembre, je fais ce qui se fait chaque soir dans des dizaines d’endroits en France : je présente un film dans une salle de cinéma. Ce film-là, Les Herbes folles, œuvre légère, terrible et loufoque, et son auteur, Alain Resnais, me tiennent énormément à cœur mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici – j’y reviendrai peut-être lorsqu’il sortira dans les salles le XX novembre. Il s’agit de la circonstance.
La projection de ce soir-là est particulières, c’est une avant-première. Le cinéma où je me trouve est particulier lui aussi, il est connu de beaucoup de gens en France parce qu’il a durant des années servi de décor aux « Dernières Séances » présentées par Eddy Mitchell à la télévision (à l’époque où la télévision était encore à peu près digne de ses missions de service public). Mais aujourd’hui, Le Trianon, salle municipale dont se partagent la responsabilité les villes de Romainville et de Noisy-le-Sec, en Seine Saint-Denis, est juste un cinéma de banlieue, un peu défraichi même si pas dépourvu de charme. Un cinéma à salle unique, c’est à dire un lieu dont la survie est devenue précaire à l’ère des multiplexes.
En banlieue, en province dans des agglomérations de toutes tailles, à la campagne aussi, dans les salles de cinéma mais aussi parfois sur le terrain de foot d’une cité, parfois sur la place du marché, parfois sous le préau de l’école, parfois dans une grange et parfois dans une salle itinérante aménagée dans une caravane quand il n’existe pas de lieux adéquats, des films sont chaque soir montrés, accompagnés de présentation, de commentaires, d’invités souvent, presque toujours de débats à l’issue de la séance. Débats qui, à l’occasion, se prolongent ensuite au bistrot d’à côté s’il s’en trouve un encore ouvert, ou dans la rue si le temps le permet. Au Trianon de Romainville/Noisy-le-Sec, il y avait des petits pains fourrés et du thé à la menthe servis par une association de femmes immigrées de Romainville, et les paroles ont continué tard dans la nuit. Quinze jours plus tôt, en Corse, c’est à la belle étoile que nous avions longuement continué de parler de Dans la vie, le film de Philippe Faucon que j’avais présenté en compagnie de son auteur, dans un parc à la sortie d’Ile rousse.
Le cinéma, je veux dire le cinéma en salle, est une industrie prospère aujourd’hui. Il y a quinze ans on prédisait son effondrement, mais il enregistre désormais des résultats, en nombres de spectateurs et en rentrées financières, supérieurs à ce qu’il a connu depuis 40 ans. Toutefois cette prospérité repose sur un nombre limité de films, tandis que des centaines d’autres (la France restant le pays au monde où sont distribués des films en nombre aussi élevé et d’une telle diversité) n’apparaissent jamais dans les « box-office », ces statistiques que les journaux publient chaque semaine. Les grands médias populaires, à commencer là encore par les grandes chaînes généralistes, les ignorent.
Pourtant il existe une autre vie du cinéma, exclue des grands circuits, pas moins intense pour autant.
C’est celle qui résulte de cet activisme permanent, auquel prennent part des responsables de salles, des enseignants, des critiques, des membres d’associations pas seulement cinéphiles, des réalisateurs et d’autres professionnels passionnés par l’art qui les fait vivre (plus ou moins bien), ou des « citoyens lambda », pour de multiples raisons, qui vont du pur amour du cinéma à des engagements politiques, civiques, culturels, communautaires, religieux, d’accompagnement de groupes humains confrontés à des problèmes particuliers… Tous les soirs quelque part en France, ça projette, ca discute, ça s’engueule parfois. A quoi s’ajoutent les centaines de festivals locaux, souvent animés par une poignée de bénévoles enthousiastes, mais c’est encore mieux si cette activité permet de faire vivre au moins une partie de ceux qui s’y consacrent, parfois durant une semaine et souvent à temps plein.
Des avant-premières de films inédits, des classiques, des œuvres accompagnées par leur auteur ou leurs interprètes, des programmes complets autour d’un thème ou d’un nom : dans les salles de cinéma bien sûr, mais aussi les bâtiments scolaires, les mairies, les salles des fêtes, parfois les hôpitaux, les prisons. Ce n’est pas de la « promo » au sens habituel et commercial, c’est l’inlassable tissage d’innombrables liens, où les films sont parfois le but et parfois le moyen.
La mauvaise nouvelle c’est que cet activisme se joue de plus en plus « à l’écart », en marge des circuits du « grand cinéma », du cinéma « normal ». Il en va ici de la responsabilité de la puissance publique de faire en sorte que le cinéma puisse demeurer, comme la République, « un et indivisible ». Que pour les spectateurs de tous âges et de tous milieux il y ait continuité et non antagonisme entre le désir de découvrir un grand film à succès en salles, aux séances et tarifs habituels, et le désir de se livrer à des expériences plus aventureuses, moins balisées par le star-system, la publicité et les promotions médiatiques. D’innombrables expériences de terrain prouvent que c’est possible (on ne dit pas que c’est facile), qu’il se trouve partout et toujours des personnes pour porter de tels projets et en ce cas un public significatif pour répondre à cette offre. Seules l’idéologie du triomphe mercantile ou la paresse face à sa pression font que ici, et ailleurs, on lâche prise, et qu’alors tout se défait. Si vite que s’en est effrayant.
Mais il y a aussi une bonne nouvelle. Les personnes qui participent d’une manière ou d’une autre à ce nécessaire et toujours fragile labeur de Sisyphe, labeur si gratifiant dès lors qu’il s’exerce dans des conditions correctes (c’est-à-dire avec le soutien des divers organes, territoriaux ou institutionnels, dont ils relèvent), ces personnes sont par nature dispersées. Géographiquement mais aussi de par leur statut, qui va du professionnel à plein temps au bénévole occasionnel, en passant par d’innombrables modes de fonctionnement. Ce n’est que récemment, au cours d’Etats généraux qui se sont tenus au début de cette année, que l’ensemble des participants à ce que le jargon administratif nomme l’ « action culturelle cinématographique » s’est regroupé en un organisme commun baptisé Blac (Bureau de liaison de l’action culturelle http://blac.collectif.googlepages.com ).
L’enjeu n’est pas de multiplier les organisations et autres « machins », il est de prendre acte de la cohérence de ces innombrables micro-actions, et de leur importance au titre de ce que devrait être une politique culturelle qui ne serait pas que l’accompagnement de la prospérité des industries culturelles mais fonctionneraient selon d’autres logiques, d’autres visées, et d’autres modes d’évaluation. Pour que prolifèrent les herbes folles du bonheur du cinéma, et ainsi les possibilité de l’ « être ensemble ».
JMF