«Billie Holiday» et «Des Hommes», au risque des blessures actuelles de l’histoire

Par des chemins très différents, le film de Lee Daniels et celui de Lucas Belvaux en appellent aux ressources du cinéma pour mettre en scène des traumatismes ayant profondément affecté les sociétés où ils se sont produits, sans les simplifier.

Deux films sortent ce 2 juin en salles. Deux longs-métrages qui méritent notre attention pour ce que chacun est, mais aussi deux films significatifs pour leurs points communs comme pour leurs différences.

L’un et l’autre reviennent sur un épisode sombre de l’histoire récente de leur pays, une histoire passée mais dont les effets douloureux, voire dangereux, sont toujours bien présents. Le premier évoque une des manifestations particulièrement choquantes de l’apartheid qui sévissait aux États-Unis au moins jusqu’à l’abolition des lois Jim Crow au milieu des années 1960.

Le second concerne la dite «guerre d’Algérie», c’est-à-dire la guerre que les Algériens ont dû mener pour acquérir leur indépendance, sous l’angle de ses séquelles en France.

Billie Holiday, une affaire d’État de Lee Daniels et Des Hommes de Lucas Belvaux sont construits différemment. Le premier est une reconstitution des événements qui se sont produits dans les années 1930 à 1950 et qui ont conduit à la mort de la chanteuse noire qui donne son titre au film. Le second circule entre l’époque des «événements» sur le terrain et les traces que ceux-ci laissent dans une bourgade de province, quarante ans plus tard.

Le film de Lee Daniels est aussi, et très clairement, un film fait pour le temps de Black Lives Matter. Celui de Lucas Belvaux regarde vers aujourd’hui, et la montée du Rassemblement national où les relents jamais clairement affrontés et moins encore digérés de la défaite française jouent un rôle important, sujet qui mobilise ce cinéaste qui a déjà consacré un film à ce qui s’appelait encore alors Front national, Chez nous.

Ce qui les différencie le plus, mais contribue à leur symétrie, tient à ce que Billie Holiday est «très américain» dans sa réalisation et Des Hommes «très français».

Un sens de l’action, de la performance, du tempo pour le premier, une inscription dans des corps, des gestes, des mots habités par un passé, un rapport à un système de signes complexe pour le second. Un idéal de vitesse chez l’un, de lenteur chez l’autre, pourrait-on dire, de manière inévitablement simplificatrice. Les deux dispositifs narratifs ont des vertus et de limites, les deux ont du sens.

Mais surtout, dans l’un et l’autre film, qui chacun utilise aussi des images d’archives de l’époque à laquelle ils se réfèrent, la symétrie nait de sa capacité à ne pas se limiter au message dont il est porteur, à accueillir une complexité et des contradictions qui en font à la fois de véritables propositions de cinéma et des manières d’affronter l’histoire en déverrouillant les certitudes simplificatrices, y compris au service des meilleures causes.

Cette richesse tient aussi, dans l’un et l’autre cas, à la qualité de l’interprétation, jamais simplificatrice, de la chanteuse Andra Day dans le film américain, du trio Gérard Depardieu-Catherine Frot-Jean-Pierre Darroussin dans le film français.

«Billie Holiday», méandres d’une vie saccagée

Billie Holiday raconte la vie et la carrière de l’immense chanteuse de blues et de jazz morte en 1959 à 44 ans. C’est un biopic, mais dont le fil narratif principal et tout à fait légitime est organisé comme la guerre impitoyable que mena contre elle le FBI après qu’elle a commencé à chanter sur scène l’inoubliable Strange Fruits dénonçant le lynchage des Noirs dans le Sud des États-Unis.

Lady Day est aujourd’hui ce qu’on appelle une icône et il n’est pas étonnant qu’un documentaire d’archives lui ait été récemment consacré, Billie, qui réunissait des documents remarquables, mais absurdement dénaturés par une colorisation anachronique et falsificatrice.

La chanteuse, née Eleonora Fagan dans les bas-fonds de Philadelphie, fut aussi une personnalité complexe, torturée, ayant fait beaucoup d’erreurs dans son existence. Sans la juger, Lee Daniels montre ces multiples facettes, les dérives autodestructrices comme les choix courageux face à la violence méthodique d’un État et d’une société si profondément imprégnés de racisme. (…)

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«Les Derniers Parisiens», «Chez nous», «Madame B»: les mouvements du monde

Le film de gangster de Hamé et Ekoué, le pamphlet politique de Lucas Belvaux et le documentaire de Jero Yun sont trois manières de prendre en compte avec des moyens propres au cinéma la mondialisation, les mutations, les angoisses et les drames qu’elle suscite.

Ce devrait être une bonne nouvelle, preuve de santé et de diversité du cinéma. C’est un crève-cœur. Au moins six nouveaux films sortant sur les écrans français ce mercredi 22 février mériteraient chacun une critique en bonne et due forme. Faute de pouvoir leur consacrer à chacun un texte, on se résout à les réunir en deux articles publiés ce mardi et ce mercredi, selon un assemblage au nom d’échos qu’il est possible d’identifier pour les rapprocher, tout en étant conscient de ce que cette «mise dans le même sac» a d’abusif.

Encore est-ce faire l’impasse sur d’autres qui ne sont pas sans intérêt (Fences, Les Fleurs bleues), et sur deux œuvres majeures de l’histoire du cinéma, l’admirable documentaire politique de Chris Marker sur Israël Description d’un combat et le chef-d’œuvre de Mizoguchi Une femme dont on parle.

1.Les Derniers Parisiens,

Jouer des codes dans la ville

Il faut un peu de temps pour accepter le métissage filmique que met en œuvre Les Derniers Parisiens. Alors qu’on accompagne Nas (Reda Kateb), qui sort de prison, ambitieux et rageur, et Areski (Slimane Dazi) qui tient un café à Pigalle, méticuleux et solide, le film ne cesse de proposer deux séries de repères qui ont d’abord du mal à s’ajuster.

 

La langue, les corps, la gestuelle, et aussi la personnalité des réalisateurs, qui composent le groupe de rap La Rumeur, pointent vers la chronique des marges, dont beaucoup de jeunes gens «issus de l’immigration» comme dit le sabir politiquement correct. Les lieux et les pratiques sont imprégnés des codes du film de gangster, et en particulier de sa version parisienne, à l’ancienne, celle de Touchez pas au grisbi et de Bob le flambeur.

Nas et Areski sont frères. On ne le saura pas tout de suite, comme le film ne livrera que peu à peu les éléments de l’histoire plus large –histoire de famille, histoire d’amitiés, histoire d’amour, histoire de France– dans laquelle s’inscrivent les rebondissements de ces Derniers Parisiens.

Mi-ironique, mi-judicieux, le titre compte lui aussi, décrivant ce monde qui a changé sans que les anciens cadres disparaissent, et qui est encore en train de changer: Areski, Nas, leurs copains ou rivaux arabes, noirs, roms sont ces «derniers Parisiens», petits caïds ou arpètes, artisans durs au labeur et glandeurs impénitents. Et en même temps ils sont en danger d’être marginalisés à leur tour, par d’autres Parisiens, par la gentrification du quartier.

De scène en scène, jouant des codes du film d’action mais prenant le temps de regarder et d’écouter, bénéficiant au mieux de ces deux acteurs remarquables et qui semblent ne cesser de s’améliorer que sont Reda Kateb et Slimane Dazi, Hamé et Eboué gagnent sur tous les tableaux.

Leur histoire, débutée dans les poncifs, gagne en intensité et en originalité, tandis que c’est à la fois un microcosme (le Pigalle d’aujourd’hui), un imaginaire (le cinéma de gangsters) et un monde (la ville globale) qui se dessine.

Ce monde métissé, violent, imprévisible, où les anciens repères sont reconfigurés, est bien celui qui fait peur à toute une partie de la population française (européenne, occidentale). Et c’est sur cette peur que prospèrent les formes contemporaines de fascisme, qui s’incarnent en France dans le Front national et sa dirigeante Marine Le Pen.

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L’inconnue du port

Yvan Attal dans  38 témoins de Lucas Belvaux

Ce jour-là, ce soir-là, le monde va. Pas qu’il aille bien, mais évènements grands et petits composent sa marche, comme les immenses porte-containers entrent lentement dans la rade du Havre, comme Pierre fait professionnellement son travail de guider à bon port les mastodontes venus des quatre coins de la planète. Mais ce jour-là, ce soir-là, quelque chose est arrivé. Dans la rue calme d’un quartier calme de la ville portuaire, un crime. Un crime atroce, avec beaucoup de sang, et des cris, beaucoup de cris. Et c’est comme un coup de couteau, aussi, dans la trame des jours – ou ces mémorable quatre coups brefs sur la porte du malheur dont un autre parla naguère. Désormais il y a aura un avant et un après, inexorablement. Pierre le sait, et les autres, les 37 autres habitants aussi. Ils n’ont pas bougé quand la jeune  femme a hurlé, quand, encore vivante, elle est venue d’effondrer dans l’entrée de leur immeuble où son assassin allait l’achever. Après, ils ont dit qu’ils n’avaient rien vu, rien entendu. Tous. Pas besoin de se concerter. A peine de mentir.

38 témoins raconte cela, et ses suites. C’est une fable réelle. Elle se joue sur une scène qui ressemble à un décor et qui est la matérialité même de cette architecture véritablement moderne, celle de la reconstruction du Havre après guerre (une toute autre ville que Le Havre tout aussi réel, mais si différemment, dans le film  d’Aki Kaurismaki auquel le port normand donne son nom). Très tôt, quand la femme de Pierre, qui était en voyage ce soir-là, découvre cette situation, quand très vite on comprend le déroulement des « faits », de ce qu’on a coutume d’appeler les faits, dans la pénombre, la raideur et le mutisme admirablement suggestifs de la mise en scène et du jeu des acteurs, on voit bien qu’il s’agit d’une parabole sur l’indifférence, le repli sur soi. En effet, il s’agit de cela. Mais pas seulement, oh non !

Sans un mot plus haut que l’autre, Lucas Belvaux déploie les puissances de trouble que secrète la « situation ». Et c’est un infernal labyrinthe qui prolifère autour de cet événement. Quelque chose d’obscur et de complexe, qui prendrait au sérieux la notion d’indicible, et comment ce mot renvoie aux horreurs du siècle. Faire cela – prendre au sérieux l’indicible – c’est révoquer le simplisme confortable de ceux qui jugent après, sans exonérer du tout ceux qui se sont tus. Et c’est un bloc sombre qui surgit de cette notion abstraite, l’évènement, qui fait que soudain il y aura un avant et un après, que ce qui a été a été, inexorablement, et qu’il arrive que ce soit insupportable. Un trou dans le temps, une blessure inguérissable dans les jours de la vie.

Les flics font leur boulot, ils enquêtent. La journaliste aussi fait son travail, qu’on appelle aussi enquête, bien que ce ne soit pas exactement pareil. Plus ils trouvent, plus les gouffres s’ouvrent. Des gouffres qu’on appelle « vérité », « responsabilité », « mémoire », « morale », « communauté ». Ce sont des mots abstraits, des trucs dont on parle avec des majuscules, ou si on fait philo en terminale. Mais il n’y a rien d’abstrait dans ce film, il n’y a pas de majuscule, et rien de scolaire non plus. Il y a des fleurs sur le trottoir, la masse des containers, le regard de ce voisin sur le balcon d’en face. Il y a la nuit, pas toujours le sommeil.

Ah voilà le procureur, on le reconnaît, c’est un salaud, il veut étouffer la vérité, son souci de l’ordre contre la justice est un vieux repère bien solide. Le jeune flic honnête, la journaliste intègre et obstinée, Pierre l’homme seul contre tous qui n’accepte ni le mensonge, ni la loi oppressante du groupe, tout cela aussi on le reconnaît bien. Mais voilà que les certitudes vacillent, comme l’amour entre Pierre et sa femme, et l’assurance de la justesse de qui détermine l’activité de chacun. C’est là, au-delà des nombreuses proximités superficielles, que le film de Lucas Belvaux entre en résonnance avec Simenon, avec le meilleur et le plus profond de Simenon, qui n’a pas grand chose à voir avec la pipe de l’inspecteur Maigret : une « comédie humaine » qui nourrit une métaphysique sans dieu. Et si le scénario est adapté d’un roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, c’est tout autant aux enjeux et complexités contemporaines de L’Ere du témoin d’Annette Wiewiorka que cet enchainement fatal fait songer. Jusques et y compris dans cette situation extrême de la reconstitution, qui sous la procédure policière et judiciaire fait surgir l’immense question de la représentation, qui est aussi, et évidemment, une question de cinéma, de mise en scène.

La mise en scène affirme d’emblée ses choix, stylisation et chorégraphie, parti pris des rythmes et des corps. Espaces, lumières, couleurs dépassent la supposée séparation entre réalisme et théâtralité, les lieux, les meubles, les voix, les gestes ont une disposition et une épaisseur qui jamais ne perdent l’ancrage dans la matérialité du quotidien et des pratiques, jamais ne s’y enferment. Filmés à égalité avec ce qui les entoure (les choses d’une vie de tous les jours qui n’est plus la vie de tous le jours depuis ce fameux soir), les comédiens sont tous admirables. Pour la deuxième fois après le remarquable Rapt, Yvan Attal (Pierre) filmé par Lucas Belvaux confirme une puissance et une intériorité exceptionnelles. C’est peut-être le plus beau rôle qu’ait jamais incarné Nicole Garcia (la journaliste), et sans hésiter la meilleure apparition à l’écran de Didier Sandre (le procureur) – mais Sophie Quinton (la femme de Pierre), François Feroleto (le policier) et Natacha Régnier (la voisine) sont à l’unisson.

Par sa puissance et sa noirceur autant que par son argument, le film peut faire penser au Corbeau. Mais c’est peu à peu l’exact contraire du film de Clouzot, et de sa misanthropie finalement simpliste et fausse, même si servie par d’impressionnants moyens, qui émane du film. Une générosité sèche, une compassion sans pathos pour les humains comme ils sont, dans le monde comme il va. Après La Raison du plus faible et Rapt, Lucas Belvaux  ne cesse de confirmer, jusqu’ici sans toute la reconnaissance qu’il mérite, qu’il est un cinéaste au plus haut, au plus beau sens du mot.