L’impossibilité de voir les autres – sur la rétrospective Lucrecia Martel au Centre Pompidou

Alors que la création cinématographique argentine est mise en danger de mort par Xavier Milei, la rétrospective consacrée à la cinéaste Lucrecia Martel au Centre Pompidou souligne l’importance d’une œuvre d’une beauté unique. Elle dévoile l’ampleur de sa mise en crise des canons narratifs et représentatifs dominants, portée par des objectifs politiques affirmés, à travers des films comme La Ciénaga et Zama.

Du 14 novembre au 1er décembre, le Centre Pompidou présente une rétrospective complète de la cinéaste argentine Lucrecia Martel. Celle-ci est apparue sur les écrans du monde au tout début du XXIe siècle, au moment où s’affirmait un « Nouveau Cinéma Argentin » extrêmement créatif malgré les conditions fragiles dans lesquelles il est né, alors que le pays connaissait une instabilité politique extrême.

Aux côtés de Lucrecia Martel, Pablo Trapero, Lisandro Alonso, Martin Rejtman, Daniel Burman, Fabian Bielinski, Albertina Carri ont été les principales figures de ce mouvement fécond, même s’il n’a pas perduré autant qu’on aurait pu l’espérer – outre Martel, vingt ans après seul Lisandro Alonso poursuit un parcours marquant. Depuis, le pays avait vu l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes, sous l’égide du collectif El Pampero dont Laura Citarella (Trenque Lauquen, 2023) est la figure la plus importante.

Mais l’arrivée au pouvoir à Buenos Aires du démagogue d’extrême droit Javier Milei, qui a fait de la culture une de ces cibles de prédilection, a mis en danger de mort l’ensemble de la création cinématographique argentine, malgré des formes de résistance qui s’organisent notamment avec le soutien d’autres pays, latino-américains et européens. C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit la présentation de l’ensemble du travail d’une cinéaste non seulement majeure à l’échelle de son pays, et du continent sud-américain, mais porteuse de propositions formelles inventives et engagées, d’une importance décisive de manière plus générale.

Quantitativement peu fournie, l’œuvre filmé de Lucrecia Martel se compose principalement de quatre longs métrages, La Cienaga (2001), La niña santa (2003), La Femme sans tête (2008) et Zama (2017). Les trois premiers constituent la « trilogie de Salta », puisque situés dans cette ville la ville du nord-ouest de l’Argentine où la réalisatrice est née en 1966 et a grandi, et où elle est retournée vivre récemment. Sans être autobiographiques, ils se situent dans le milieu où elle a grandi, une bourgeoisie provinciale structurée en clans familiaux, à la fois ultra-conformiste et traversée de forces obscures, et où la religiosité catholique joue un rôle majeur.

Très différent en apparence, Zama est un film d’époque dont l’histoire, épisode de la colonisation espagnole à la fin du XVIIIe siècle autour d’un fonctionnaire du Vice-Roi des Indes qui attend indéfiniment sa mutation et se partage entre expériences sentimentalo-sexuelles décevantes et expédition militaire calamiteuse, est une adaptation d’un roman du même titre publié par l’écrivain et journaliste Antonio Di Benedetto au début des années 1950.

Lucrecia Martel travaille depuis plus d’une décennie sur un long métrage documentaire provisoirement intitulé Chocobar, du nom de Javier Chocobar, jeune leader de la communauté de Chunchagasta assassiné en 2009 près de la ville de Tucuman par un homme prétendant être le propriétaire des terres de ce peuple autochtone. Cela s’est passé à 300 km au sud de Salta, sa ville, la cinéaste a clairement indiqué que, sur la base de ce crime, elle a l’intention d’utiliser les moyens du cinéma « pour réfléchir à la construction de discours racistes et oppressifs qui permettent à des crimes comme celui-ci de se poursuivre en Argentine en particulier et en Amérique latine en général ».

Plusieurs fois annoncé, le film a sans cesse été remis sur le métier, au gré de nouvelles approches qui tiennent pour partie à l’accès à de nouveaux documents et à de nouvelles informations, et pour partie, selon les dires mêmes de la cinéaste, à l’invention pas à pas de nouvelles manières de mobiliser les ressources de cinéma en relation avec les enjeux concernés. Elle déclarait ainsi récemment : « J’ai pensé mille formes pour ce film. Jusque-là, mes fictions restaient très proches du scénario initial. J’ai écrit avec María Alché [NDLR : actrice principale de La niña santa, qui a réalisé récemment un premier long métrage, La familia submergida ] de nombreuses versions du scénario de Chocobar. Ce n’est que maintenant, à distance de ces scénarios, que je commence à comprendre ce qu’est ce film. J’ai été disposée à changer d’idée à chaque fois que je voyais qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. Je ne pensais pas avoir la force de recommencer ce long métrage près de quatre fois ! C’est un processus fascinant marqué par l’urgence à donner, non pas une réponse à ce qui s’est passé, car ce n’est pas dans mes moyens, mais une visibilité à la communauté. En même temps, par-delà cette urgence, il y a un problème intime qui m’appartient : la culture coloniale ancrée au tréfonds des Argentins blancs. Il ne s’agit pas tant de savoir ce que ressentent les indigènes, mais ce que nous avons fait de l’autre côté pour qu’un crime comme celui commis contre Chocobar ait été possible. Si nous mettons autant de temps à faire Chocobar, ce n’est pas parce que le sujet est difficile, mais parce qu’il est difficile de comprendre précisément quel est notre problème à nous, cinéastes, scénaristes, producteurs[1]. »

Toutefois l’œuvre filmé de l’autrice de La Cienaga ne se limite pas à la forme consacrée du long métrage. Les huit courts métrages, clips et vidéos destinées à Internet présentées dans le cadre de la rétrospective témoignent d’une inlassable recherche sur le langage cinématographique, dans des formats très variés et selon des approches elles aussi renouvelées. Parmi elles, les relations entre image et son, et les puissances encore sous-estimées des aspects sonores au cinéma font l’objet d’une attention particulière, dont témoigne aussi une partie significative de l’entretien qui figure dans le livre publié à l’occasion de la rétrospective au Centre Pompidou, Lucrecia Martel, la circulation sous la direction de Luc Chessel et Amélie Galli, aux Éditions de l’œil, entretien dont une partie figure sur le site du Centre Pompidou.

Les films et la réflexion permanente sur les films

Et même si la durée totale de son œuvre filmée reste assez limitée au cours de ses plus de trente-cinq ans d’activité depuis ses débuts, elle est une des cinéaste apparue au XXIe siècle dont le travail a suscité une des plus significatives attentions critiques et cinéphiles, notamment dans les festivals, et aussi dans le milieu universitaire – surtout hispanophone et anglophone.

Cette attention répond aux apports singuliers de la mise en scène telle qu’elle Lucrecia Martel la conçoit, et qui s’avère porteuse de propositions inédites, en phase avec les principaux enjeux esthétiques et politiques de ce temps. Depuis la découverte de La Cienaga en 2001, immersion dans un microcosme familial dysfonctionnel aux multiples protagonistes filmés selon des approches (d’angle, d’occupation du cadre, de netteté, de hors champ, de ruptures narratives, de changements de tonalités…) inédites, la cinéaste argentine s’est imposée comme une figure de proue, sinon la figure de proue d’une remise en cause, dans le champ cinématographique, de la notion même de point de vue.

Artiste audacieuse dotée d’une claire intelligence de ce qui est en jeu dans le dispositif cinématographique lui-même et de la façon dont il répond, ou non, aux règles sociales, à leurs significations, aux attentes du public, elle n’a cessé d’expérimenter des manières inédites de filmer – « filmer » désignant ensemble l’écriture de scénario, le choix des interprètes et la manière de travailler avec elles et eux, le travail sur l’image, le son et le montage. La légitime attention soulevée par son travail l’a amenée à largement commenter sa pratique, son contexte, ses horizons. À côté du livre Lucrecia Martel, la circulation, premier ouvrage en français la concernant, une compilation de ses nombreux propos et écrits offriraient un complément de compréhension de l’ampleur et de la richesse de ses approches du cinéma.

On y perçoit, tout comme en regardant ses films, une conscience aiguë des liens puissants, d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas apparents, entre questions relatives aux classes sociales, aux ethnies, au genre et à l’héritage postcolonial et les choix de réalisation qui constituent le vocabulaire classique du cinéma. En actes, par ses films, et en paroles, par ses multiples textes et dans ses entretiens, Lucrecia Martel a constamment interrogé et analysé en quoi ce vocabulaire reproduit et renforce un système oppressif général qui se traduit par des inégalités de classes, de genre, de race.

Le triple verrouillage moderne

Elle n’est bien sûr pas la seule à avoir exploré des langages cinématographiques alternatifs, en prenant appui sur la continuité entre objectifs politiques et esthétiques. Mais elle est l’une des rares à avoir réussi, ce faisant, à se remettre en question dans des films qui ont vocation à être distribués dans les circuits publics du cinéma, un ensemble de procédures fondamentales. Il faut pour en prendre la mesure prendre un peu de recul, et accepter d’en repasser par des généralités qui, pour être connues, ne nécessitent pas moins d’être mises à plat pour mesurer l’importance des transformations opérées.

Les codes fondamentaux de la représentation et de la narration sont bien antérieurs à l’invention du cinéma. En tant que repère historique pratique, ils peuvent être datés de 1425 et de ce qui est communément désigné comme l’invention de la perspective par Brunelleschi. Mais la question n’est pas seulement un dispositif et une procédure picturaux, aussi importants soient-ils. C’est toute la mentalité, l’ensemble des relations avec le monde en général, humain et non humain, avec les individus, les objets, l’espace, le temps qui se mettent alors en forme et contribuent massivement à définir ce que l’on appelle aujourd’hui la modernité, en particulier au sens que Bruno Latour a donné à ce mot dans Nous n’avons jamais été modernes[2].

Il s’agit bien sûr de la séparation entre ce que l’on appelle la nature et la culture, mais aussi de tout un ensemble de distinctions binaires porteuses de relations hiérarchiques, qui sont reproduites et illustrées par la façon dont les histoires sont racontées, les êtres sont montrés, et ainsi de suite. D’une manière générale, dans ce que l’on pourrait appeler le domaine de la représentation en conservant la polysémie de ce mot, la « modernité » signifie ici le triple verrou qui a défini la production visuelle occidentale depuis la Renaissance : le point de vue humain, le point de vue unique, le point de vue centré.

Plus tard, la production d’images enregistrées, d’abord fixes puis animées, par des moyens mécaniques-optiques-chimiques (photo et cinéma) a hérité des conceptions qui ont régi la construction des images depuis Brunelleschi et Alberti, ce canon esthétique résumé sous le terme de « perspective ». Sans surprise, ce point de vue humain, unique et centré a été pendant des siècles celui d’un homme blanc.

De nombreuses réponses ont été apportées, et continuent de l’être, afin de modifier ce qui structure la représentation dominante. Mais ce qui est en jeu avec l’ensemble des propositions de Lucrecia Martel n’est pas, comme c’est généralement le cas dans les alternatives aux modalités dominantes de la représentation, de substituer le point de vue d’un(e) autre (non bourgeois, non masculin, non blanc, non humain…) mais de saper ou de dissoudre ce triple verrouillage – humain, unique, centré – lui-même. Cela passe par des moyens techniques et esthétiques, mais il s’agit en fin de compte là aussi d’un état d’esprit, d’une manière d’appartenir, de se relier, de sentir et de comprendre qui va bien au-delà des procédures audiovisuelles en tant que telles.

Le scénario, les cadres, la lumière, la profondeur de champ, la durée des plans et les rythmes à l’intérieur de chacun d’eux et entre eux, le hors-champ de multiples façons, le son multicouche incluant les partitions musicales on et off, les voix et les bruits « naturels » ou pas, les surfaces réfléchissantes ou translucides (verre, miroir, tissus, ombres, etc.) font tous partie de cette perturbation générale de la structure de la perspective. Lucrecia Martel utilise l’ensemble des outils cinématographiques pour défaire la grille dominante qui organise l’espace et le temps, ainsi que les relations sociales et affectives de manière habituelle.

Significativement, il est extrêmement difficile d’illustrer un texte à propos des films de Lucrecia Martel, ou même de renvoyer de manière judicieuse à un extrait. Pour accéder à ce qu’elle fait, à ce qu’elle fait faire au cinéma, il faut regarder les films en entier. Organismes vivants complexes, ils ne se perçoivent et n’activent ce dont ils sont porteurs que dans leur entièreté. Peu nombreux sont les cinéastes auxquel(le)s s’appliquerait de façon aussi contraignante cette caractéristique.

Les piscines comme lieux critiques

L’une de ses principales façons de procéder à ce « déverrouillage » est de jouer avec la différence de nature entre les composantes visuelles et sonores, comme Martel elle-même y fait allusion dans une courte vidéo accessible en ligne, véritable micro-traité de mise en scène: Une piscine sur le côté. Avec un humour minimaliste typique de la cinéaste, les hypothèses inédites suscitées par une approche renouvelée de l’image et du son, des images et des sons, y sont suggérés de manière explicite.

Dans ses films, les piscines sont des lieux riches de sens, non seulement comme marqueurs sociaux ou pour l’usage qu’en font les personnages, mais aussi en tant que dispositif cinématographique en soi, notamment en ce qui concerne la relation entre l’image et le son – ce qui est très présent dans sa trilogie, mais aussi dans certains courts métrages, et qui atteint un point culminant dans le très étrange Poissons (qui fait partie du programme montré au Centre Pompidou).  (…)

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Folies de «Zama», de « L’Empire de la perfection», de «Paranoïa» : trois fois la beauté du geste au-delà du genre

Le songe exotique d’un conquistador perdu, les noces fécondes du tennis, du cinéma et du génie égotiste, le délire de persécution, la possessivité maladive et la perversité du système de santé américain offrent trois propositions mémorables.

Photo: Une image de Zama, le film hypnotique de Lucrecia Martel.

À nouveau une semaine riche en belles propositions de cinéma, avec la sortie ce 11 juillet de trois films aussi mémorables que divers. S’ils ont malgré tout un point commun, c’est d’appartenir chacun à un genre cinématographique –respectivement la reconstitution historique, le documentaire sportif et le film d’horreur psychologique– et de subvertir les lois du genre concerné.

L’opération, si elle n’est pas neuve par elle-même, est particulièrement digne d’intérêt en ces temps de médiocrité régressive, où on finira bien par constater la relation entre les éloges appuyés des conventions, de la série (principe de base de l’industrie), du nanar pour ado crétin et fier de l’être, et la prolifération actuelle des diverses formes de populisme et de fascisme.

Si nombre des plus grands films de l’histoire du cinéma sont des films de genre, la glorification du genre, de la formule, du système codé de références d’emblée partagé n’en est pas moins un carcan mental confortable, vécu comme protecteur au même titre que la tradition et les frontières.

Aux antipodes de cette servitude volontaire, et au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur manière de déplacer ou de miner de l’intérieur les règles des genres dont ils relèvent fait la valeur stimulante de ces trois œuvres.

Zama, au cœur des ténèbres

Zama est le quatrième film d’une grande cinéaste, fleuron de cette Nouvelle Vague argentine qui a ravivé les écrans mondiaux au début du XXIe siècle. On connaissait Lucrecia Martel pour des œuvres aux confins du rêve éveillé, manière très personnelle d’interroger l’inscription dans le monde réel des personnes et des groupes à partir du point de vue d’un personnage féminin.

Neuf ans après La Femme sans tête, elle réapparait avec un film (apparemment) très différent: un récit historique, adapté du roman éponyme d’Antonio Di Benedetto.

Au XVIIIe siècle, dans une colonie espagnole d’Amérique du Sud, un noble désargenté attend sans fin la lettre du vice-roi qui lui permettra de rentrer en Espagne où l’attend sa famille. Lorsqu’on le découvre, planté face à la mer, on se demande s’il est une figure historique ou un acteur déguisé. Dans le tourbillon qui va suivre, la question ne disparaitra jamais entièrement.

Aristocratie coloniale arrogante et en voie de décomposition, bandits plus ou moins mythiques, esclaves détenteurs de forces obscures, indigènes aux mœurs étranges, animaux et plantes exotiques défiant les règles et la vraisemblance peuplent ce récit aux franges du fantastique.

Moins héros d’un récit d’aventure que point de croisement des violences, des appétits, des préjugés et des angoisses de son milieu, le juge Don Diego de Zama est une figure à la fois dérisoire et inquiétante. (…)

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